Une Typologie de plateformes numériques de travail local

Des plateformes « opératrices » fortement prescriptives et incitatives

Les plateformes “opératrices”, situées au nord-est de la représentation graphique (figure 15), présentent le plus grand nombre d’instruments prescriptifs et incitatifs. Cet idéal-type de plateforme correspond au modèle Uber, enquêté par les tenants du management algorithmique (Lee et al., 2015 ; Rosenblat & Stark, 2016). Nos résultats préliminaires montrent que l’organisation du travail via plateforme opératrice ne se réduit pas à des artefacts algorithmiques.
Revenons d’abord à ce qui distingue fondamentalement les plateformes « opératrices » des autres types de plateformes numériques de travail local. Nous argumentons que l’algorithme d’attribution des missions de travail est l’instrument phare de cette catégorie de plateforme. En effet, la plateforme « opératrice » n’est pas un simple intermédiaire entre une offre et une demande ; entre un travailleur et un client. Le client ne contacte par directement un travail via plateforme : il spécifie précisément un besoin (e.g. tel service à telle heure) et les algorithmes de la plateforme cherchent un travailleur pouvant répondre à cette demande. Un algorithme d’attribution est configuré par l’équipe managériale de la plateforme pour prendre en compte certains critères dans cette recherche. Il s’agit généralement de trouver le travailleur qui est le plus rapidement disponible, mais parfois également celui qui est jugé comme étant le plus performant. De ce fait, les plateformes « opératrices » implémentent en complément des instruments de gestion des plannings et d’évaluation des performances.
D’autres instruments prescriptifs caractéristiques des plateformes « opératrices » sont la fixation non négociable d’une tarification et l’enregistrement des refus de missions de travail. Le refus d’une mission de travail est sanctionné : le travailleur doit le justifier (City Wonders) ou le refus est comptabilisé dans un « taux d’acceptation » (Uber, Deliveroo).
Ce degré élevé de prescriptions est peut-être justifié par la volonté de créer une image de marque fiable et reconnaissance autour de l’entreprise, de manière à faciliter les « doubles effets de réseaux » (Gawer, 2009). Nous proposons que cette quête de contrôle rationnel du travail permet d’améliorer la satisfaction des clients, et donc d’atteindre une masse critique de clients réguliers et confiants dans la qualité qu’ils peuvent attendre de « la commande d’un Uber » par exemple.
De l’autre côté, le degré élevé d’incitations mises en œuvre par les plateformes opératrices s’explique peut-être par une volonté de construire une base solide de travailleurs régulièrement actifs. L’impératif d’évoluer dans un marché biface explique sans doute pourquoi incitations et prescriptions vont de pair : la Figure 15 ne montre pas de cas de plateformes qui seraient fortement prescrites et peu incitatrices, ou vice versa.
La catégorie des plateformes « opératrices » n’est néanmoins pas homogène : nous pouvons distinguer deux stratégies différentes. La première, qui correspond à celle de Uber et de Deliveroo, consiste à reprendre le principe d’accès pour tous (issu de l’économie collaborative) : il y a peu de barrières à l’entrée, les travailleurs pouvant même être accompagnés dans leurs démarches administratives. Les processus de travail sont néanmoins fortement standardisés, avec une parcellisation en micro-tâches à valider, un enregistrement en temps réel de métriques de performance et des sanctions strictes pouvant aller jusqu’à la suspension du compte.
Si Uber et Deliveroo mettent l’accent sur l’opportunité données à tous de réaliser des missions rémunérées, d’autres plateformes comme City Wonders ou Hoper assument une sélection des travailleurs suivant les principes d’un recrutement traditionnel : identification des besoins, entretien dans les locaux, etc.
Enfin, au moment de notre enquête de terrain, les travailleurs via plateforme « opératrices » bénéficiaient d’un accompagnement dans l’apprentissage de l’activité. Par exemple, les travailleurs avaient des contacts directs avec le management opérationnel de la plateforme, qu’ils rencontraient lors de l’inscription et qu’ils pouvaient contacter à tout moment en cas de problème. Les plateformes organisaient des événements présentiels, à l’occasion de permanences (Deliveroo), de formations (Hoper) ou de moments informels de convivialité. La communauté des travailleurs faisait également l’objet d’une animation sur les réseaux sociaux.
Des instruments sont également mis en place pour récompenser l’activité sur la plateforme. Par exemple, un livreur Deliveroo assidu et performant peut réserver des créneaux de travail en avance ; un guide City Wonders qualifié « meilleur guide du mois » pourra obtenir des bonus financiers et une possibilité de devenir formateur ; etc.

