STIMULI QUI ENGORGENT
Comme un réseau de transmission de l’information défectueux, le fonctionnement neurologique de la personne TDAH est chaotique. Le combat quotidien vers l’atteinte de la fonctionnalité et de l’efficacité, malgré l’activité déstructurée et étourdissante du cerveau, devient vite épuisant. Les répercussions négatives sont nombreuses. Désorganisés et lunatiques malgré eux, beaucoup de choses échappent à leur contrôle alors que tout stimulus devient une source potentielle de distraction. « Ces stimuli peuvent être par exemple le jappement d’un chien, le freinage d’une voiture, le bruit de la pluie contre une vitre, les conversations environnantes, une musique d’ambiance, le regard banal d’un passant, un panneau publicitaire, etc. De même, elle [la personne atteinte du TDAH] a toute autant de difficulté à filtrer les stimuli internes pour ne conserver que ceux qui sont pertinents à la tâche en cours. Ces stimuli peuvent être par exemple une sensation interne telle que la faim, une réflexion morale ou une idée saugrenue causée par un stimuli externe ou sans rapport avec l’environnement immédiat, une forte émotion de joie et d’excitation générée par un stimuli présent dans le milieu ou sans rapport avec lui, etc.
Ce manque de « filtrage » n’a pas de rapport direct avec la volonté de la personne. Il est le résultat direct du dysfonctionnement des parties du cerveau qui effectuent normalement ce travail d’inhibition sans même que nous ayons à y penser. Toutefois, ce manque d’autocontrôle fera en sorte que la personne atteinte du TDAH sera très souvent « bombardée » par de multiples stimuli internes et externes. En conséquence, elle disposera d’une faible capacité à « faire le tri », afin d’accorder ses pensées et ses émotions avec l’activité en cours. La personne TDAH aura donc plein d’idées en tête qui changent constamment (d’où le manque d’attention), pleines de projets et d’envies qui changent à chaque instant (d’où l’hyperactivité) et pleines d’émotions positives ou négatives difficiles à contrôler (d’où l’impulsivité)1. » (Dr Louis- Philippe Hubert) Les symptômes de cette condition ont plusieurs impacts au niveau psychologique et physiologique. L’inattention constante et involontaire, la désorganisation typique et la relation au temps inexacte conduit à une difficulté à suivre un rythme qui n’est pas le leur. L’impression d’anormalité, la frustration causée par le manque de contrôle, l’appréhension constante d’avoir oublié quelque chose et l’anticipation de ne pas répondre aux attentes malgré le travail ardu deviennent accablantes.
Additionné au regard des autres, à la fatigue accumulée, à l’instabilité et à la difficulté à gérer ses émotions, le mal-être peut rapidement être amplifié. Cette dysfonction qu’est le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité mène alors généralement vers un sentiment d’incompatibilité avec le rythme effréné dans lequel évolue la société d’aujourd’hui : un cadre rigide, duquel il est malheureusement difficile de déroger, nuisant à l’épanouissement et devenant un obstacle à l’atteinte du plein potentiel, se transformant trop souvent en colère et poussant à une perpétuelle remise en question. Cette discordance provoque un mal-être qui reste toujours difficile à surmonter. « Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Qu’est-ce qui m’échappe de la temporalité ? Suis-je moins intelligente que les autres ? Vais-je un jour parvenir à contrôler mon attention ? Que pensent de moi les gens que je côtoie ? Comment me couper de toute cette anxiété ? » Grandir et vivre avec ce trouble et ses particularités est difficile et risque de s’avérer envahissant pour la personne atteinte du TDAH, de même que pour ses proches, qui peuvent difficilement comprendre ce phénomène. Si un diagnostic et un traitement adéquats peuvent apporter une amélioration significative à leur qualité de vie, je reste toutefois convaincue que les gens dits « normaux » auraient beaucoup à apprendre de notre relation particulière au temps, que je considère comme privilégiée.
PRESCRIRE OU PROSCRIRE UNE CADENCE ?
