Une rencontre conflictuelle entre deux manières de protéger les droits fondamentaux

Une rencontre conflictuelle entre deux manières de protéger les droits fondamentaux

 Si définir les droits de l’homme est une entreprise complexe qui nécessite de prendre en compte le contexte culturel spécifique, les appliquer l’est tout autant. En effet, même si de nombreux États à travers le monde sont parvenus à établir des textes communs sur les droits fondamentaux, cela ne signifie pas pour autant que les droits soient définis de façon similaire par chaque État, ni que les responsabilités des États soient envisagées de la même manière partout, ce qui crée des visions concurrentes de la protection légale des droits de l’homme.

Or, le Royaume-Uni possède un système de droit particulier, différent de ceux appliqués sur le reste du continent européen : sa structure comme les modes d’interprétations qu’il favorise le distinguent. Avec la création, après la Seconde Guerre mondiale, des différentes institutions européennes, et en particulier le Conseil de l’Europe et la Communauté Economique Européenne, les différentes structures juridiques européennes sont entrées en contact et se sont rapprochées, au prix parfois de conflits importants. Les aires de compétences des institutions peuvent se chevaucher, source de désaccords politiques comme juridiques entre les États membres.

Ce chapitre s’attachera à décrire le contexte de ce conflit entre les différents types de systèmes juridiques ainsi qu’entre les aires d’influence des institutions nationales comme internationales dans la protection des droits de l’homme au Royaume-Uni avant que le Human Rights Act n’ait commencé à s’appliquer, en juillet 2010. Il s’agira de prendre la mesure des tensions qui peuvent exister entre les institutions européennes dans ce domaine. En effet, la naissance du Human Rights Act est en partie le résultat des impasses juridiques créées par les relations conflictuelles entre les cours britanniques et les cours européennes.

Les institutions nationales 

Le droit anglais s’est développé indépendamment des systèmes de droit du continent européen, et du système écossais, dont l’Act of Union de 1707 préservant la singularité. De cet écart historique sont nées certaines différences dans la philosophie du droit, et dans la manière de rendre la justice sur ces territoires. Nous nous arrêterons donc très brièvement sur les points d’histoire qui ont fondé les caractéristiques distinctives de la conception anglaise du droit, et nous en tirerons les conséquences sur les droits de l’homme et leur protection au Royaume-Uni à la fin du XXe siècle. a. Particularités du droit britannique Comme le souligne René David  , le droit anglais tel qu’il existe aujourd’hui est le résultat d’un gouvernement d’occupation, de conquête.

Quand Guillaume le Conquérant a établi son gouvernement sur les Iles Britanniques en 1066, il a dû unifier son territoire sans pour autant s’attirer les foudres de la population locale, ce qu’il risquait de faire s’il éliminait directement toutes leurs prérogatives, leurs coutumes et leurs habitudes historiques. Il a donc créé un système duel de cours de justice. Il a proposé de garder les institutions locales telles qu’elles existaient, c’est-à-dire de garder les tribunaux, les règles qui dépendaient de la coutume et des officiers locaux pour toutes les affaires de justice de petite importance.

Une Cour du Roi a été créée en parallèle, mais celle-ci ne pouvait régler que les affaires les plus importantes, c’est-à-dire celles qui concernaient très directement le roi (affaires de trahison par exemple) ou bien les affaires d’une ampleur telle qu’elles ne pouvaient être laissées à l’appréciation des cours locales. Ainsi, la Cour du Roi est devenue la cour la plus importante du Royaume, et les avocats ont essayé de trouver des moyens d’y faire juger leurs affaires. Pour ce faire, ils devaient obtenir une autorisation de la Chancellerie, un writ. Petit à petit, les cours locales ont été délaissées.

Cependant, cette façon de laisser faire les tribunaux locaux dans un premier temps a eu une conséquence très simple : il n’y a pas eu de centralisation du droit imposée par le haut, puisqu’il a été mis à la charge de chaque juridiction locale. Le roi, afin de pouvoir constituer une certaine unité juridique, a envoyé des juges à travers le pays, pour qu’ils recueillent les décisions les plus importantes, celles qui montraient les principes légaux fondamentaux ou les 1 René DAVID, English Law and French Law: a Comparison in Substance, Londres, Stevens & Sons, 1980. 49 plus répandus dans le pays, et les consignent dans des Year Books, qui ont été ramenés à la Cour du Roi. Ces Year Books réunissaient donc la loi qui était commune à toutes les provinces du royaume, celle que l’on appellera la Common Law.

