Vers l’école de demain
Les élèves sont aussi des enfants. Si l’école peine à vouloir l’admettre, c’est qu’elle a très longtemps cloisonné son rôle pédagogique d’avec tout autre rôle qui prendrait en compte la dimension affective. Or, l’enjeu est immense en plus d’être double. Premièrement, comme nous l’apprennent les diverses recherches en sciences de l’éducation, l’enfant, pour apprendre, doit dépasser un stade, appelé stade des représentations initiales et très en lien avec l’affectif, l’imaginaire et l’expérience personnelle, pour en atteindre un autre qui l’amènera à la possibilité de conceptualiser. Cette conceptualisation, parce qu’elle parvient à s’affranchir de l’immédiateté est corrélée à l’autonomie de pensée, de prise d’initiatives et de relations fructueuses avec autrui. Néanmoins, le stade qu’il s’agit de dépasser n’est pas à bannir, loin s’en faut ; au contraire, il est nécessaire de prendre appui sur lui et d’amener l’enfant à en saisir les limites (s’il est considéré seul) et d’oser l’enrichir en se tournant vers la conceptualisation. C’est pourquoi, amener un concept sans appétence envers lui, autrement dit sans que l’individu puisse s’y projeter un tant soit peu, revient à dénaturer le savoir et à en séparer l’enfant qui n’y reconnaît aucun intérêt et n’éprouve aucun désir à vouloir se l’approprier. Si l’on ose une analogie avec l’aspect collectif, l’on pourrait avancer que cela revient à célébrer une fête ancestrale sans en connaître l’origine ni la signification. Pensons à Noël qui n’est plus, pour beaucoup, qu’une orgie de consommation. Revenons à l’école : certes, quelques élèves, ceux qui adhèrent à la chose scolaire, qui « ont appris les charmes discrets de la bourgeoisie en ayant appris à s’ennuyer poliment » 1 parviendront à s’approprier ce savoir froid mais il leur manquera, à eux aussi, les émotions et la saveur qui ont accompagné l’émergence de la nécessité pour l’espèce humaine de s’y intéresser. Cela est compatible avec une société qui considère son école comme devant être tournée vers le profit, une école de la seule compétence. Nous pensons, au contraire et en accord avec Martha Nussbaum, que l’avenir d’une société dépend pour une large part de la façon dont son école est à même de reconnaître ou de faire naître l’humanité chez les enfants, c’est-à-dire une école à la fois temporelle et atemporelle. Une école temporelle est une école qui s’inscrit dans une époque donnée, dans un lieu donné. Elle reconnaît humblement que l’état de ses connaissances est imparfait, que ses pratiques doivent être améliorées et que son passé ne doit pas l’empêcher d’avancer. Une école atemporelle, au contraire, traite avec l’universalité, le concept, le général. Elle est cet espace où les grandes questions humaines s’expriment, celles desquelles découlent toutes les autres, celles qui ont toujours été posées et le seront toujours. En ce sens, l’école est le miroir de l’enfant, individu doué d’un passé, d’un vécu, limité dans le temps mais à la fois un être porteur de ce qui relève de l’universalité qui dépasse largement sa seule existence : la culture, le langage, le nom… Dans cette visée, l’école ne peut se mettre uniquement au service d’une époque. Elle se doit donc d’être paradoxalement double et pour accepter cela, elle doit admettre qu’elle n’est plus une évidence comme cela a été le cas à une autre époque. Elle vit sa blessure narcissique, la même qui a obligé l’humanité à faire face à l’héliocentrisme, à l’idée que l’homme est un animal comme les autres et enfin que le moi n’est pas maître dans sa propre maison. Cela implique également que l’enseignant, en tant que représentant de cette institution, abandonne lui aussi une certaine forme de toute puissance qui voudrait soumettre autrui (ses élèves) au savoir et à la façon de le transmettre tels qu’il l’envisage. Il n’incarne plus la même autorité qu’avant et les parents remettent volontiers ses compétences en question. Cela nécessite finalement d’écouter ce que la crise traversée exprime. A une époque où l’individu prime sur la société, que l’on trouve cela dommageable ou non, on ne peut plus faire comme si ce n’était pas le cas, une crise étant toujours une tentative avortée d’exprimer ce qui ne peut plus tenir ni être contenu provoquant des effets bruyants qui remettent en cause les structures existantes. Nous pensons que les enfants d’aujourd’hui ont un profond besoin d’exprimer ce qui n’a pas droit de cité parce que, à tort, il a été décrété que ça ne pouvait intéresser l’école ou la société : l’affect, l’imaginaire, peutêtre même une forme de spiritualité. En outre, il ne s’agit pas pour l’institution d’abandonner ses exigences d’instruction et d’éducation, exigences collectives par nature car faisant partie d’un projet national.
