Validation du référentiel C-K comme outil de mesure de la fixation individuelle
Mesure de la fixation individuelle en psychologie cognitive
Les mesures de la fixation individuelle et de la créativité apparaissent comme intrinsèquement liées en sciences cognitives. Si la question de la mesure de la créativité a depuis les travaux de Guilford (1950) été débattue, la mesure de la fixation individuelle ne fait pas directement l’objet de travaux en psychologie cognitive. Une étude s’attachant à mesurer la fixation est celle de Smith, Ward et Schumacher (1993), qui met en évidence un effet de fixation en comptant le nombre de caractéristiques classiques, i.e. le nombre de règles de conception, reprises dans une tâche de créativité (où les individus doivent dessiner un animal extra-terrestre très différent des animaux de la Terre). Ce type d’approche permet ainsi d’objectiver une distance entre des objets connus et des propositions sur des objets inconnus, mais requiert la capacité à générer les règles de conception pour chaque situation. Dans un cas d’innovation orpheline réelle, ces règles de conception peuvent être très difficiles à expliciter. De plus, un comptage purement quantitatif des règles classiques ne permet pas de discuter de la nature de ces règles : sont-elles difficiles à remettre en question ? Une proposition qui ne rediscute qu’une règle mais très difficile à casser est-elle alors moins créative qu’une proposition qui rompt avec deux règles assez faciles à rediscuter ? La mesure de la créativité, quant à elle, repose sur les standards proposés par Guilford en 1953 : la fluidité, la flexibilité et l’originalité. La fluidité caractérise la capacité d’un individu à donner un certain nombre de réponses. La flexibilité renvoie à la variété de réponses données et caractérise donc la capacité d’un individu à donner différents types de réponses : ce critère s’appuie sur une catégorisation des réponses a priori pour évaluer les propositions faites dans une tâche. L’originalité est un descripteur qualitatif des réponses à une tâche donnée : elle est souvent évaluée par un panel Validation du référentiel C-K comme outil de mesure de la fixation individuelle une approche expérimentale par les sciences cognitives Chapitre VIII – Validation par l’expérimentation du référentiel sur la fixation individuelle 148 d’experts qui notent l’originalité des solutions, ou par la fréquence statistique de chaque solution donnée. À l’aide de ces critères, nous pouvons assimiler l’effet de fixation à une difficulté à donner des réponses variées : l’évaluation de la flexibilité semble alors indispensable, et l’utilisation d’un référentiel C-K permet justement de construire des catégories de raisonnements, ce qui permet d’analyser la flexibilité, i.e. le nombre de catégories explorées par un individu dans une tâche de conception. La flexibilité renvoie ainsi à des distinctions dans la nature des solutions, qui peuvent être issue de raisonnements expansifs ou de raisonnements restrictifs. Par ailleurs, la fluidité et l’originalité restent des descripteurs intéressants, surtout si la mesure de l’originalité est perçue comme une distance cognitive entre différentes réponses, i.e. une fréquence statistique d’une réponse donnée par un individu par rapport à l’ensemble des réponses données par un échantillon de participants. Nous proposons donc d’adopter ces critères et une démarche de protocole en sciences cognitives pour évaluer la capacité d’un référentiel C-K à objectiver la fixation individuelle
Description du protocole expérimental : une tâche de conception, le lâcher d’œuf
Pour tester notre première hypothèse, nous mobilisons une tâche classique en créativité (Bissola & Imperatori, 2011; Dow & Klemmer, 2011) : concevoir un moyen de lâcher un œuf de poule d’une hauteur de 10 m de sorte qu’il ne se casse pas. L’expérimentation a été divisée en deux phases : (1) mobiliser l’outil référentiel C-K pour identifier les voies restrictives et expansives et (2) valider que les voies restrictives renvoient bien à des effets de fixation individuelle. Cette tâche familière du lâcher d’œuf a été employée car elle nécessite des compétences d’ingénierie minimales et permet de proposer de nombreuses solutions de nature différente. Notre hypothèse est que l’utilisation du référentiel C-K nous permet de modéliser les raisonnements expansifs et restrictifs individuels, et que les raisonnements restrictifs coïncident avec les effets de fixation. Après avoir construit un référentiel, nous avons donc procédé à une expérience en demandant à un échantillon de sujets de proposer des solutions à la tâche de l’œuf, afin d’analyser si les voies restrictives du référentiel rendent bien compte des effets de fixation (i.e. ce sont les voies les plus citées) et si les voies expansives sont effectivement en dehors de ces effets de fixation au niveau individuel (i.e. sont les voies les moins citées). Dans un premier temps, nous utilisons la démarche présentée au chapitre VII pour construire un référentiel C-K autour du concept initial « concevoir un lâcher d’œuf d’une hauteur de 10 m pour qu’il ne se casse pas ». Dans un second temps, un groupe de participants a été invité à donner des solutions à cette tâche de créativité. Vingt-huit étudiants de premier cycle de l’Université Paris Descartes ont été recrutés pour cette étude. Les sujets avaient entre 17 et 22 ans (âge moyen : 18,8 ans). Chaque participant disposait de dix minutes pour générer autant de solutions originales que possible au problème suivant: « Veiller à ce qu’un œuf de poule lâché d’une hauteur de 10 mètres ne se casse pas. » Nous utilisons ensuite l’ensemble des réponses de ces sujets comme une distribution naturelle des solutions, pour valider notre hypothèse concernant les effets de fixation individuelle.