A l’inverse, sur le continent, le droit s’est construit de manière systématique plutôt que par accrétion. Il s’est développé en suivant le travail des juristes universitaires, qui analysaient les règles existantes pour construire un système cohérent qui devait couvrir la totalité des problèmes existants dans la société. A la Common Law s’est ajouté à partir du XIIIe siècle un système parallèle, l’Equity 2 . Celui-ci était censé corriger les injustices créées par le système uniquement jurisprudentiel de la Common Law. Une nouvelle juridiction a donc été créée, basée sur une certaine idée d’un droit naturel, supérieur au droit positif. Les personnes qui voulaient y faire appel devaient le demander aux services du roi, et la Chancellerie se chargeait de régler ces affaires. Une deuxième cour fut donc créée, qui ne dépendait plus de la Common Law, mais de l’Equity : la Chancery Court, Cour de la Chancellerie.

Au fil du temps, puisque l’Equity n’avait pour rôle que de corriger des anomalies de la Common Law, elle lui a été incorporée, et un seul système de cours de justice existe aujourd’hui, même si des concepts spécifiques à l’Equity peuvent toujours être utilisés dans un certain nombre de cas limités. Ils ont perdu une partie de leur influence et de leur force. La manifestation la plus courante de l’Equity aujourd’hui est la pratique du trust, qui consiste à laisser des biens à une personne, tout en confiant leur gestion à un tiers. En Common Law, les biens appartiennent au trustee, la personne à qui est confiée la responsabilité de les gérer, mais en Equity, ils appartiennent au bénéficiaire du trust, qui seul pourra en profiter le moment venu.

Par ailleurs, les juges peuvent attribuer des dommage et intérêts basés sur des principes d’Equity à leur discrétion, selon le comportement des parties d’un procès, alors que tous les dommages et intérêts de Common Law sont de droit. Ainsi, l’Equity apporte un contrepoids au formalisme de la Common Law en se basant sur une théorie d’un droit naturel qui tempère le droit positif. Ce double système est absent du droit continental, ce qui rend le raisonnement des juges anglais tout à fait particulier. Les origines du droit anglais font qu’une grande attention est portée à la procédure, au respect de la manière de rendre la justice.

Pratique ancienne donc dans le droit anglais, l’importance de ce formalisme s’est accrue également dans le droit continental, mais de manière plus récente. Par conséquent, les droits procéduraux, tels le droit à un procès équitable, sont   particulièrement importants pour les Britanniques, plus que pour les juristes de droit continental. De plus, comme le droit anglais est fondé sur une compilation de cas précis, de décisions prises par des juges dans des contextes particuliers, cela signifie également que les Anglais ont une vision plus pragmatique du droit, moins généraliste. Les Européens considèrent que le droit doit pouvoir réguler les rapports sociaux ou indiquer comment la société doit fonctionner. Un juriste anglais ne voit pas si loin, il essaie de voir comment les règles de droit existantes peuvent s’appliquer à son client.

La manière avec laquelle le droit s’est développé au Royaume-Uni, au fur et à mesure, par accrétion de décisions particulières, modifie la façon dont les droits sont compris. William Blackstone affirmait que la liberté et les droits individuels n’étaient pas naturels aux êtres humains, mais bien le résultat de l’histoire   . Dans sa vision, il était donc inutile d’essayer d’établir une liste exhaustive de droits, ou un code qui couvrirait toutes les situations imaginables.

