Vers une politique globale de l’enfance
Problématiques de la question et de la période
De nombreuses études mettent en évidence la convergence, pour le moins au niveau européen, de l’émergence des politiques nationales de protection de l’enfance à la fin du XIXe et au début du XXe siècle3 . Si le XIXe siècle a vu s’affronter le modèle pénitentiaire et le modèle philanthropique, et s’il s’agissait au départ de « surveiller et punir » un enfant coupable, très vite l’enjeu devient celui de redresser, moraliser et éduquer4 . Ce que Jacques Guy Petit appelle « une troisième voie qui cherche à mieux tenir compte de l’intérêt de l’enfant et de ses possibilités de réinsertion » . La « doctrine de défense sociale » impose cette nouvelle approche, qui nécessite un nouveau regard porté sur l’enfance. La prison devient « l’école du crime ». L’enfant moralement abandonné devient le nouveau paradigme, il nécessite protection et prévention, mais aussi un arsenal répressif pour ceux que l’on juge dangereux, pervers. La naissance de cette nouvelle politique, fait émerger les premières classifications autour de la notion de discernement. Nous pouvons noter à la suite de Jacqueline Costa-Lascoux, que « Plus que tout autre thème, l’émergence de l’enfant dans le droit du XIXe et du XXe siècle, devait conduire à une inflation législative et réglementaire, à une littérature innombrable et à un appareil administratif formant excroissance sur tous les ministères. Ici, l’influence des discours scientifiques sur les techniques a été renforcée à chaque moment historique par la volonté de conduire une planification de l’avenir en modelant des êtres en développement ». Marie-Sylvie Dupont-Bouchat rappelle l’importance et le poids du mouvement international en faveur de la protection de l’enfance3 . « Les résolutions adoptées par le premier Congrès international pour l’étude des questions relatives au patronage des condamnés, des enfants moralement abandonnés, des vagabonds et des aliénés (Anvers 9) tracent les grandes lignes de cette nouvelle politique de protection de l’enfance. On y fait d’abord le procès de l’éducation pénitentiaire qu’il conviendrait, selon certains, de remplacer par le placement familial. Mais ce placement devrait être précédé d’une enquête sur la conduite et le caractère de l’enfant, la situation et la moralité des parents et ensuite un temps d’observation et d’études spéciales sur l’enfant lui-même »4 . Louise Bienvenue5 et Lucia Ferreti6 rappellent l’importance de ce mouvement international et évoquent : « Les réseaux transnationaux de protection de la jeunesse qui émergent à la fin du XIXeme siècle [] Comment la circulation des savoirs fût au fondement d’une culture commune à l’échelle occidentale ». Elles citent la déclaration de Genève du septembre sur les droits de l’enfant1 . David Niget lui aussi met en avant : « L’importance de mieux appréhender les dialectiques entre scènes internationale et pratiques locales dans l’étude des associations de protection de la jeunesse »2 . Les liens entre Jean Chazal et Henri Joubrel avec le Québec après la guerre confirment cette internationalisation. Henri Joubrel créera l’Association Internationale des Educateurs de Jeunes Inadaptés en 5. La médicalisation et la prise en charge psychologique sont engagées. Cette médicalisation de l’enfance en général et de la délinquance juvénile en particulier est à inscrire dans la lignée de l’anthropologie criminelle, dominée par la crainte de la dégénérescence et le souci d’éviter la contagion. La médicalisation de la délinquance juvénile considérée comme pathologie sociale autant qu’individuelle et familiale, s’impose. Enquête sur le milieu d’origine et ses tares, évaluation des chances de rééducation ou mieux, de guérison, individualisation du traitement, l’arsenal médical et psychologique remplace désormais les mesures proprement pénales : « Il ne s’agit plus de surveiller et punir, puisqu’il n’y a plus de coupables, mais d’observer, de traiter, de guérir » . Déjà au congrès international de Budapest en 5 on préconisait l’observation. Les notions d’enfance en danger, d’enfants moralement abandonnés, maltraités sont issues des premières grandes lois de 89 et 98 et celles-ci sont à l’origine des premières initiatives et action dans le champ social de la protection de l’enfance. Il y aura ensuite de nombreuses lois, et en France, les décrets lois du octobre marqueront une évolution importante4 . Ils nous font entrer dans la modernité d’une politique, qui désormais avancera sur ce chemin tracé par ces décrets : fin de l’emprisonnement des enfants de la correction paternelle, instauration de mesures de surveillance et d’assistance éducative à l’égard des enfants dont la santé, la sécurité, la moralité sont insuffisamment sauvegardées par les parents, dépénalisation du vagabondage, création d’établissements spécialisés .
