Une Surveillance algorithmique faillible qui préserve des marges de manœuvre

Une Atomisation des travailleurs

Le management algorithmique de la plateforme Deliveroo repose d’abord sur un principe d’atomisation des travailleurs. Chaque travailleur dispose de sa propre version de la plateforme (ici, l’application mobile Rider) par laquelle les missions sont attribuées et les performances mesurées. Cette individualisation de la gestion décourage le développement de formes collectives de travail. Les livreurs Deliveroo estiment qu’ils doivent travailler chacun de leur côté s’ils veulent maximiser leurs revenus. Nombre de nos interviewés affirment qu’il n’est pas stratégique d’attendre des courses au même endroit que d’autres livreurs car cela réduit la probabilité de se voir attribuer une mission de travail par l’algorithme : « Je reste pas avec les livreurs à Place du Cirque. Ok d’accord, tu parles, c’est sympa et tout, mais si tu veux de l’argent… Tu restes jamais là » (extrait d’entretien).

Une Surveillance diffuse

Les travailleurs Deliveroo sont soumis à une surveillance diffuse, qui s’exerce par l’intermédiaire d’algorithmes d’enregistrement en temps réel des traces de comportement à partir des données mobiles.
La surveillance est facilitée par la parcellisation des processus de travail. Chaque livraison de plats cuisinés est fragmentée en micro-tâches (acceptation de la commande, arrivée au restaurant, récupération de la commande, arrivée chez le client, livraison au client) qui doivent être validées sur la plateforme :
• T’as une notification sonore donc t’ouvres l’appli et puis, sur Deliveroo, c’est comme un slide pour décrocher sur le téléphone. Donc tu slides pour l’accepter. Et puis ça t’indique « aller à tel restaurant ». Tout simplement, t’y vas. Quand t’es arrivé, tu confirmes que t’es arrivé encore une fois en slidant. Ca te dit : le numéro de commande, c’est tant. Tu rentres dans le restaurant ou t’attends devant, selon les restaurants, pareil ils ont pas tous la même politique de gestion des coursiers. Tu leur dis : voilà, j’ai tel numéro de commande. Ils te la donnent ou t’attends un petit peu, ça dépend. (…) Puis une fois que t’as récupéré la commande, tu la charges, tu re-slides sur l’appli pour dire que t’as récupéré. Ça t’envoie l’adresse de livraison du client. Puis, t’y vas. (…) Une fois arrivé, tu re-slides pour dire que t’es arrivé, tu montes chez le client, tu re-slides pour dire que t’as livré. [Rires] Ça, ça va être changé apparemment. Y a une mise à jour prochaine où t’auras plus qu’un seul slide pour pointer chez le restaurant et un seul chez le client, ça va être pas mal. Parce que là, chez Deliveroo j’ai un peu l’impression de passer mon temps à confirmer tout ce que je fais. [Rires, puis prend une voix volontairement niaise] Je confirme que j’ai mis un coup de pédale à gauche, je confirme que j’ai mis un coup de pédale droite… [Rires] » (extrait d’entretien).
Chaque livraison a une tarification fixe et doit être effectuée dans un délai maximum de 30 minutes. Couplé à un algorithme de géolocalisation, les retards sont surveillés par des managers opérationnels. Les managers opérationnels peuvent intervenir à tout moment dans les processus de travail par le biais d’avertissements téléphoniques.
Des indicateurs de performance sont également calculés automatiquement à partir des données smartphone. Trois statistiques sont affichées sur l’application (voir figure 16 ci-dessous) : il s’agit du taux de présence, du taux de désinscription tardive et du taux de participation aux pics d’activité. Le taux de présence contrôle la ponctualité et l’assiduité des livreurs : il mesure la connexion effective des livreurs pendant toute l’heure du créneau de travail réservé. Le taux de désinscription tardive contrôle la fiabilité des travailleurs : il mesure le respect de l’engagement pris une semaine à l’avance de travailler à tel créneau horaire, sans annulation à moins de 24h du créneau concerné. Le taux de participation aux pics contrôle la régularité des livreurs : il mesure la fréquence de travail les soirs de week-ends sur les quatre dernières semaines.
Néanmoins, les livreurs enquêtés soupçonnent Deliveroo de collecter officieusement d’autres mesures de performance : « Chez Deliveroo, on a une partie émergente de l’iceberg où on voit quelques stats, mais à mon avis ils en ont plein d’autres sur nous qu’on voit pas. D’autant plus que tout est informatisé ! » (extrait d’entretien).
Les livreurs de nourriture ne savent pas toujours qui regarde, ni ce qui est regardé : « Nous, l’algorithme, on en sait rien ! Franchement… On a des théories dessus, via ce qu’on observe, mais on a pas l’info sur l’algorithme et on l’aura jamais, c’est un truc qui doit demeurer confidentiel pour eux je pense […] Voilà, une grande théorie, c’est on roule lentement pour pas avoir une vitesse élevée, et si on roule lentement ils vont nous envoyer des courses courtes étant donné qu’on est lents. C’est une théorie ! Moi j’ai déjà essayé pendant des semaines de rouler à deux à l’heure, j’ai l’impression que ça marche un peu mais je suis pas sûr ! » (extrait d’entretien).
Nous suggérons que le caractère diffus de cette surveillance renforce son pouvoir disciplinaire, surtout pour les travailleurs les plus dépendants économiquement qui craignent toute sanction qui pourrait affecter ou supprimer leurs revenus.