La protection des droits de l’homme au Royaume-Uni

 L’approche pragmatique et historique du droit britannique s’étend également aux droits de l’homme tels qu’ils sont pratiqués au Royaume-Uni. Ceux-ci sont au départ garantis grâce à un certain nombre de lois ad hoc, qui régissent des situations très spécifiques, plutôt que de proposer une protection théorique générale. Par conséquent, les individus qui considèrent que leurs droits ont été bafoués par des tiers ou par l’État doivent trouver laquelle de ces dispositions particulières a été violée. Il n’y donc pas de garantie positive des droits, qui consisterait à affirmer que tel ou tel droit est protégé, mais une définition négative : les droits des individus sont tout ce qu’il n’est pas interdit de faire. Ainsi, il n’y a pas de droit comme le droit d’association et de réunion, mais des interdictions de troubler l’ordre public par exemple.

Cela ne veut pas dire que l’importance de la liberté d’association n’est pas reconnue, par exemple, mais qu’elle n’est pas garantie par un droit sur lequel il est possible de baser un recours judiciaire. Par conséquent, toute réunion qui ne trouble pas l’ordre publique est autorisée. Les droits ne sont que résiduels  . Pour l’analyse juridique, la catégorie des « droits de l’homme » est très récente chez les juristes anglais. La première chaire sur les droits de l’homme à l’Université de Oxford n’a été créée qu’en 1999 . De même, au niveau politique, les institutions mises en place sont très spécifiques, et ne couvrent qu’une partie des droits de l’homme.

Par conséquent, identifier les institutions spécifiquement dédiées à la protection des droits de l’homme est difficile. Quand il fait une brève histoire des droits de l’homme au Royaume-Uni, Jean-Paul Révauger dresse la liste des institutions mises en place pour protéger les droits de l’homme, et donne le nom des différents organismes anti-discrimination . Il commence son historique par le Race Relations Board de 1968, pour le finir par la Commission of Equality and Human Rights, créée par l’Equality Act de 2006. David Feldman inclut également dans cette liste la Parliamentary Commission for Administration, dont une branche est chargée de la question des droits de l’homme . Cependant, ces institutions ne permettent que très rarement d’obtenir une condamnation, elles aboutissent très souvent à des accords à l’amiable. Par ailleurs, elles ne recouvrent qu’une partie des droits de l’homme et pas la totalité de ceux identifiés par les organisations internationales. Ainsi, il apparaît que les droits de l’homme en tant que catégorie particulière de droits à défendre ont fait une apparition tardive dans le discours politique britannique, au moins en ce qui concerne la politique nationale.

Quand les Britanniques parlaient de droits de l’homme, ils parlaient soit de discrimination, soit de la violation des droits de l’homme dans des régimes dictatoriaux à l’étranger. Jusqu’au Human Rights Act, il n’y avait donc aucun système pour évaluer a priori le respect des droits de l’homme des lois débattues au Parlement ou votées par lui. La doctrine de la souveraineté parlementaire était fondée, entre autres, sur la conviction que le Parlement ne pouvait pas voter des lois contraires à l’intérêt du plus grand nombre et au respect des libertés. Cela devait être garanti par l’aspect démocratique de l’institution, avec ses débats publics, et la possibilité pour chacun de participer et d’exprimer son opinion.

En l’absence de contrôle de constitutionnalité a priori au niveau national, le seul moyen de contester la validité d’une loi du Parlement était de porter l’affaire devant des instances internationales, particulièrement les institutions européennes. La protection nationale des droits de l’homme était alors très indirecte. Quand un sujet britannique estimait que ses droits étaient bafoués, il devait d’abord porter plainte devant les tribunaux nationaux et présenter ses griefs dans les termes de la Common Law . Il devait prouver en quoi les actions de la personne ou de l’institution qu’il accusait étaient contraires aux doctrines de la Common Law. Celle-ci pouvait être utilisée de deux manières : soit en identifiant certains droits considérés comme fondamentaux dans la tradition juridique britannique, soit en interprétant la Common Law de manière à limiter l’impact de certains textes de loi pourtant votés par le Parlement.

Cela pouvait mener à des raisonnements juridiques très complexes, notamment quand la violation portait sur une innovation technologique, qui n’avait pas pu être prise en compte dans les décisions passées. Si aucun principe de la Common Law n’avait été violé, alors la plainte était rejetée par les institutions nationales. C’est uniquement après avoir épuisé toutes les voies de recours nationales que le plaignant pouvait se tourner vers la Cour européenne des droits de l’homme. 

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