Le rapport entre l’Etat et les associations
la société civile à l’œuvre dans un double contexte de régime autoritaire et/ou d’Etat interventionniste La France, rappelle Pierre Rosanvallon « s’est longtemps singularisée par le rôle prééminent accordé à la puissance publique dans l’organisation de la vie collective »4 . Plutôt que de jacobinisme, il préfère parler de « culture politique de la généralité ». Et son travail consiste à mettre en évidence, l’irruption de la singularité associative au sein de cette généralité qui va produire ce « jacobinisme amendé » dont l’objet de ce travail, la Sauvegarde, est un exemple parmi d’autres. Cet objet historique qu’est « la Sauvegarde », ouvre la problématique du rapport entre l’Etat, ici le gouvernement de Vichy et son administration, puis le gouvernement du temps de la Libération et de la Reconstruction et les associations5 dans une logique d’instrumentalisation de celles-ci. C’est l’Etat qui prend l’initiative de se doter dans certaines régions d’Association Régionale pour la sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence (ARSEA). Instrumentalisation confirmée à la Libération par le ministre François Billoux, mais qui n’est pas sans poser problème, de l’élaboration des statuts, à la composition du conseil d’administration, en passant par la bataille pour la présidence. Nous le constaterons, le conflit est latent, la tension permanente. En juin , deux représentants de l’Etat postuleront pour prendre la présidence de l’ARSEA6 , il faudra la ténacité d’Emmanuel Gounot pour empêcher cette mainmise de l’Etat sur l’association. Deux conseils d’administrations mémorables, en juin , permettent de mesurer alors la volonté de l’Etat de contrôler ces associations semi-publiques, ou semi-officielles1 , et le refus que manifestent les représentants du monde associatif et notamment Emmanuel Gounot. Ici la réalité lyonnaise est complexe et les personnalités d’Emmanuel Gounot, premier président de l’ARSEA, et de Georges de la Grandière, délégué régional à la famille joueront un rôle majeur. Cette dimension fait émerger le rôle des individus dans la construction des politiques. Cette question de la relation entre l’Etat et les associations est une question structurante de l’histoire, notamment dans le champ de la protection de l’enfance2 . Michel Chauvière dans la préface de l’édition 9 de son ouvrage évoque : « Un intérêt partagé pour les formes d’action étatique surtout quand elles se trouvent déléguées à des acteurs de la société civile, en l’espèce, à des associations faisant parfois fonction de service public, du moins se considérant comme telles, par idéal ou par défaut »3 . Dans ce texte il évoque, parlant des ARSEA de : « sortes d’administrations de mission, de statut hybride, mi public, mi privé »4 . Sur cette question il est nécessaire de prendre en compte les deux parties, leurs intérêts, leurs stratégies. Christophe Capuano analyse les interactions qui fabriquent réellement la société en continu, notamment les interactions entre l’Etat et des groupes sociaux ou des institutions. Celles-ci écrit-il sont « capables de renforcer les mesures officielles, de s’opposer à la politique publique, voire même de la façonner ou d’en transformer l’application sur le terrain 5 ». Dans le cadre de sa thèse Christophe Capuano, à propos des associations familiales, précise : « L’indépendance laissée aux associations pour poursuivre leurs objectifs propres et le maintien de leur diversité constitue en revanche un point de divergence avec les délégués régionaux à la famille, favorables à une plus grande uniformisation. Mais elle constitue le puissant facteur de développement du champ associatif sous l’Occupation »6 . Mais ajoute-t-il la finalité de cette liberté donnée au mouvement associatif « semble relever d’un malentendu. Pour les mouvements privés, leur développement constitue un but en soi. En revanche, pour le Commissariat à la famille, cela doit préparer les associations semi-publiques, devant lesquelles les organisations privées devront s’effacer. Les pouvoirs publics maintiennent l’ambiguïté jusqu’à la mise en œuvre de la loi Gounot après le 3 décembre . Lorsque le voile sera levé, les associations familiales seront mises devant le fait accompli et contraintes d’accepter à la fois la constitution de nouvelles associations Gounot et la disparition programmée des associations généralistes »7 . Pour la Sauvegarde, il en sera un peu différemment.
