Les océans recouvrent approximativement 70% de la surface terrestre, constituant ainsi le plus grand écosystème qu’on y retrouve. En raison d’une utilisation toujours grandissante de cet écosystème par l’Homme, plusieurs habitats marins subissent des pressions anthropogéniques importantes telles que la pêche, la pollution, le développement côtier et le réchauffement climatique. Prises individuellement ou agissant en synergie, ces pressions peuvent mener à une perte de biodiversité marine (Snelgrove, 1998; Snelgrove et aL , 2000; Worm et aL , 2006). Cette biodiversité marine est composée en majeure partie d’organismes benthiques habitant sur (épifaune) et dans (endofaune) les sédiments (Snelgrove, 1999). Plusieurs études ont démontré les effets importants qu’ont les organismes benthiques sur les sédiments marins tels que les processus biochimiques (Aller et aL , 2001 ; Meysman et aL , 2006; Middelburg & Levin, 2009), la géomorphologie (Murray et aL , 2002), et la production primaire et secondaire (Snelgrove, 1998). La perte de biodiversité benthique marine aurait potentiellement des effets néfastes importants sur les fonctions et la santé des écosystèmes, ainsi que sur les processus marins (Snelgrove, 1998; Worm et aL , 2006).
Influence des variables environnementales sur les communautés benthiques
Les communautés benthiques sont aussi affectées par différentes variables environnementales de leur milieu. Les caractéristiques du substrat telles que la taille des sédiments (Warwick et aL , 1991; Kostylev et aL , 2001) et la teneur en matière organique (Pearson & Rosenberg, 1978; Rosenberg, 1995) sont reconnues comme étant des variables qui influencent la distribution et la structure des communautés benthiques. D’autres variables environnementales telles que la profondeur et la vitesse du courant (Kostylev et aL , 2001), ainsi que la température et la salinité (Pearson & Rosenberg, 1978) sont aussi reconnues pour avoir un impact important sur la distribution et la structure des communautés benthiques. Cependant, parmi toutes les variables environnementales affectant les habitats marins, Diaz & Rosenberg (2008) rapportent que l’oxygène dissous est celle qui a changé le plus drastiquement depuis les années 1960. La diminution de l’oxygène dissous est un facteur bien étudié ayant des conséquences nuisibles pour les environnements marins. Cette diminution de l’oxygène dissous est très souvent due à une eutrophisation de nature anthropogénique, soit un apport accru de nutriments dans les eaux. Depuis les années 1960, les zones dépourvues de ressources de pêches en raison d’évènements hypoxiques dans les océans côtiers, appelées zones mortes, se sont propagées de façon exponentielle: aujourd’hui, des zones mortes sont répertoriées dans plus de 400 systèmes et couvrent une superficie de plus de 245 000 km² (Diaz & Rosenberg, 2008). La diminution de l’oxygène dissous sous la valeur hypoxique généralement acceptée de 62,5 Ilmol L⁻¹ ou 2 mg L⁻¹ (Gilbert et al. , 2005), cause une réduction de la croissance, de l’alimentation et de la valeur d’adaptation (ou « fitness » individuel) des animaux marins (Wu, 2002). Cependant, Vaquer-Sunyer & Duarte (2008) ont démontré que les organismes benthiques ont des seuils de tolérance variables à l’hypoxie et qu’une concentration de 2 mg L⁻¹ peut être létale pour plusieurs espèces. Néanmoins, l’hypoxie est reconnue pour forcer les organismes endobenthiques à migrer vers la surface des sédiments et, en conséquence, ces organismes deviennent plus vulnérables à la prédation (Llans6, 1992; Wu, 2002). En éliminant certaines espèces sensibles, l’hypoxie est aussi reconnue pour affecter la fonction et la structure des communautés en réduisant la diversité et la richesse spécifique (Diaz & Rosenberg, 1995; Wu, 2002). De plus, certaines études font mention que les suspensivores peuvent être remplacés par les déposivores dans des conditions hypoxiques (Diaz & Rosenberg, 1995; Wu, 2002).
Le Saint-Laurent et le phénomène hypoxique
Cette étude a été réalisée dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent (EGSL), Canada. La présence du Chenal Laurentien, long de 1240 km et d’une profondeur variant entre 300 et 500 m, domine la morphologie de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent. La colonne d’eau du Chenal est stratifiée et est composée de trois couches d’eau (Bugden, 1991). La couche de surface, d’environ 50 m, démontre de grandes variations de température et de salinité en réponse aux changements de flux de chaleur saisonniers et aux débits d’eau douce. La couche intermédiaire froide, qui s’étend de 50 à 150 m, démontre quant à elle de plus faibles variations saisonnières que la couche de surface. Il est reconnu que la couche de surface se fusionne avec la couche intermédiaire froide en hiver. La couche profonde, plus chaude, s’étend jusqu’au fond et subit des changements à long terme (Bugden, 1991). Cette couche profonde est formée du mélange, en proportion variable, d’eau froide bien oxygénée provenant du courant du Labrador ainsi que d’eau chaude moins oxygénée de la partie centrale de l’Atlantique nord transportée par le Gulf Stream. Le mélange de ces masses d’eau s’engage dans le Chenal Laurentien par son embouchure situé au rebord du plateau continental et se dirige lentement vers la tête des trois chenaux, un voyage de quelques années (Gilbert et aL , 2005, 2007).
