Vers une nouvelle ruralité
Les facteurs et les acteurs du côté de la consommation
Rappelons que, selon l’approche du côté de la consommation, la gentrification s’explique essentiellement par la demande de logements par des consommateurs de 129 classes moyenne et aisée – des classes qui s’élargiraient avec la tertiarisation des économies –, qui ont la possibilité de développer leur disposition esthétique et qui sont très sensibles aux statuts sociaux et aux tendances dans la consommation. Dans le cas de la gentrification rurale, cela se traduirait par la demande de logements confortables, dans des lieux tranquilles, intimes et sûrs, où habitent des personnes semblables (en termes culturels et socio-économiques), avec des espaces ouverts, des attraits d’ordre esthétique (vues panoramiques, boisés, villages pittoresques, etc.), et des aménagements qui sont difficilement accessibles dans des logements en ville, par exemple des piscines et des jardins. Dans la littérature sur la gentrification, les idéaux qui expriment l’attraction pour la campagne sont surnommés l’idylle rurale, qui, comme nous l’avons noté dans la sous-partie précédente, est souvent promue et exploitée par les entreprises immobilières et même par l’Etat. Toutefois, l’idylle rurale ne peut pas être considérée comme un pur produit de la publicité. Dans cette sous-partie nous explorons les facteurs et les acteurs fondamentaux qui, selon la perspective du côté de la consommation, expliquent les processus de gentrification dans les régions d’étude, à savoir l’accroissement des classes moyenne et aisée mexicaines et leur importance significative dans le District Fédéral – d’où provient la grande majorité des villégiateurs qui arrivent dans le Morelos – ; les deux grands types de gentrifieurs, dont un appartient à la classe moyenne et l’autre à la classe aisée ; et la perception d’une idylle rurale, partagée par les membres de ces deux classes sociales, qui encouragerait la demande de logements gentrifiés – notamment de résidences secondaires – dans les zones rurales et rurbaines du Morelos.
La croissance des classes moyenne et aisée
Rappelons que Neil Smith (1996 : 93), tout en reconnaissant la transformation de la structure occupationnelle liée à la tertiarisation, affirme que les classes moyennes, loin de s’accroître, se réduisent dans un grand nombre de pays à partir des années 1980, ce qui impliquerait que les facteurs du côté de la production, et non ceux du côté de la consommation, sont la cause fondamentale de la gentrification. Analysons dans les pages qui suivent les grandes tendances dans la structure des classes sociales au Mexique, et testons l’hypothèse d’une croissance des classes moyenne et aisée, ainsi 130 que l’hypothèse d’une importance significative des classes moyenne et aisée dans le District Fédéral. Diverses études ont été réalisées au sujet de la distribution des revenus et de l’évolution des classes sociales au Mexique. Une des recherches qui aborde la plus longue période est celle de Miguel Székely (2005), qui analyse la pauvreté et la disparité des revenus dans le pays entre 1950 et 2004, essentiellement à partir de différentes enquêtes sur les revenus et les dépenses des ménages.72 Pour calculer la pauvreté au long de cette période, l’auteur (Székely, 2005) utilise les seuils de pauvreté que le gouvernement mexicain a commencé à délimiter à partir de 2002 : le seuil de pauvreté alimentaire – correspondant au manque de revenus suffisants pour acquérir le panier alimentaire de base pour chaque membre du foyer – ; le seuil de pauvreté de capacités – correspondant au manque de revenus suffisants pour acquérir le panier alimentaire de base et pour réaliser le minimum d’investissements en éducation et santé pour chaque membre du foyer – ; et le seuil de pauvreté patrimoniale – correspondant au manque de revenus suffisants pour acquérir le panier alimentaire de base, pour réaliser le minimum d’investissements en éducation et santé, et pour procurer les minimums indispensables en logement, vêtements et transport, pour chaque membre du foyer. Plus précisément, Székely (2005) reprend les valeurs des seuils de pauvreté de 2004 et les utilise pour les années d’étude précédentes en les déflatant avec les indices des prix à la consommation. Nous ne reprenons ci-dessous que les données de Székely sur la pauvreté patrimoniale. D’autre part, Székely (2005) délimite deux classes sociales, les riches et la classe moyenne. L’auteur calcule le pourcentage de riches en reprenant la méthodologie qu’il présente dans une autre publication (Székely, 1998 : 10, 251-256), qui consiste à établir un seuil de richesse à une valeur de 4,5 fois le seuil de pauvreté modérée de 1992 – un seuil de pauvreté défini par l’auteur, mais qui est pratiquement identique au seuil de pauvreté de capacités défini par le gouvernement à partir de 2002. Székely (2005) utilise ce seuil de richesse de 1992 et l’utilise pour les autres années d’étude en déflatant sa valeur avec les indices des prix à la consommation. Le seuil de richesse est fixé à cette valeur puisque c’est à partir de ce montant que les sources de revenus des foyers montrent un changement significatif, particulièrement en ce qui concerne l’importance croissante des revenus financiers (Székely, 1998 : 256). Le pourcentage correspondant à 72 Székely (2005) présente des données pour les années de 1950, 1956, 1958, 1963, 1977, 1984, 1989, 1992, 1994, 1996, 1998, 2000, 2002 et 2004. 