Une vision du monde des subalternes
Il n’y a aucun doute que les chanchadas constituent un type de cinéma très populaire, commercial et ludique qui a su maintenir un long dialogue avec le public. Dans ces films, « productions pauvres, pressées, dirigées vers et soutenues par un public urbain semi-analphabète et prolétarisé279», la culture populaire est considérée comme un parangon de l’identité nationale et cinématographique. Selon ces films, un cinéma typiquement brésilien devrait mettre en scène la culture populaire et le quotidien de ceux qui la pratiquent. Mais comment se présentait et de quelle sorte était cette culture populaire ? La culture populaire présente dans les chanchadas était la culture produite et réalisée par le peuple, la culture des classes subalternes y compris, ainsi que cela est défini dans la première partie de ce chapitre, son modus vivendi, par opposition à la culture des classes dominantes, une culture considérée comme inauthentique parce que venue du dehors. Toutefois, culture populaire ne se confond pas avec folklore, quelque chose de traditionnel et monolithique qui doit être préservé avant que la modernité ne vienne le détruire. La culture populaire, sujet de ces films, y est perçue comme un fait historique et de façon diachronique, comme une source d’originalité qui évolue avec le temps et dans le temps sans, toutefois, perdre son originalité par rapport à la culture dominante, considérée souvent comme allogène. La contradiction de ces films populaires résidait ainsi dans la façon manichéenne dont ils représentent la culture dite d’élite comme une culture importée, par opposition à la culture populaire, valorisée comme un mythe de pureté et assumée comme quelque chose d’authentique parce qu’autochtone et non encore contaminée. La culture populaire y est représentée comme la seule digne d’exprimer l’authenticité de la culture brésilienne et la seule capable de permettre l’intégration et la valorisation du peuple brésilien. Néanmoins, ambivalents, car en même temps qu’ils valorisent la culture populaire en la reconnaissant comme le résultat d’un métissage culturel, ils nient l’importance et l’apport de la culture européenne à cette même culture populaire, comme si elle s’était constituée à partir de rien ou tout simplement avec les apports des cultures endogènes. Au nom de la construction de la culture populaire comme seul modèle d’authenticité possible pour le cinéma brésilien, ils ont négligé l’interaction entre les cultures en ignorant le fait que dans une société aussi socialement hiérarchisée et diverse que la société brésilienne, l’hétérogénéité culturelle empêche d’affirmer une seule culture comme parangon identitaire. Contradictoires, cela ne les a pourtant pas empêché de valoriser la circularité culturelle entre les classes. Or, si la culture circulait entre les classes, il semblerait normal qu’elles s’enrichissent de leurs influences réciproques. Quant au type de culture populaire, il ne nous est pas difficile de constater qu’il s’agissait d’une culture de résistance. En affirmant la culture populaire comme l’unique symbole de l’identité nationale et cinématographique, ces films prônaient une résistance culturelle et brésilianiste à mesure qu’ils s’opposaient violemment à toute forme allogène de culture, même si quelques expressions de cette dernière ont pu contribuer, à l’origine, avec quelques éléments, à la constitution de la première. En s’opposant ainsi aux cultures importées, ces films contrariaient les intérêts étrangers présents au Brésil, réaffirmaient l’histoire du peuple brésilien et, dans une sorte d’ethnocentrisme à l’envers, résistaient aussi aux politiques culturelles colonialistes, 165 particulièrement à ce que Fanon considérait comme la destruction du passé des peuples opprimés280 . Une autre contradiction découlait de la première. Comme dans les cas du Romantisme et du Modernisme, ces films prônaient la défense de la culture nationale au détriment de toute sorte de cosmopolitisme sans nécessairement s’opposer aux influences des cultures étrangères. Comme c’était le cas du nationalisme politique en vogue au début des années 1950, on valorisait le produit et les entreprises nationales sans s’opposer totalement au capital extérieur à condition qu’il soit toujours minoritaire par rapport au capital national. En suivant la ligne de ce nationalisme populiste et pragmatique, les films font la défense, bien qu’inconsciemment, d’une »anthropophagisation » des autres cinématographies. On pouvait et devrait s’inspirer des formes cinématographiques canoniques, sous réserve de les adapter à la réalité cinématographique