Une socialisation conjugale interdépendante de l’intégration sociale des jeunes adultes
Après avoir montré la discrétion avec laquelle les pratiques communes s’installent et décrit l’un des ressorts majeurs de ce processus, à savoir la socialisation conjugale, il convient de contextualiser celui-ci concernant la population spécifique des jeunes adultes. Les années de fin de jeunesse et de début de l’âge adulte sont celles de l’accès à l’autonomie (Cicchelli, 2001). Il s’agit d’une période moratoire par rapport aux engagements de la vie adulte, mais qui joue cependant, en même temps, un rôle essentiel dans la définition des places sociales, par la conversion des ressources en rôles sociaux, via notamment les études et le premier emploi (Mauger, 2015)124, mais aussi la formation du couple (Kaufmann, 1994). Sur le plan alimentaire, les années s’étendant du départ du domicile parental à la trentaine sont celles del’autonomisation alimentaire. La personne doit former ses propres compétences et habitudes alimentaires dans le cadre d’une gestion qui lui revient désormais. Ceci donne lieu d’abord à l’adoption d’une alimentation spécifique aux jeunes adultes, éloignée des pratiques des familles d’origine (Garabuau et al., 1996 ; Garabuau-Moussaoui, 2001, 2002). L’accession progressive au statut d’adulte conduit cependant à un rapprochement des pratiques alimentaires de celles des adultes plus âgés. Angela Meah et Matt Watson (2011) déconstruisent ainsi l’hypothèse d’une perte historique de compétences culinaires au fil des générations en montrant la variation de l’investissement culinaire, donc de l’apprentissage et de la mise en pratique de compétences, au cours de la vie, en fonction des conditions de vie et des configurations familiales (présence d’enfants ou d’un·e partenaire, étapes de la vie familiale, etc)125. Nous allons montrer que la socialisation conjugale réussit d’autant mieux qu’elle s’inscrit dans ce processus d’accession au statut d’adulte. Autrement dit, les représentations et pratiques de l’autre ont d’autant plus de chances d’être adoptées qu’elles entrent en cohérence avec les conditions d’intégration sociale liées au passage au statut d’adulte. Ce changement consiste en de nouvelles conditions d’existence (1), mais aussi en une évolution du lien à la famille d’origine (2) dont les pratiques sont réappropriées. Il nous faudra donc reconnaître le rôle de la socialisation conjugale dans l’intériorisation par les jeunes adultes des normes alimentaires communément associées à l’âge adulte, à commencer par celles plébiscitées par les autorités sanitaires publiques (3).
Devenir adulte : de nouvelles conditions d’existence et appartenances
Chez les jeunes adultes, une partie des changements engendrés par la socialisation conjugale sont favorisés par le changement de statut social, lui-même nourri par l’entrée en conjugalité cohabitante. Ainsi, l’évolution des pratiques et normes alimentaires accompagne le changement des conditions d’existence caractérisé, très concrètement, par de nouvelles conditions matérielles auxquelles concoure fortement la mise en cohabitation conjugale (a) mais aussi, plus indirectement, par un nouveau rapport à soi (b), et par l’intégration à des groupes d’appartenance parfois porteurs de nouvelles normes alimentaires (c). a. De nouvelles conditions matérielles L’amélioration des conditions matérielles concerne tou·tes les partenaires qui ont vécu seul·es ou en colocation avant de vivre en couple. En effet, s’installer signifie souvent accéder à de meilleures conditions de logement, en particulier en termes d’espace et d’équipement ménager126. Si les étudiant·es et jeunes travailleurs/euses vivant seul·es cuisinent peu ou de façon simplifiée (Garabuau-Moussaoui, 2001), ce n’est pas uniquement parce qu’une part importante de leur sociabilité se passe à l’extérieur de leur domicile (Saint Pol, 2005), mais aussi parce que leur logement est mal équipé pour la cuisine, et plus largement pour la gestion alimentaire. Comme l’exprime Charlotte (21 ans, installée depuis 2 mois, en première année de licence), « C’est le problème, quand on est étudiants aussi. On se tape des appartements qui sont pas du tout adaptés, et pas du tout fonctionnels, pour faire à manger. » (ent. 1, conjugal). Le partenaire de Charlotte, Maxence (21 ans, alors en recherche d’emploi) rentrait régulièrement manger chez ses parents « pour