131 la classe moyenne, de son côté, est calculé en soustrayant de 100 le pourcentage de riches et le pourcentage de personnes en situation de pauvreté patrimoniale (Székely, 2005). Les résultats de l’étude de Székely (2005) montrent que la pauvreté patrimoniale, en termes relatifs, a amplement chuté entre 1950 et 1992, malgré un petit revers dans les années 1980 lié à la crise économique dans cette décennie (la crise de la dette) ; ensuite, qu’elle a augmenté en 1994 et particulièrement en 1996, en raison de la crise économique de 1994-1995 (surnommée « l’effet Tequila ») ; et finalement, qu’elle a décru à partir de ce moment-là. Ainsi, le pourcentage de la population en situation de pauvreté patrimoniale en 1950 aurait été de 88,4%, diminuant progressivement jusqu’à 53% en 1984, augmentant modiquement à 53,5% en 1989, puis redescendant à 52,6% en 1992, s’accroissant à 69,6% en 1996, et baissant finalement à 47% en 2004, son point le plus bas dans la période d’étude (Székely, 2005). Toutefois, en termes absolus, le nombre de pauvres n’aurait pas cessé de s’accroître entre 1950 et 1996, passant de 23,9 millions à 66,2 millions de personnes, puis aurait commencé à baisser à partir de cette dernière année – en 2004, il y aurait eu 49,6 millions de personnes en situation de pauvreté patrimoniale (Székely, 2005). La réduction du pourcentage de personnes en situation de pauvreté s’est traduite par une croissance significative de la classe moyenne ainsi que des riches. Ainsi, la classe moyenne représentait, selon Székely (2005), à peine 9% de la population en 1950 et s’est accrue à 40% en 2004, tandis que les riches représentaient 2,6% de la population en 1950 et 13% en 2004. L’auteur (Székely, 2005) note cependant que la classe moyenne a connu une contraction dans les deux dernières décennies du XXe siècle, tout d’abord entre 1984 et 1994, liée à un accroissement des pauvres et surtout des riches – la part des pauvres dans la population totale est passée de 53% à 55,6%, celle des riches de 13,9% à 18,6%, et celle de la classe moyenne a baissé de 33,1% à 25,8% –, puis entre 1994 et 1996, liée à un accroissement des pauvres – leur part dans la population totale a augmenté à 69,6%, comme nous l’avons déjà noté, tandis que la part des riches a baissé à 12,4%, et celle de la classe moyenne a chuté à 18%. Néanmoins, selon Székely (2005), à partir de 1996 la classe moyenne s’est accrue nouvellement, atteignant en 2004, réitérons-le, 40% de la population, son point le plus élevé dans la période d’étude, ce qui est lié à la diminution du pourcentage de pauvres (représentant 47% en 2004), tandis que celui des riches a stagné (représentant 13% en 2004).
Les types de gentrifieurs
Rappelons que nous avons eu des conversations informelles, non structurées, avec des personnes de classes moyenne et aisée dans les municipalités d’étude, notamment avec des résidents temporaires provenant de Mexico. En effet, pour réaliser notre travail de terrain dans le Morelos, nous avons résidé dans deux complexes résidentiels, qui sont principalement des lieux de villégiature : Residencial Oacalco III, à Yautepec, comme nous l’avons déjà noté, et Condominio Tepec, un complexe résidentiel localisé près de la localité d’étude d’Atlacomulo, à Jiutepec. Bien que nous n’ayons pas résidé dans la municipalité de Tlayacapan, nous avons également eu des conversations dans cette municipalité avec des résidents temporaires provenant de Mexico, qui habitaient dans des maisons indépendantes, n’étant pas situées dans des complexes résidentiels. Nous avons déjà noté dans la sous-partie 4.1 qu’il est possible de distinguer deux grands types de gentrifieurs dans les municipalités d’étude : d’un côté, les gentrifieurs de classe moyenne, qui tendent à acheter des maisons clés en main construites en série et localisées dans des complexes résidentiels, et de l’autre côté, les gentrifieurs plus aisés qui achètent ou font construire des maisons plus personnalisées et luxueuses, étant situées ou non dans des complexes résidentiels. Rappelons que le complexe résidentiel Residencial Oacalco III, où nous avons résidé durant une partie de notre séjour dans le Morelos, est précisément un complexe résidentiel de classe moyenne, avec des maisons construites en série et des jardins et piscines partagées. Pour sa part, le complexe résidentiel Tepec, où nous avons résidé l’autre partie de notre séjour, est un complexe résidentiel plus luxueux, avec des aménagements communs – une piscine, des jardins, un court de tennis, parmi d’autres – et avec des maisons personnalisées, chacune avec 138 son jardin privé et certaines avec des piscines et des courts de