Un Pouvoir de sanction

Sur Deliveroo, les comportements non conformes sont sanctionnés.
Tout d’abord, les trois indicateurs de performance décrits précédemment (taux de présence, taux de désinscription tardive et taux de participation aux pics d’activité) sont corrélés à un calendrier de réservation des créneaux de travail. Les travailleurs les plus performants, au regard de ces critères, accèdent à ce calendrier de réservation plus tôt que les autres : le lundi 11h, plutôt que 15h ou 17h. Cela leur permet d’avoir accès et de réserver un maximum de créneaux de travail, y compris ceux du soir qui correspondent à des heures de forte demande. Il est important d’avoir de bonnes statistiques de performance et d’être bien classé par la plateforme car les places pour chaque créneau de travail sont limitées et rapidement complètes. Par conséquent, les travailleurs les moins performants, qui obtiennent le calendrier de réservation en dernier, ont un accès plus restreint aux missions de travail.
Par le bouche-à-oreille, les livreurs Deliveroo savent que d’autres comportements que ceux officiellement surveillés peuvent être sanctionnés. Par exemple, la rumeur veut qu’un travailleur ait été désactivé de l’application pour avoir eu un faible taux d’acceptation de commandes : il refusait trop fréquemment les propositions de travail.
Les livreurs de plats cuisinés craignent en général les sanctions, car ils savent que leur contrat ne les protège pas d’une désactivation à tout moment de la plateforme, pour quelque raison que ce soit. La surveillance des travailleurs est suffisamment étendue pour que même les participants aux actions collectives soient identifiés par l’équipe managériale de Deliveroo et sanctionnés.
Au regard de ces trois principes disciplinaires, nous pouvons comprendre la mobilisation de la métaphore du Panoptique pour caractériser le management algorithmique des plateformes opératrices » (Duggan et al., 2019 ; Veen et al., 2019). Pour autant, nous allons voir dans la partie suivante que ces techniques d’individuation s’avèrent dans les faits faillibles : le projet de rationalisation du travail rencontre immanquable la subjectivité des travailleurs et leur désir d’autonomie.