La concentration d’oxygène dans la couche profonde a diminué drastiquement depuis 1932 (Gilbert et aL, 2005, 2007). Dans cette couche d’eau de l’estuaire maritime du Saint-Laurent (EMSL), Gilbert et al. (2005, 2007) ont découvert que la concentration d’oxygène dissous a diminué de près de 50% pour la période couvrant 1932 à 2003, passant de 125 µmol L⁻¹ de moyenne à 65 µmol L⁻¹ . En juillet 2003, environ 110 km de fond marin de la section longitudinale du Chenal Laurentien, situé dans l’EMSL, baignaient dans des eaux hypoxiques sous 60 µmol L⁻¹ . À cette même période, une concentration aussi basse que 51 ,2 µmol L⁻¹ (16,2% de saturation) a été enregistrée à la station 23S . De plus, la partie en amont du Chenal Laurentien, une aire couvrant 1300 km² , était hypoxique en permanence avec des concentrations d’oxygène sous 62,5 µmol L⁻¹ou 2 mg L⁻¹ (Gilbert et aL , 2005, 2007). Cette diminution d’oxygène serait principalement due à deux facteurs. Premièrement, une augmentation de 1 ,65°C de la température de la couche d’eau de fond pour la période de 1932 à 2003 suggère un changement de la proportion du mélange des masses d’eau formant la couche d’eau de fond du Chenal Laurentien. Ce changement contribuerait d’une demie à deux tiers de la diminution en oxygène. Deuxièmement, une augmentation de la demande en oxygène des eaux profondes et du sédiment due à une augmentation de l’apport en matière organique serait responsable de la partie restante de la diminution en oxygène (Gilbert et aL , 2005; Thibodeau et aL , 2006; Katsev et aL , 2007). En effet, Thibodeau et al. (2006) rapportent une augmentation de la productivité marine dans l’EMSL depuis les années 1960. Cette augmentation de la productivité marine est reflétée par une augmentation du taux d’accumulation des kystes de dinoflagellés et des foraminifères benthiques. De plus, ils ont observé l’apparition de deux espèces de foraminifères benthiques tolérants à de basses concentrations d’oxygène et à des flux élevés de matière organique depuis les 40 dernières années.
Des études ont démontré que l’hypoxie (Diaz & Rosenberg, 1995; Ritter & Montagna, 1999) et l’enrichissement en matière organique (Pearson & Rosenberg, 1978) peuvent mener à une diminution de la biomasse, de l’abondance et de la biodiversité. Ces deux facteurs pourraient ainsi avoir des effets néfastes sur la densité et la diversité des organismes benthiques ainsi que sur la bioturbation des sédiments de l’EGSL.
La bioturbation
Au sens large, le terme bioturbation peut être défini comme étant le mélange et le transport de terre ou de particules de sédiment par différents organismes, incluant les microbes, les racines des plantes et les animaux fouisseurs (Rhoads, 1974; Meysman et aL , 2006). L’importance de la bioturbation a été comprise en premier lieu par Charles Darwin, qui lui a dédié son dernier livre scientifique (Darwin, 1881). La bioturbation faite par les organismes fouisseurs, aussi appelés « ingénieurs de l’écosystème », a eu et continue d’avoir un rôle crucial à jouer dans l’évolution de la vie sur terre (Meysman et aL, 2006). Ses organismes fournissent divers services clés aux écosystèmes. Ils sont en effet directement impliqués dans les cycles biogéochimiques du carbone et des nutriments (Solan et aL, 2008), dont plus spécifiquement le processus de minéralisation de la matière organique à l’interface eau-sédiment (Gilbert et aL, 2003; Maire et aL, 2008). De plus, à travers leurs diverses activités, ils modifient les propriétés physiques (ex: le transport sédimentaire) et biologiques (ex: réseau trophique pélagique) du sédiment (Maire et aL, 2008; Van Colen et aL, 2008). La perte de telles espèces ingénieures pourrait avoir des impacts négatifs importants sur la biodiversité et les processus biochimiques à l’interface eau-sédiment (Coleman & Williams, 2002; Lohrer et aL , 2004; Solan et aL, 2004a).
Les traces de bioturbation sont aussi connues sous le nom de Lebensspuren, un mot allemand signifiant «trace de vie ». Elles peuvent être séparées en deux groupes principaux selon leur morphologie: les traces de surface et les traces en relief (Mauviel & Sibuet, 1985). Les traces de surface sont formées lorsque les organismes remanient uniquement les premiers centimètres du sédiment (ex: pistes, rides, sillons, etc.). Ces traces impliquent un mélange du sédiment qui peut être important en surface, mais qui n’affecte pas les particules situées profondément dans la colonne de sédiment. Quant aux traces en relief, elles sont formées lorsque les organismes mélangent le sédiment plus en profondeur lors de la formation ou de la maintenance de leurs diverses structures (ex: terriers en forme de fente, terriers simples, tumulus crevassés, etc.). Ce type de bioturbation, aussi appelé bioirrigation, implique le transport de l’eau interstitielle par des organismes benthiques lors de diverses activités telles que l’alimentation, l’enfouissement, la locomotion et la ventilation du terrier (Maire et aL , 2008). Pour cette raison, il est présumé être plus important pour l’oxygénation et les processus biochimiques à l’intérieur de la colonne de sédiment « perforée».
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