« VILLE CRUELLE » : LUEUR ET LEURRE

« VILLE CRUELLE » : LUEUR ET LEURRE

Les villes ou les mégalopoles africaines, en tant qu’espace géographique et humain, décrites par la plupart des romanciers africains dans leurs œuvres, apparaissent comme un lieu, un environnement inhospitalier, hostile, étranger et étouffant où l’exacerbation de l’individualisme et la lutte pour la survie tranchent radicalement avec la vie communautaire de la campagne. En ville, comme le souligne Maina, l’un des protagonistes de Kill Me Quick, chacun vit pour soi : « everybody minded his own business and none noticed the other. Not as a fellow human being anyway. Everybody had his part to play in the game of life and everybody did just that » (p. 8). Nairobi, la capitale kényane, qui sert de décor et de cadre à l’intrigue des trois romans (Kill Me Quick (1973), Going Down River Road (1976) et The Cockroach Dance (1979) de Meja Mwangi est qualifiée de « cruelle », d’ « étrange » et de « terrifiante » : les gens y sont indifférents et affairés. Nairobi ressemble à nouveau monde : « a new strange world way out of the universe where every other human being was a rival, every car a charging beast and every building a mysterious castle » (Kill Me Quick, p. 3). Compte tenu de la concentration du secteur économique, administratif, éducatif et socio-culturel dans les villes, celles-ci attirent beaucoup de gens en quête de travail, de bienêtre et d’épanouissement. Cependant, la ville sous son aspect éclatant d’eldorado et de pays de cocagne se présente comme un piège qui se referme sur les néophytes en quête de la réalisation de leurs rêves. Tous les personnages de Meja Mwangi qui ont succombé aux lueurs de la ville sont dépeints comme des individus broyés, déboussolés et étrangers qui n’arrivent pas à comprendre ce nouveau monde. À travers une description de la vie dans les bas-fonds de Nairobi, Meja Mwangi plonge le lecteur au cœur de la déchéance des laissés-pour-compte de la société kényane. Pour Elizabeth Knight, ces trois romans de Meja Mwangi constituent un reflet de la réalité ( « a mirror of reality ») : « [ Mwangi] has […] accurately depicted the real life of « VILLE CRUELLE » : LUEUR ET LEURRE 135 Nairobi’s inhabitants, the transient workers, the down-and-outs and the underworld behind the gleaming modern façade » (1983, p. 156). Ayobami Kehinde, quant à lui, parle de l’« aesthetics of reality » (2004/2005, p. 223). En effet, dans sa peinture de la réalité sociale, Meja Mwangi accorde une importance capitale à la description minitueuse des « personnages ordinanires », de leur environnement, du cadre de l’action, de leurs caractéristiques sociales et de leur psychologie. Cette description ‘‘réaliste’’ de la vie s’inscrit dans le sillage de ce que Claire Dehon appelle le « réalisme africain ». 53 Cependant, Meja Mwangi semble plus proche du courant naturaliste qui, selon Emile Zola (cité par Jarrety, 2001, p. 284), doit « tout voir et tout peindre » – tous les milieux sociaux sont explorés – sans prétention de présenter une copie du réel. Ainsi, le naturalisme, pour Emile Zola, se défini comme « un coin de la nature vu à travers un tempéramment », celui de l’artiste. Pour s’en sortir, ces néo-citadins ne peuvent que compter sur eux-mêmes et sont prêts à enfreindre les lois. Même, s’ils sont animés, au départ, d’un bon sentiment et d’un réel désir de gagner honnêtement leur vie, la société va les précipiter dans un gouffre sans fin en les marginalisant, et ce faisant leur dénier les droits les plus élémentaires. C’est le cas de Maina et de Meja, dans Kill Me Quick, qui après leur diplôme de collège, sont partis à Nairobi pour chercher du travail. Cependant, leur quête se transforme en un chemin de croix qui les conduit vers une descente aux enfers

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La ballade des perdus » ou la descente aux enfers : « Kill Me Quick »

L’épigraphe et la dédicace de Kill Me Quick donnent le ton d’une atmosphère pessimiste où les protagonistes n’attendent plus rien de la vie car tout effort pour sortir de la misère est voué d’avance à l’échec. Le roman, dédicacé à tous ceux qui habitent dans les bas quartiers en attendant une issue fatale à leur vie de rebut, ne laisse aucune porte de sortie aux protagonistes : « this little book is dedicated to all those little Mejas still in the back streets of the city, destined to stay until they come of age, when the green van will come and whisk them off to Number Nine ». Ces locataires des bas quartiers sont submergés par une force extérieure contre laquelle ils sont impuissants. En conséquence, comme aucun espoir ne pointe à l’horizon, ils demandent tout simplement que leur souffrance et leur peine soient abrégées : Days run out for me Life goes from bad to worse, Very soon, very much soon, Time will lead me to the end. Very well. So be it. But one thing I beg of you. If the sun must set for me, If all must come to an end, If you must be rid of me, The way you have done with all my friends, If you must kill me, Do so fast. KILL ME QUICK. A l’exemple de The Beautyful Ones, Kill Me Quick s’ouvre sur un ton très pessimiste où les premières pages du roman plongent le lecteur dans un dégoût devant les conditions abominables de survie des deux protagonistes. En effet, le roman s’ouvre sur Maina et Meja 137 dans un parking vide, près d’un caniveau, dans les bas-fonds de Nairobi en train de manger des tranches de pain rassis et des fruits pourris trouvés dans les poubelles des supermarchés : There were various kinds of fruit in various stages of decay. There were also slices of stale, smelly bread and a few dusty chocolates. Some rock-hard cakes glared stonily back at them. […] The oranges were no longer orange and beautiful but a deathly grey with mould. The cakes were no longer cakes but fragments of rock, and the chocolate looked like discarded shoe polish (Kill Me Quick, p. 1, c’est moi qui souligne). Cette vie d’errance des deux garçons ressemble à celle de Faustin Nsenghimana, le jeune héros dans L’aîné des orphelins (2000) de Tierno Monénembo : Pour manger, j’escaladais la muraille du marché et avec un morceau de pelle je déterrais les restes d’arachides, de manioc et de bananes vertes pris dans la gadoue. Fallait y penser ! [… ] Je lavais ces précieux denrées dans les flaques d’eau des ornières, faisais du feu dans le tas d’immondice de la rue de l’Épargne, et le tour était joué (pp. 48-49). Aussi, Maina et Meja sont obligés d’attendre le passage des éboueurs la nuit avant d’aller dormir s’ils ne veulent pas se retrouver dans une décharge publique : The two [boys] waited by the ditch behind the supermarket for the city rubbish collectors to come around. Until then they could not sleep without the risk of ending up in that rubbish dump five miles out of the city. Whenever a night watchman or a policeman was sighted they dived into the spacious culvert to avoid having to explain that somebody had not cleaned their house yet and so they could not go home. […] Then when the vehicle had gone and there was no policeman in sight they sprinted across the road and hopped into the largest of the supermarket dustbins » (Kill Me Quick, pp. 8-9). 

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