tennis privés. Les maisons indépendantes que nous avons visitées à Tlayacapan étaient aussi assez luxueuses, étant occupées par des gentrifieurs de classes moyenne supérieure ou aisée. Nous avons donc eu l’opportunité de converser avec deux groupes de gentrifieurs, un de classe moyenne et l’autre de classe aisée, qui se distinguaient dans certains aspects. Exposons très succinctement les différences que nous avons observées entre ces deux groupes. Une première différence concerne évidemment les activités professionnelles des chefs de famille des deux groupes. Nous avons observé que la plupart des chefs de famille de classe moyenne étaient de petits et moyens entrepreneurs ou des employés des secteurs public ou privé ayant des postes intermédiaires, provenant pratiquement tous du District Fédéral. Par contre, la majorité des chefs de famille de classe aisée étaient des entrepreneurs moyens ou grands, des cadres supérieurs, de hauts fonctionnaires, ou des personnes ayant des professions scientifiques (essentiellement des chercheurs dans des universités), tous provenant du District Fédéral. Les différences entre les deux groupes ne sont pas seulement professionnelles. Une deuxième distinction concerne les formes d’achat des maisons. En effet, beaucoup de gentrifieurs de classe moyenne que nous avons connus avaient acheté leurs maisons en utilisant des crédits, notamment de l’INFONAVIT ou du FOVISSSTE – soit des crédits traditionnels ou des crédits cofinancés avec des banques privées. Ceci est possible puisque, comme nous l’avons noté brièvement dans la sous-partie 4.1, les cabinets d’architecture grands et moyens qui construisent des maisons en série permettent l’utilisation de ces types de crédits, à la différence des architectes indépendants ou des petits cabinets d’architecture qui construisent des maisons plus personnalisées et luxueuses. Par contre, la plupart des gentrifieurs de classe aisée avec lesquels nous avons conversé avaient acheté ou fait construire leurs maisons au comptant, sans recourir à des crédits d’institutions financières publiques ou même privées.
La perception d’une idylle rurale
Une des principales questions que nous avons posée aux villégiateurs dans les municipalités d’étude est pourquoi ils avaient choisi d’acheter ou de se faire construire une résidence secondaire dans le Morelos. Beaucoup de réponses se sont répétées de façon quasiment identique – avec très peu de différences entre les gentrifieurs de classe moyenne et ceux de classe aisée –, et la majorité se réfèrent à la perception d’une idylle rurale. Il est important de réitérer que pratiquement tous les gentrifieurs que nous avons connu provenait de la ville de Mexico, ce qui aide à comprendre l’engouement pour les espaces ruraux et rurbains du Morelos, qui sont, dans l’imaginaire des personnes, 141 l’antithèse d’une ville stressante, dangereuse, congestionnée, surpeuplée, bruyante et polluée. Enumérons et analysons les principales motivations des villégiateurs pour acheter ou se faire construire des résidences secondaires dans les municipalités d’étude. 1) Le climat doux du Morelos. Il n’y a aucun doute que l’état de Morelos ait un climat plus doux que celui de Mexico. Cuernavaca n’est pas surnommée la ville de l’éternel printemps sans raison. Ainsi, tandis que la température annuelle moyenne du District Fédéral est de 16 degrés, celle de l’état de Morelos est de 21,5 degrés.74 Comme nous l’avons noté dans le Chapitre 2, les températures moyennes dans les municipalités d’étude sont de 22 degrés à Jiutepec, de 21 degrés à Yautepec et de 20 degrés à Tlayacapan. Cependant, ce climat plus doux s’accompagne aussi d’autres éléments moins idylliques que découvrent rapidement les villégiateurs, notamment la grande quantité d’insectes et d’animaux indésirables qui existent, comme les moustiques et les scorpions, et la chaleur intense du printemps. 2) La proximité de Mexico. Une motivation assez évidente qu’ont exprimée les villégiateurs pour acheter ou se faire construire une résidence secondaire dans le Morelos est sa proximité du District Fédéral (d’où provenait la majorité d’eux). Ainsi, la distance entre le centre du District Fédéral et les municipalités d’étude est d’environ 100 kilomètres, par les autoroutes à péage, ce qui se réduit à environ 80 kilomètres en partant du sud du District Fédéral – où résident une grande partie des personnes de classes moyenne et aisée de la capitale.75 Sans trafic, ces distances peuvent se parcourir en une heure ou même moins, ce qui est souvent mis en avant dans la publicité touristique et dans les annonces des agences immobilières et des cabinets d’architecture qui vendent des maisons destinées aux villégiateurs du District Fédéral. Cependant, les temps pour parcourir ces distances sont, en réalité, généralement beaucoup plus élevés – étant souvent de plus de deux heures –, en raison de l’énorme quantité de personnes qui voyagent tous les jours, et en particulier les week-ends, entre le Morelos et le District Fédéral.
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