Des plateformes « places de marché » faiblement prescriptives et incitatives

Les plateformes « places de marché », situées au sud-ouest de la représentation graphique (figure 15), mobilisent peu d’instruments prescriptifs et incitatifs. Il s’agit du modèle de plateforme qui a plutôt été dépeint par les tenants de l’économie collaborative.
Tout d’abord, la caractéristique principale des plateformes « places de marché » est de mettre directement en relation un client avec un travailleur. Contrairement aux plateformes opératrices », le client choisit directement un travailleur et sa proposition de service. L’instrument central des plateformes « places de marché » est donc l’algorithme de référencement. Cet algorithme prend en compte divers critères de performance qui vont conditionner la visibilité de tel ou tel autre profil de travailleur. La performance n’est pas sanctionnée de manière stricte : les profils peu performants ne sont pas supprimés mais sont simplement moins mis en avant.
L’évaluation de la performance est principalement le fait du client, via un système de notation et de commentaire. Le travailleur peut également noter le client. Les algorithmes de la plateforme prélèvent peu de métriques de performance car les processus de travail ne sont ni standardisés, ni décomposés en micro-tâches à valider. Les algorithmes enregistrent surtout les métriques de performance du profil de travailleur : nombre de vues, de clics, de réservation, temps de réaction, etc.
Il n’y a pas de sélection des travailleurs à l’entrée : tout le monde peut s’inscrire sur la plateforme en quelques minutes pour y proposer des compétences. Le profil des travailleurs n’est pas modéré avant sa mise en ligne : le travailleur peut de ce fait créer sa proposition de service comme il l’entend. Par exemple, un travailleur amateur ne disposant pas d’expérience dans le secteur du tourisme peut s’inscrire sur Cariboo dans le but de proposer des visites guidées de sa ville. Il dispose d’une autonomie totale dans la conception de la visite (selon le thème et l’itinéraire qu’il préfère), la fréquence de travail, la durée et le prix de sa prestation.
La plupart des places de marché dites de « jobbing » (petits services à domicile) laissent aux clients une possibilité de négocier avec le travailleur le prix et la durée de la prestation de service. Parfois, la plateforme impose une fourchette de prix minimal et maximal.
Il existe toutefois une relative hétérogénéité dans le substrat technique des plateformes places de marché ». Si certaines plateformes comme FrizBiz s’approchent d’un modèle de marché pur, d’autres plateformes comme Superprof ou Cariboo mettent en place quelques instruments de contrôle ou instruments incitatifs. Par exemple, il s’agit d’algorithmes de prélèvement de métriques de performances qui influent sur le référencement des profils. De même, sur Superprof, les travailleurs adoptant certains comportements (avoir au moins cinq commentaires positifs de la part des clients, un temps de réaction rapide face aux demandes des clients, etc.) se voient récompensés en passant à des « statuts » supérieurs qui correspondent à divers avantages. Sur Superprof ou Cariboo, les travailleurs les plus performants sont invités à des événements (rares et localisés) organisés par l’équipe managériale des plateformes, là où ces pratiques sont absentes des autres plateformes « places de marché ». Néanmoins, les différences restent peu marquées.

Des plateformes « places de marché hybrides »

Nous identifions un dernier idéal-type de plateformes numériques de travail local, que nous qualifions de « places de marché hybrides ». Ces plateformes, tout en mobilisant un algorithme de référencement comme les places de marché classiques, mettent en place des instruments prescriptifs et incitatifs supplémentaires. Le cas Airbnb Experience et, dans une moindre mesure, Eatwith constituent des exemples typiques de cette catégorie de plateformes.
Nous qualifions ces plateformes numériques de « places de marché hybrides » car elles empruntent la même caractéristique principale que les « places de marché » classiques présentées précédemment : un algorithme de référencement qui permet une relation directe entre un client et un travailleur. Les missions de travail ne sont pas attribuées elles-mêmes par un algorithme : le client contacte directement le ou les travailleurs qui l’intéressent.

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