VUE DU CIEL, LA TERRE EST PLUS GRANDE
La vision de l’Autre, qu’il s’agisse d’une figure allemande ou française, paraît avoir subi peu de changement chez Tourguéniev durant la période examinée. Seules quelques évolutions somme toute mineures viennent rompre le continuum de l’image globalement peu nuancée et parfois – dans le cas des Français – peu reluisante de l’Autre, telle que celle-ci transparaît à la lecture des lettres de l’écrivain. Heureusement, sur le plan littéraire, Tourguéniev sut exploiter la diversité des univers culturels auxquels il avait accès à cette période de sa vie. Cet élargissement de l’horizon géographique et ethnographique littéraire passe chez lui, ainsi que nous allons l’examiner à présent, par une transgression des frontières du réel et une prise du recul par rapport aux différents pays, dans une tentative d’offrir (et de s’offrir) une vue plus globale, souvent vertigineuse, de espace géographique littéraire (et réel) européen. Les années que Tourguéniev passa à Baden-Baden comptèrent certainement parmi les plus heureuses, ou en tout cas les plus apaisantes de sa vie ; elles furent remplies de certitudes, de passe-temps agréables, d’un relatif bien-être physique et moral. Peu habitué à ressentir autant de satisfactions à la fois, Tourguéniev semble au début se laisser vivre et mettre sa plume de côté… Le confort badois fait taire l’inspiration de Tourguéniev, les lettres de l’écrivain en témoignent, comme celle-ci, adressée à Vassili Botkine.
Tout distrait l’écrivain de l’exercice de sa plume ; même le beau temps et l’éveil de la nature au printemps, particulièrement délectable à Bade, l’empêche de se concentrer : « Le printemps est radieux ici : aussi ne travaillé-je guère – ou plutôt ma paresse est enchantée de ce prétexte»1167. La période d’inactivité ne fut pas très longue cependant : le calme de Bade se révéla en fin de compte tout aussi propice à l’écriture qu’au repos. Plus d’une dizaine d’œuvres furent écrites par Tourguéniev entre 1863 et 1870 : récit, nouvelles, souvenirs et un roman, Fumée. Lorsqu’on lit les œuvres d’Ivan Tourguéniev de cette période, dans l’ordre où elles virent le jour, on ne peut que s’étonner de la diversité des genres, des sujets, des tons qu’elles présentent. La chronologie de l’œuvre de cette période dévoile que, tout comme par le passé, l’écrivain travaillait de façon régulière, quoique par intermittences. Le début de son séjour badois fut marqué par l’écriture de trois récits très différents : « Apparitions », « Assez ! » et « Le Chien ». « Apparitions », conçu par Tourguéniev dès 1855, écrit principalement au début des années 1860 et terminé à Baden-Baden en juin 18631168, fut qualifié par l’auteur lui-même de « fantaisie ». Il s’agit d’un récit fantastique qui relate les rencontres nocturnes du narrateur avec un spectre, l’apparition d’une jeune femme qui s’était éprise de lui et l’entraîne dans ses pérégrinations à travers l’espace et le temps. En même temps qu’il terminait « Apparitions », Tourguéniev travaillait à un autre récit, « Assez ! », d’une facture également tout à fait inédite pour lui. Complété par le sous-titre Extraits des notes d’un artiste décédé, « Assez ! » est une œuvre philosophico-lyrique et l’un des écrits les plus personnels de Tourguéniev. À travers le carnet d’un homme, un artiste disparu ainsi que le précise le sous-titre du récit, le lecteur découvre la chronique morcelée de sa relation amoureuse et du déchirement émotionnel qui s’ensuivit.
« Le Chien » quant à lui fut imaginé par Tourguéniev à la fin des années 1850 et rédigé au printemps 1864. Il s’agit d’une autre nouvelle fantastique, très différente cependant d’« Apparitions », avant tout par un ancrage plus « réaliste » de l’histoire qui y est relatée. Porphyre, un ancien hussard, propriétaire terrien dans la région de Kalouga, est témoin d’un phénomène étrange : chaque soir au coucher, il croit entendre un chien remuer en dessous de son lit, et lorsqu’il consulte un sage pour connaître le sens de ces manifestations de l’étrange, celui-ci lui conseille de faire acquisition d’un chien, car, considère-t-il, il s’agit là d’un avertissement émanant des forces bienveillantes à Porphyre. Quelques années plus tard, le chien de Porphyre, appelé Trésor, sauve miraculeusement son maître au prix de sa vie : la prophétie se révèle juste en prouvant l’existence de surnaturel. Après ce « triple tir » inédit et inhabituel pour le talent fondamentalement réaliste de l’écrivain, on serait tenté de croire que l’inspiration tourguénievienne prenait une direction différente.