redécouvrir certains plats » qu’il ne pouvait pas cuisiner chez lui, par manque d’équipement. Cas relativement extrême, Mathieu (24 ans, installé depuis 1 an et demi en petite couronne, technicien support en informatique) a commencé par vivre seul dans un « petit studio » (ent. 1, conjugal), où le coin cuisine était composé uniquement d’un évier et d’un frigidaire en-dessous. Ce studio ne comportait initialement « même pas de plaques (de cuisson) », et Mathieu en avait acheté une permettant de poser une seule casserole qu’il utilisait posée par terre, en cuisinant les ingrédients les uns après les autres. Ceci ralentissait sa cuisine et le décourageait fréquemment de cuisiner. En effet, la qualité de l’équipement influence directement la tendance à cuisiner. Désormais dans un petit appartement de type studio, Mathieu et Priscille (22 ans, secrétaire en CDD) Mathieu : aimerai[ent] bien faire de la cuisine. Mais vu les contraintes […] On peut même pas mettre deux plaques (il veut dire deux casseroles) l’une à côté de l’autre. Donc on est obligé de faire des trucs rapides en fait. Et puis du coup des fois ben, un peu la flemme de manger la même chose. Donc… bah pizzas en bas à cinq euro. (ent. 1, conjugal)
Un nouveau rapport à soi
Car la mise en cohabitation participe aussi de la transition progressive des jeunes adultes d’une alimentation adolescente vers une alimentation adulte (Escalon et Beck, 2013), en lien avec l’évolution de leur position sociale. La représentation commune de jeunes adultes se nourrissant « mal » au regard des normes nutritionnelles communément admises doit en effet être nuancée et expliquée. Selon Isabelle Garabuau-Moussaoui, si les « jeunes » ont une alimentation apparemment déstructurée comparée à la norme, c’est-à-dire respectant moins la structure traditionnelle des repas, les temporalités, la norme de cuisine et les attentes nutritionnelles communément admises, c’est que « cela répond à une fonction sociale, qui est celle de revendiquer une identité générationnelle » (Garabuau-Moussaoui, 2001). Autrement dit, pour les jeunes adultes, le « risque culinaire » est moins le risque sanitaire – voir sa santé se détériorer en raison d’une alimentation inadaptée – pris en compte dans les attentes et normes portées par les adultes, et essentiel aux yeux des pouvoirs publics, qu’identitaire. Iels encourent le risque social de ne pas être reconnu·es comme membres de leur groupe d’âge si iels suivent les normes alimentaires des autres groupes d’âge (enfants et adultes plus âgés). Pour éviter cela, les jeunes adultes rejettent ou détournent partiellement certaines normes alimentaires considérées comme propres au monde des adultes et transmises par leurs aîné·es. Iels cherchent ainsi un équilibre entre l’affirmation de leur identité – par l’irrespect de certaines normes alimentaires – et le respect des règles sociales – dont font partie les normes de santé. En particulier, iels entretiennent un rapport complexe au savoir-faire, entre rejet et volonté d’apprendre, ainsi qu’au « bon », connaissant une tension entre le « bon au goût » et le « bon diététique » (Garabuau-Moussaoui, 2001) ou encore entre le « manger bon » et le « manger bien » (Garabuau et al., 1996). Les jeunes adultes ont en effet globalement intégré ces normes du « bon diététique », mais les rejettent pour s’assurer leur identité générationnelle : Ils reconnaissent qu’il existe des règles culinaires (techniques, présentation, types d’aliments, types d’associations d’aliments, etc.) et des règles nutritionnelles (équilibre, variété, quantité, etc.), mais les rejettent pendant une période de vie, celle qui correspond à une transition identitaire, à une recherche d’un nouveau statut, entre adolescence et âge adulte. Ils développent alors un discours de la créativité, de la liberté, de l’absence de contraintes, au niveau de la cuisine, qui est à mettre en parallèle avec leur vie de jeune : une volonté de s’autonomiser face à leurs parents (ne plus être des enfants), tout en refusant de s’identifier à la génération des adultes. Cette période de vie est une période d’inversion sociale, de refus des règles dictées par la société des adultes, 164 et la cuisine et l’alimentation participent de cette construction identitaire provisoire, qui a pour fonction sociale de passer de l’adolescence à l’âge adulte, de manière progressive. (Garabuau-Moussaoui, 2001, § 31)