L’enfance et sa protection comme enjeux de lutte de pouvoir entre des acteurs dans le contexte de construction d’une politique publique. L’enfance irrégulière et en danger moral est ainsi l’objet de convoitises entre les différents acteurs qui se penchent sur son berceau4 : acteurs familiaux, experts du champ de la psychiatrie infantile, mais aussi les différentes administrations dont les prétentions sont manifestes : ministère de l’Intérieur, de la Justice, de la Santé, de la Population et de la Famille1 , sans oublier celui l’Education nationale. La lutte est permanente entre ces acteurs pour le contrôle de la politique conduite. A Lyon, l’investissement des œuvres par les Ministères est symptomatique de ces rivalités : la Famille et la Sauvegarde, la Jeunesse et le Sauvetage par exemple. Pour Monique Vial : « Le début du XXème siècle voit se développer des rivalités professionnelles importantes autour de l’enfance anormale »2 . Quand il s’agit de dire qui est anormal et qui ne l’est pas, seul le spécialiste à compétence. L’instituteur, le maitre ne peut que signaler. Entre le médecin et le psychomotricien, il faut établir les compétences respectives écrit-elle. Et c’est là que naissent les divergences, les rivalités d’hommes, de carrières, d’intérêts économiques autour « d’un marché de l’enfance » comme l’évoque Francine Muel-Dreyfus. Sarah Fishman identifie un ensemble d’acteurs, qui dès les premières années de guerre convergent. Il y a des scientifiques ainsi que des militants de la cause des enfants dans le domaine de la délinquance juvénile. Il y a le milieu médical et celui de la neuropsychiatrie infantile lié souvent au monde de la criminologie : Heuyer, Dublineau, Paul-Boncour et à Lyon les élèves de Lacassagne : Pierre Mazel qui formera André Gamet et Guy Rey et Paul Girard qui formera André Perreau. Le milieu des psychologues avec Henri Wallon et Daniel Lagache. Le « cercle des experts judicaires » et le monde des juristes et des professeurs de droit : Jean Chazal, Henri Joubrel, la revue Pour l’enfance coupable, Joseph Magnol qui travaille avec Jean Plaquevent, Hélène Campinchi. A ceux-ci s’ajoutent les assistantes sociales et le monde des militants. Si nous reportons cette observation sur le monde des acteurs lyonnais qui vont s’engager dans l’aventure de l’ARSEA, c’est Jean Dechaume, Pierre Mazel, Paul Girard, mais aussi Pierre Garraud, Emmanuel Gounot, l’Abbé Boutinand. Il sera nécessaire d’appréhender les logiques locales « la structure feuilletée du social » comme l’écrit Jacques Revel3 . Il y a un jeu d’échelle à opérer : « L’angle micro-analytique doit également permettre de reconstituer les stratégies des institutions ou des acteurs du familial : éclairer les tactiques en mettant à jour l’éventail des possibles pour en analyser les attendus et comprendre pourquoi tel choix à été privilégié »
Remerciements |