L’anxiété saine est une réponse normale au stress quotidien. Il s’agit d’un réflexe permettant d’orienter l’attention vers une appréhension afin de nous préparer à y faire face. Elle devient pathologique lorsqu’elle persiste sans raison et qu’elle nuit au bon fonctionnement de l’individu5. Les troubles anxieux sont courants chez les gens TDAH, mais l’anxiété est vécue de moins en moins sainement chez de plus en plus d’individus. Malheureusement, les statistiques sont claires ; la consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs ne cesse d’augmenter dans les sociétés industrialisées. Une telle montée de l’anxiété serait-elle due à notre style de vie « vitesse grand V » ? Selon un sondage réalisé par le Centre d’études sur le stress humain de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal6, le plus grand facteur de stress serait la pression du temps. Cette pression du temps serait-elle accentuée par notre incapacité à rêver ? Serions-nous victimes de notre besoin de productivité ? L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) définit la santé mentale comme « un état de bien-être dans lequel la personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et fructueux et contribuer à la vie de sa communauté7. »
Les conséquences négatives du stress sur la santé sont nombreuses, comprenant les maladies cardiaques, les accidents vasculaires cérébraux et l’hypertension artérielle ainsi que les complications reliées au système immunitaire et à l’appareil circulatoire8. Selon Statistique Canada, en 2014, 23,0 % (6,7 millions) des Canadiens de 15 ans et plus ont déclaré que la plupart de leurs journées étaient « assez stressantes » ou « extrêmement stressantes ». L’institut universitaire en santé mentale de Montréal affirme qu’un Québécois sur cinq sera touché de près ou de loin par la maladie mentale au cours de sa vie. L’anxiété anormale représentant le problème le plus courant, tandis que dans la population générale, 25 % des gens auraient déjà vécu de l’anxiété intense et 7,5 % de ces derniers sont aux prises avec un trouble anxieux. Chaque année, 20 % des travailleurs canadiens souffrent d’une maladie liée au stress. D’après l’Organisation mondiale de la Santé, en 2020 la dépression sera la deuxième raison d’invalidité au monde pour les personnes âgées de 15 à 44 ans, alors que 10 % à 15 % des gens en souffrent au cours de leur vie9. Considérant l’augmentation problématique de l’anxiété dans la société actuelle et le besoin d’évasion manifesté par la population, l’exercice que je propose par mon travail artistique porte sur la relation au temps et mène ultimement vers une réflexion sur notre mode de vie. À une époque où la population se sent à bout de souffle, il m’apparaît évident que plusieurs doivent réapprivoiser la notion de « prendre le temps de sentir le temps ». Reprendre le contrôle sur notre disposition à flâner, à rêver est essentiel pour imposer une mise à distance de la réalité et réellement se recentrer. En me basant sur mes recherches artistiques, je sais maintenant qu’il m’est possible de concevoir des espaces caractéristiques pouvant me couper de l’anxiété. Dans les prochains chapitres, je tenterai d’expliquer en quoi ma relation au temps est particulière et de quelle manière elle se rapproche d’un phénomène historiquement et philosophiquement reconnu, soit l’expérience esthétique. Je me pencherai également sur la manière dont cette temporalité devient un outil de travail ainsi que sur les concepts et médiums qui m’aident à rendre mes espaces d’évasion transmissibles au regardeur.
LE PARADOXE DE LA TEMPORALITÉ PERDUE
Malgré les embûches, les individus TDAH qui persévèrent sont majoritairement reconnus par leurs pairs comme étant des génies créateurs aux idées novatrices, des penseurs non conventionnels, des personnes énergiques, travaillantes, sensibles, vives d’esprit et passionnées. Il serait d’ailleurs faux de penser que les personnes « victimes » de ce trouble neurologique ne sont qu’inattentives, désorganisées, hyperactives et impulsives. Au contraire, lorsqu’une activité les stimule, ces personnes ont l’exceptionnelle faculté d’hyperconcentration (ou hyperfocus). Ce phénomène réfère à un état d’extrême concentration sur une activité à l’exclusion de toute autre. S’il n’est pas étonnant de voir quelqu’un s’investir dans une besogne jusqu’à en oublier l’heure, il faut savoir que l’individu atteint du trouble du déficit de l’attention peut le vivre, et ce, jusqu’à perdre durant plusieurs heures toute notion de temporalité et de contexte extérieur. Ce curieux phénomène de perte des notions de temporalité se manifeste chez la personne TDAH lors de deux états en totale opposition : lors de l’hyperconcentration ainsi que lors des « absences », comme je me plais à les appeler, qui peuvent se manifester plusieurs fois par jour. Il s’agit en fait de courts moments où l’attention se perd complètement, entraînant la perte des notions temporelles, spatiales et même corporelles. De façon imprévisible, incompréhensible et incontrôlable, la concentration se cible exclusivement sur un objet, un son, une sensation, un mouvement, qui disparaissent aussi de toute façon. Soudainement, sans même en avoir conscience, malgré une discussion en cours ou un contact visuel soutenu, plus rien n’existe.
