Une réappropriation de l’espace public par les arts de la rue
Le spectateur des arts de la rue Cette situation du spectateur (…) n’est pas exempte de paradoxes. (…) [C]elui qui se trouve « englouti » dans l’ensemble du public ou, plus largement, du théâtre, est à luimême son propre « engloutisseur » ; car n’est-ce pas lui, toujours, le spectateur, qui a préalablement défini, circonscrit, découpé l’espace en question ? Puisque l’ensemble « théâtre » n’existe que par et dans le regard du spectateur. (…) C’est toujours le spectateur (soit unique, privilégié, « princier », soit multiple et démocratique) qui ordonne la perspective et/ou délimite l’aire de jeu. Il n’y a jamais extériorité du spectateur à la représentation, et il n’existe pas de représentation théâtrale sans (au moins un) spectateur. L’étymologie du mot théâtre (theatron : le lieu d’où l’on regarde) témoigne d’ailleurs clairement de cette primauté du spectateur13 . 1. L’émergence des arts de la rue : une proximité entre l’artiste et le public Les arts de la rue se constituent comme une forme artistique singulière et autonome à la suite des évènements de mai 1968, tel que le souligne Peter Bu : « En Mai 68, [l’art] est sorti des lieux qui lui étaient réservés et s’est transformé en théâtre de rue ». Il ajoute : cela aurait pu faire renaître le « théâtre d’intervention » des années 30 ou bien « l’agit – prop » façon soviétique. En réalité, les spectacles de rues produits à partir de 1968 sont plutôt festifs. Faut – il insister sur le fait que la « fête » au sens profond du terme ne signifie pas la niaiserie mais au contraire une libération, donc une remise en cause profonde ?14 » Cette citation permet de comprendre la « naissance » des arts de la rue en France et la remise en cause du théâtre de salle contre l’investissement de l’espace public. Dans son œuvre Les arts de la rue en France : une logique de double jeu, Hee-Kyung Lee donne une définition de ce qu’ont été les arts de la rue en 1968 : Le théâtre de rue entendu dans ces contextes particuliers du mai 68 désigne à la fois une pratique d’expression théâtrale et le rassemblement des individus qui sont disponibles aux évènements qu’ils ont créés. En conséquence, les modalités du rassemblement des individus pour un théâtre de rue ne valident plus l’ordre de ceux des usages des Théâtres, qui sont la représentation théâtrale comme objet principal du rassemblement, la réservation, le contrôle de billets, l’heure de représentation respectée, le silence15 . Les artistes de rue veulent avoir un contact direct et une plus grande proximité avec le spectateur, créant avec et non pour lui. La représentation en espace public permet de recréer ou créer du lien social, notamment avec un public qualifié d’empêché. Les compagnies s’adressent plus facilement et plus directement à un public, ne fréquentant pas ou peu les lieux culturels par le biais de la gratuité d’une majorité des spectacles. Le spectateur n’a pas de place prédéfinie, la représentation ayant lieu en plein air pour la plupart des créations, celui-ci n’est pas régi par les mêmes règles que dans une salle : il se met où il le souhaite, assis ou debout, il peut fumer, boire, manger, utiliser son téléphone portable, se déplacer, changer de place et partir sans perturber le déroulement du spectacle, les comédiens et les autres spectateurs. L’assistance fait preuve d’une plus grande autonomie que les spectateurs de salle, notamment lorsque la création propose un parcours déambulatoire. Hee-Kyung Lee parle du « théâtre de rue », ancêtre des « arts de la rue » en remettant ces expressions dans le contexte de mai 1968 : La construction de la signification de l’expression du « théâtre de rue », durant mai 68, s’est inspirée de ce que l’on entend a priori le théâtre de rue comme relevant des pratiques populaires, et alors cette expression symbolise le peuple16 . Au début des années 1970, certains artistes ne dissocient pas : l’art, la vie, les liens sociaux, la fête, et vont être surnommés les « nouveaux saltimbanques ». Les compagnies les plus célèbres sont : Le Puits Aux Images, Le Palais des Merveilles, Théâtracide, le Théâtre de l’Unité, le Théâtre à Bretelles et Ritacalfoul, dont les spectacles reprennent des mœurs forains, carnavalesques, de la chanson des rues, du cirque, et joués dans la rue, parfois sans en avoir l’autorisation.
« Déplacer le spectateur »
À partir des années 1960, à la suite de l’émergence des arts de la rue, le spectateur se renouvelle étant parfois intégré au sein de la représentation. L’art intègre depuis les années 1960 le spectateur, appelant sa participation ou le tenant volontairement à distance. Les œuvres ne nécessitent plus une attitude contemplative, espèrent le visiteur actif voire acteur du déroulement de la création18 . Cependant, le comportement du spectateur commence à évoluer dès les années 1910, notamment avec L’Urinoir de Marcel Duchamp, permettant une nouvelle approche du public face à la création. Celui-ci en 1914, désigne le spectateur en le qualifiant de « regardeur ». Christian Ruby, relate les propos suivants par rapport aux nouvelles fonctions occupées par le spectateur d’art :L’art contemporain, bien avant les institutions, propose un nouveau concept de spectateur, lié à une formation par des exercices qui ne sont pas des épreuves. Ces exercices, artistiques et non plus esthétiques, ont pour propriété de configurer progressivement le corps du spectateur dans et par le rapport à l’autre. Ils induisent des formes nouvelles de construction de soi, dans l’interférence19 . Dans les arts de la rue, le corps, la perception, le confort du spectateur, mais aussi son déplacement durant la représentation sont des éléments observés et ressentis différemment que dans un spectacle joué en salle. Lors d’une représentation en rue, le spectateur doit être conscient qu’il ne peut pas tout voir, ni tout entendre. Catherine Aventin l’explique en ces mots : Dans des lieux très fréquentés habituellement où spectacle et activités ordinaires se superposent, le spectateur doit éviter de se faire bousculer par les passants (il devient un obstacle) en bougeant légèrement si besoin est, ce qui lui donne une position précaire dans l’espace et interfère aussi avec sa vision et plus globalement avec sa perception de l’événement en train de se jouer dans la rue. Il faut également faire avec les autres spectateurs qui peuvent eux aussi constituer des écrans à l’action que l’on souhaite observer. […] De plus, les spectacles de rue ont souvent la particularité (surtout par rapport aux spectacles « en salle »), d’être visibles de tous côtés, les spectateurs formant un cercle ou un demi-cercle autour des acteurs. Le public n’ayant par ailleurs pas de place imposée, chacun peut éventuellement se déplacer, tourner autour de l’espace de jeu, changer de point de vue. Quand le spectacle est multi-scènes l’attention du spectateur est attirée dans plusieurs directions à la fois car des actions et des récits de comédiens sont joués simultanément en différents endroits. Si certaines personnes font le choix de ne suivre qu’une scène, d’autres en changent souvent, allant de l’une à l’autre, selon l’envie et les sollicitations multiples (appels, action spectaculaire, etc.). Cela entraîne au moins un mouvement (tourner la tête, pivoter sur soi-même…), voire un déplacement pour se rendre à l’autre point d’attraction.