C’est là où le paradoxe théorique de l’école se confronte à la réalité car il s’agit d’imaginer une voie intermédiaire où l’enfant pourrait trouver une place plus centrale dans ses apprentissages tout en acceptant les limites nécessaires, contradiction affective donc. De plus, il faut admettre que cela engendre d’autres difficultés : en effet, rendre l’enfant acteur de ses apprentissages est difficilement compatible avec la liste très étoffée des compétences à acquérir et notamment la notion de socle commun puisque tel ou tel enfant pourrait très bien ne pas être prêt à traiter telle ou telle notion à l’âge prévu a priori par l’institution, contradiction institutionnelle également. Contradiction pédagogique d’autre part puisqu’il s’agirait également d’admettre, de la part des maîtres, que tous leurs élèves ne soient pas au même niveau au même moment et de laisser au maître de la classe suivante des enfants qui 318 n’en présentent pas le niveau, également prévu a priori par l’institution. On voit ainsi que la structure de l’école de la République française est à repenser pour se donner les moyens d’une pédagogie différenciée centrée sur l’enfant. Alors comment dépasser ces contraintes tout en respectant ce qui doit être changé ? Dans notre travail, nous avons vu que certains outils existaient : tout d’abord, rappelons que l’enfant est un être humain et présente une dimension affective et imaginaire forte. Pour le maître, cela représente un levier puissant qu’il ne devrait plus nier. De plus, en prenant appui sur cela, il engagera ses jeunes élèves tout entiers dans les questionnements et favorisera ainsi l’accès aux concepts visés. C’est la conclusion à laquelle nous sommes parvenus : affectivité, savoirs et savoir-faire sont intimement liés. Les analyses qualitatives individuelles des ateliers à visée philosophique ont d’ailleurs montré que le mécanisme qui amène à un nouvel apprentissage est le même que celui qui amène à un soulagement psychologique. Ce mécanisme peut se résumer comme suit : un savoir sur le monde n’est plus suffisamment pertinent pour expliquer un fait ou pour procurer du bien être (ou éviter un mal-être). Il s’agit alors d’accepter la défaillance de cet état (accepter que l’on ne sait plus expliquer le monde : nous procurer du bien être ou nous éviter un mal-être) en abandonnant une forme de toute puissance et en se confrontant à une certaine frustration puis d’acquérir un nouveau point de vue (grâce à l’apprentissage concernant l’école ou à la thérapie par exemple pour l’aspect psychologique). Il est évident que dans cette visée, un des enjeux majeurs pour l’école de la République sera de trouver sa juste place dans cet enchevêtrement d’enjeux de diverses natures. Rappelons tout de même que c’est un type d’enjeu auquel elle doit déjà faire face tant les structures ayant l’enfance et la pédagogie comme spécialité se sont multipliées ces dernières années (l’orthophonie, les clubs sportifs, l’université, les associations, la médecine…). En quoi alors peut-elle trouver toute sa place d’instance pédagogique tout en prenant en considération cet élève, à la fois enfant psychanalytique et enfant philosophe prêt ou non à endosser son costume d’enfant-scolaire.