L’Expérience vécue : Des Travailleurs minimalement surveillés

Dans le développement de cette partie, nous verrons que la métaphore du Panoptique ne convient pas pour décrire l’instrumentation prescriptive de Deliveroo car elle suppose des formes quasi-totalitaires de contrôle. Or, notre analyse montre que l’activité des travailleurs ne se laisse pas enfermée par le prescrit.
Nous verrons en 2.1 que le management dit algorithmique dépend encore largement de l’arbitrage et de l’intervention de managers opérationnels. Parce que ces managers sont en sous-effectifs, le contrôle du travail présente de nombreuses failles. Avec l’expérience, les livreurs sont en mesure d’anticiper le contrôle dont ils font l’objet afin de dégager des marges de manœuvre qui leur permettent de poursuivre leurs propres objectifs.
Puis, nous montrerons en 2.2 que ce savoir tacite sur les failles du management algorithmique trouve une diffusion plus large du fait de la socialisation informelle entre livreurs. Bien que l’instrumentation de la plateforme suppose une atomisation des individus, la nature du travail de livraison fait que les livreurs se rencontrent régulièrement par exemple lors des temps d’attente aux restaurants. Cette socialisation informelle facilite la diffusion de stratégies de contournement, de détournement voire de résistance à la plateforme-organisation.
Plutôt qu’une surveillance maximale, il apparaît que les travailleurs Deliveroo sont dans les faits minimalement surveillés.

Des Travailleurs expérimentés en mesure d’anticiper leur surveillance

Comme Bain & Taylor (2000) l’ont déjà observé dans le cas des centres d’appel, les livreurs Deliveroo sont en capacité d’identifier les failles du management algorithmique à mesure qu’ils acquièrent de l’expérience.
Au fil du temps, les travailleurs se rendent compte que la surveillance effective est limitée car elle suppose l’intervention de managers opérationnels qui sont trop peu nombreux pour contrôler à distance tous les indicateurs de performance de tous les travailleurs d’une même ville ou d’une même zone géographique. Par exemple, nous avons demandé au cours d’un entretien si les données de géolocalisation étaient étroitement surveillées : « Bah, chez Deliveroo, non pas trop ! Parce qu’on est énormément chez Deliveroo, je crois que les mecs ils ont pas trop le temps. Tant que le taf est fait et que les commandes sont livrées, pas trop. Après, quand ils t’ont dans le collimateur, à mon avis faut faire plus gaffe quoi » (extrait d’entretien).
Les managers opérationnels ont tendance à se concentrer sur des indicateurs spécifiques, que les livreurs expérimentés sont en mesure de deviner. Ces travailleurs élaborent des stratégies qui leur permettent de poursuivre leurs propres objectifs. Cela peut être d’adopter des comportements conformes par rapport aux attentes managériales contenus dans les indicateurs les plus étroitement surveillés, tout en détournant ou en contournant ailleurs le management algorithmique. Cela permet aux livreurs Deliveroo d’améliorer leur expérience vécue du travail via plateforme tout en minimisant les risques de sanctions. Par exemple : Le weekend [lorsqu’il y a des minimums garantis] j’ai une technique pour être connecté sans avoir de commandes. […] En gros, les ambassadeurs ils ont accès au « OS » : Out of Service. Quand ils ont un shift d’essai, ils demandent sur le support… Tu dis : « Salut, j’ai un shift d’info, est-ce que tu peux me mettre en double OS s’il te plaît ? ». En gros, moi j’y ai pas accès, mais j’ai essayé une fois de lui demander et moi ça marche, donc je continue de le faire ! Ça veut dire que je suis connecté, comme si je bossais, donc je touche les minimum garantis sauf que je reçois pas de commandes ! […] En ce moment, j’avais des stats pourris et vu que je voulais rester dans l’ombre et pas me faire griller pour le double OS, j’ai décidé d’accepter toutes les commandes pour avoir des bonnes stats d’acceptation et… Et que je puisse encore me faufiler discrètement, quoi. Vu que c’est sur ces stats là qu’ils se penchent en premier, sur le taux d’acceptation, et une fois que t’as des mauvaises stats là-dessus ils commencent à creuser un peu plus » (extrait d’entretien).