brésilienne. La forme pouvait être étrangère, mais le contenu, le thème, devait être essentiellement populaire et national. Il est opportun de souligner que les apports de la culture dite d’élite sont niés pour mieux affirmer l’authenticité, mais surtout l’autonomie de la culture populaire. Dans ces films, cette dernière est souvent représentée comme une vision du monde des classes subalternes, indépendante et nullement influencée par la culture dominante. Même si nous ne partageons pas l’idée, défendue entre autres par les auteurs des cultural studies et par l’École de Francfort, selon laquelle il ne peut pas exister de culture populaire authentique, nous ne pouvons pas nier l’aspect construit et idéalisé de cette représentation de la culture populaire. Les chanchadas représentent la culture populaire de façon autarcique, comme une vision implicite du monde des classes subalternes, mais en opposition explicite « aux conceptions officielles du monde (ou, dans un sens plus large, des parties cultes de la société historiquement déterminée) 281 ». Une conception du monde, « non seulement non élaborée et non systématique – puisque le peuple (c’est-à-dire l’ensemble des classes subalternes et instrumentales de toute forme de société qui a existé jusqu’à maintenant) ne peut pas, par définition, avoir des conceptions élaborées systématiques et politiquement organisées centralisées dans son (même si contradictoires) développement – mais aussi multiple282 ». Toutefois, si nous ne pouvons pas parler ou si nous n’y voyons pas une conscience de classe organisée et consciente de sa force, nous ne pouvons pas non plus parler d’aliénation comme l’ont fait, grosso modo, les cinémanovistes et la critique de gauche. Il aurait fallu les analyser, pour mieux cerner la logique et en comprendre les contenus, à partir d’une optique intérieure à la culture populaire et non à partir d’une vision extériorisée et intellectualisée. Produit d’une vision du monde, nous pouvons affirmer que ces films ont représenté la culture populaire comme le résultat d’une « adaptation à l’environnement, c’est-à-dire, une manière de comprendre le monde et d’agir sur lui. En ce sens, il est nécessaire de rechercher la cohérence interne de ce système explicatif et non pas de le juger par rapport à notre conception de la vie283». En partant de sa propre culture pour analyser celle d’autrui, certaines critiques de ces films ont eu du mal à dissimuler leur ethnocentrisme. Nous pouvons nous interroger sur la dimension et les aspects de cette conception du monde, mais les nier serait commetttre une erreur d’évaluation. Certains l’ont fait afin de justifier leur thèse d’une culture aliénée, tandis que d’autres l’ont fait par mauvaise foi envers le populaire ou par pure ignorance des formes et des objectifs de cette culture. Le fait que l’on critique ou que l’on n’aime pas ce modus vivendi ne devrait pas empêcher, pour le meilleur ou pour le pire, de reconnaître les codes spécifiques de vie, présents dans les multiples expressions de la culture populaire et transmis de génération en génération. Comme l’affirme Lucien Goldman, « le maximum de conscience possible d’une classe sociale constitue une vision psychologiquement cohérente du monde qui peut s‘exprimer sur le plan religieux, philosophique, littéraire ou artistique284 ». Dans les chanchadas, les subalternes ne sont pas représentés comme une classe sociale organisée, mais comme des êtres conscients de leur position dans une société de classes où tous les privilèges et toutes les opportunités sont réservés aux classes plus aisées. Manichéenne à souhait, l’instance narrative de ces films se positionne souvent du côté le plus faible du maillon social. Ainsi, ce n’est pas un hasard, ou un simple recours à la théâtralité, si la caméra est invariablement placée du côté de l’orchestre, qu’une grande partie des conflits dans ces films se passent entre les pauvres et les riches, avec ces derniers placés assez souvent du côté des méchants, ou que les acteurs se dirigent, à de multiples reprises, directement vers les spectateurs en regardant vers la caméra. Une interpellation qui est parfois utilisée comme recours comique, comme dans le film Carnaval no fogo lorsque, à la fin du film, après la bagarre généralisée, le personnage d’Oscarito ne sait pas quoi faire avec une bombe à retardement installée à l’intérieur d’une petite valise et qui est prête à exploser. Après être passée de main en main, Oscarito court vers la caméra et la jette en direction du public, endossant l’expression populaire, très employée au Brésil, selon laquelle la bombe explose souvent du côté du plus faible.