Pendant quelques secondes, je suis là, mais je suis très loin. Une déconnexion étrange, la notion d’espace se perd, où le temps ralentit drastiquement, disparait peut-être. Tels l’hypnose et son effet récupérateur, ces expériences sont singulièrement apaisantes. Oscillant constamment entre les difficultés de concentration, phases d’hyperfocus et moments d’absences, la caractéristique difficulté face à la notion et la gestion du temps chez les gens atteints du trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité est compréhensible. Mais curieusement, ma condition est devenue mon paradoxe. Les symptômes d’une dysfonction neurocomportementale faisant partie intégrante de mon être, perceptible à tout moment et dans toutes les sphères de ma vie et qui provoque certes mon anxiété, mais qui deviennent toutefois ma thérapie momentanée, de même que mon inspiration artistique. À ce propos, en tant que phénoménologue11 atteinte du trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité, une similitude frappante m’apparaît entre l’état de déconnexion ressourçant que j’expérience lors de mes absences et le phénomène de l’expérience esthétique.
ABSENCES QUI RECENTRENT
L’expérience esthétique est de l’ordre du sensible. Elle naît lorsque l’on rencontre une situation dont les éléments, liés à un contexte favorable, viennent bouleverser nos sensations. Liant perception, mémoire et imagination, les facteurs favorables à l’obtention de l’expérience esthétique dépendent entre autres de notre vécu. L’obtention d’un état de contemplation est fortement reliée à notre passé individuel, nos références, nos souvenirs et notre sensibilité. Schaeffer parle plutôt de traces que de facteurs et souligne que « la réalité d’une trace réside dans son efficace, dans la force avec laquelle elle biaise nos expériences, que ceci se fasse consciemment ou inconsciemment18 ». Qu’elle soit entraînée par l’art ou la nature, l’expérience esthétique est un état qui relève de l’inconscient et de l’intuition. Nul besoin de comprendre ou de maîtriser les codes de ce qui nous amène vers l’état contemplatif, seule la réceptivité est une prédisposition pour se laisser transporter. Nos sens sont producteurs d’expériences esthétiques ; les stimuli éveillent des cordes sensibles de notre inconscient et nous détachent du réel un instant pour nous emmener dans un ressenti porteur de quiétude. Reliés à notre mémoire sensorielle, ces phénomènes risquent conséquemment d’éveiller une certaine mélancolie. J’aime donner l’exemple de ma mère qui, nostalgique, se voit émue par le son de la pluie sur de la tôle.
À tout coup, la vie ralentit quelques secondes, ou du moins en donne l’impression, la laissant en tête à tête avec la sensation de pur bien-être et de réconfort que ce bruit fait aussitôt ressentir en elle. L’expérience esthétique se retrouve dans ces quelques secondes, avant qu’elle ne puisse rendre intelligible son plaisir à entendre cette mélodie. En creusant, je découvre que ce bruit la ramène à une multitude de souvenirs. Elle me parle de ses séjours chez ses grands-parents lorsqu’elle était enfant. L’excitation des vacances et la sensation de liberté, la famille nombreuse et les festivités dans la maison au toit de tôle, de son espoir qu’il pleuve cette semaine-là, pour se laisser emporter par ce son qu’elle n’entendait nulle part ailleurs. Ce sont ses traces : son cerveau associe ses précieux souvenirs d’enfance à ce son qui l’a marquée. De sorte que lorsqu’elle entend le son de la pluie sur la tôle, une impression de rupture du temps est provoquée par son inconscient, qui associe traces du passé et souvenirs sensitifs avec ce bruit bien spécifique. Schaeffer explique que « les moments poétiques, les épiphanies esthétiques, ne se laissent pas forcer. Nous pouvons certes cultiver notre capacité à les accueillir, mais nous ne saurions les provoquer à volonté. Leur survenue est toujours contingente, au sens où les causes qui doivent se conjuguer pour qu’elles puissent naître dépassent les capacités de tout calcul ou projet conscient. Cela explique peut-être pourquoi nous leur appliquons si facilement un vocabulaire religieux19 […] ». Pour s’ouvrir davantage à ces bribes de temps, de l’agréable, qui emplissent, revigorent et font rêver, nous devons donc être à l’écoute de ce qui nous entoure. En supposant que, à différentes intensités, l’expérience esthétique est un anxiolytique momentané, je désire proposer un exercice pour développer notre capacité à l’atteindre. En s’ancrant dans le présent et en s’autorisant à se soustraire de notre réflexe de productivité, s’entraîner à flâner et à rêver est incontournable pour y parvenir.
RÉSUMÉ |