Une Socialisation informelle qui diffuse des stratégies de contournement, détournement et résistance

Nos résultats montrent que les failles du management algorithmique, décelées par les livreurs expérimentés, sont diffusées auprès d’une audience plus large par le biais de leur socialisation informelle.
Malgré le management algorithmique, la nature même du travail de livraison de plats cuisinés contredit le principe d’atomisation des travailleurs. Les travailleurs Deliveroo se rencontrent fréquemment lors des temps d’attente aux restaurants : « Des fois, on est 4 ou 5 à attendre devant le même restaurant. Des fois, on attend tous 10 minutes donc on a le temps de parler : alors la galère ça va ? Ce soir, ça marche ? » (extrait d’entretien).
Ces échanges informels peuvent avoir lieu plusieurs fois par jour, surtout pour les livreurs qui travaillent « à temps plein » – plus de 30h par semaine. Ces échanges sont l’occasion d’apprendre les ficelles du métier, ou même de demander de l’aide pour réparer son vélo. La question de la maximisation des gains est particulièrement posée : « Comme c’est assez court, on se dit : alors, c’est où les endroits où ça tourne pas mal ? Des petits conseils aussi, tout un tas… (…) Avant j’attendais à un endroit différent à chaque fois, des fois trop loin. Donc on m’a dit : Reste rue de Strasbourg au début ! Ensuite t’iras au gré des commandes, mais au début reste à Strasbourg surtout » (extrait d’entretien). Les savoirs tacites sur le management algorithmique, acquis individuellement au fil du temps, sont également plus largement diffusées. Il en va de même pour les stratégies individuelles de détournement de la plateforme. Par exemple, l’utilisation de faux GPS est devenue si répandue que l’équipe managériale de Deliveroo a dû mettre à jour la plateforme pour empêcher leur utilisation. Cela permettait aux livreurs de valider leur connexion à l’épicentre sans se déplacer de chez eux, afin de toucher les éventuels bonus financiers sans accepter de commandes.
La socialisation informelle suscite également un sentiment de communauté, en particulier au sein d’un noyau dur de livreurs « à temps plein » : « Avec certains, comme on se croise assez souvent, on devient presque potes » (extrait d’entretien). Comme le souligne la recherche en sciences sociales (Bazin, 2016), ce sentiment de solidarité et d’appartenance à un groupe facilite l’émergence d’actions collectives. La socialisation informelle entre livreurs explique l’organisation de premières actions collectives, ici avant la faillite de Take Eat Easy :
• On est tous à République à attendre le top départ. Ça fait que oui, en attendant les premières commandes qui des fois tardent à arriver, on discute quoi ! Très vite… Au début, on discute, on rigole quoi. « Ouais, hier j’ai livré une nana, oh la la, elle était en peignoir, elle était en short ! » (…) Donc voilà, les anecdotes classiques, « je me suis pété la gueule machin », des trucs comme ça. Et puis, au fur et à mesure des semaines, je vois que les conversations changent dans le clan en fait. Evidemment, y a toujours ça, ces anecdotes, mais très très vite on voit qu’y a des bugs dans l’application. Y a des temps d’attente qui se mettent à arriver, alors qu’avant c’est vrai c’était super rapide, on arrive on repart. (…) Donc le métier commence à se tendre un petit peu et là les conversations changent. Jusqu’à ce que Take Eat Easy, un jour, décide de supprimer les courses minimum garanties, les 5 courses par shift. Donc là, montée de boucliers ! (…) On a monté un petit groupe Facebook. Sur ce groupe Facebook là aussi, les conversations, qui au départ étaient plutôt funky, commencent à devenir presque militantes. Je continue à suivre ça et je vois que les minimums garantis disparaissent et les types veulent faire une pétition, veulent aller négocier au bureau » (extrait d’entretien).
Toutefois, nos résultats suggèrent que ces stratégies de détournement, de contournement et de résistance restent marginales. L’organisation du travail via plateforme reste globalement efficace malgré les failles du management algorithmique.

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