La représentation du populaire comme un paradigme pour le cinéma brésilien
Dans ce sous-chapitre nous allons vérifier comment les chanchadas ont érigé le populaire en modèle d’un cinéma national. Avant de poursuivre, nous devons nous arrêter un peu sur la notion de cinéma national. Les premières discussions plus approfondies sur la quête d’un cinéma authentiquement national commencèrent au début des années 1920 par la campagne réalisée par la revue Cinearte. Depuis sa création en 1926 par Adhemar Gonzaga et Mário Bhering, Cinearte a souvent consacré un large espace à la création d’un cinéma brésilien. Avec un projet plus économique qu’esthétique, les préoccupations des éditeurs concernaient plutôt l’édification d’une industrie cinématographique brésilienne, anticipant en quelque sorte la fondation de la Cinédia, le premier grand studio cinématographique brésilien fondé par Gonzaga en 1930. Le modèle de cinéma brésilien défendu par la revue avait pour base, comme nous avons déjà souligné ci-dessus, le cinéma américain et devrait être avant tout un cinéma éducatif et de fiction. Un cinéma de fiction esthétiquement inspiré par le luxe et la technique du cinéma américain était le seul « capable de permettre le développement d’une véritable industrie cinématographique au Brésil285», selon cette revue qui se positionnait du côté de l’industrie et agissait comme une sorte de représentant officiel des producteurs. Avec une vision très eugénique, ses rédacteurs éprouvaient une véritable aversion à l’égard du cinéma documentaire en raison de l’hétérogénéité, de la liberté et du réalisme de ses images. Un réalisme qui empêcherait une sélection préliminaire des images projetées et pourrait donner une mauvaise image du Brésil à l’étranger. Seuls les documentaires éducatifs devraient être stimulés par une industrie cinématographique typiquement brésilienne. Cette apologie d’un cinéma éducatif et de fiction au détriment d’un cinéma plus réaliste des éditeurs était une vision très élitiste et, d’une certaine façon, antipopulaire. Si avec la fiction, les cinéastes ou plutôt les producteurs pouvaient sélectionner, « eugéniser » les images du Brésil qui pourraient et devraient être montrées, avec l’éducation ils instrumentalisaient le cinéma en choisissant ce que le public pourrait voir. Ce supposé paternalisme avait du mal à dissimuler le côté autoritaire mâtiné de racisme.
Dans un article publié dans la section « Cartas ao operador » (« Lettres à l’opérateur »), l’aversion à l’égard du documentaire et le racisme des éditeurs de la revue se manifestent clairement, sans subterfuge ni honte : « Quand est-ce que nous abandonnerons, M. l’Opérateur, cette manie de montrer des Indiens, caboclos286 , Noirs, bêtes, et d’autres oiseaux rares de cette malheureuse terre aux yeux du spectateur cinématographique ? Supposons que par hasard l’un de ces films arrive à l’étranger. Outre le fait de n’être pas de l’art, de ne pas avoir de technique, il convaincra davantage l’étranger sur ce qu’il pense que nous sommes : une terre identique ou pire que le Congo, que l’Angola, ou quelque chose du genre ». […]. Le futur de la cinématographie se résume aux films, d’intrigue (sic), avec une bonne technique, une bonne direction, bien accomplie…287 ». Un article comme celui-là écrit dans le Brésil contemporain amènerait son auteur directement en prison. Outre le préjugé contre certains pays africains, l’énonciation qui met sur un même plan les Indiens, les caboclos, les Noirs – le peuple, donc – et les bêtes est particulièrement terrifiante et dénote tout le racisme et les préjugés des élites brésiliennes envers les pauvres. Il est important de noter aussi que nous n’y trouvons pas les mulâtres, car, pour « pire que pouvaient être » ces personnes, elles avaient toujours une partie de Blanc. Par ailleurs, il ne nous étonne pas que toute cette position raciste soit assumée au nom d’une supposée préoccupation avec ce que l’étranger penserait du pays. Le processus de »civilisation » qui devrait »sauver » le pays de la décadence était synonyme d’européanisation ou, pire encore, »d’eugénisation », de blanchissement de la société brésilienne, à mesure qu’il devrait se faire sans les éléments non-européens, c’est-à dire le Noir et l’Indien qui, par ailleurs, coïncidaient avec les éléments populaires. Nous avons déjà eu l’opportunité dans ce travail de commenter ce mazombisme qui se confond avec ce que le dramaturge brésilien Nelson Rodrigues considérait comme un « complexo de vira-lata » (complexe de chien bâtard) et qu’il définit comme une espèce de narcissisme à l’envers qui expliquerait ce sentiment d’infériorité qu’ont la plupart des Brésiliens face aux étrangers et aux choses étrangères et qui a caractérisé et caractérise encore le comportement d’une partie des élites économiques et intellectuelles du pays. Ainsi, après la lecture d’un tel passage, il ne nous est pas difficile de déduire que l’aversion ressentie par les défenseurs d’un cinéma brésilien dans les années 1920 concernait plutôt la représentation de l’univers populaire que le cinéma documentaire en soi. Il fallait, à travers le cinéma de fiction, pratiquer un certain eugénisme esthétique et ne montrer que ce qui pourrait intéresser l’étrange sans que cela puisse dénigrer l’image du pays, c’est-à-dire, les personnes, les situations et les lieux européens et/ou européanisés.