Une médiation possible par l’oeuvre chorégraphique ?

La danse, art ou non-art ?

Peut-être peut-il être judicieux dans un premier temps de s’arrêter à la définition du concept danse, en tentant de répondre à la question : « Qu’est-ce que danser ? » et d’en prendre le contre-pied en s’interrogeant avec Mikael M. Karlsson non seulement sur la nature de la danse, mais aussi sur l’acquisition des aptitudes, et des aptitudes potentielles, des lapins à pouvoir danser28. Si cette question semble absurde, elle permet de définir néanmoins, le périmètre conceptuel de ce terme. Mikaël Karlsson soutient que « la capacité à danser, au moins de manière basique, ne requière rien d’aussi complexe que la possession du concept danse » et que rien n’empêcherait des lapins a priori de remuer leurs pattes ou corps de manière rythmique29. En effet il se fait le critique « […] d’une conception excessivement intellectualisée de la danse se faisant en général au détriment de l’importance de la coordination des mouvements avec la musique30. ». Mais se mouvoir de façon rythmique est-ce alors suffisant pour faire des lapins des danseurs ? Reste la question des aptitudes et de la capacité à acquérir ces aptitudes, la première renvoyant aux aptitudes corporelles tandis que la seconde faisant appel aux capacités cognitives, cinétiques et affectives. Roger Pouivet31, Julia Bouquel32 et Mikaël M. Karlsson, s’accordent pour reconnaître la danse comme d’une nature proprement humaine; le corps dansant n’étant ni semblable à une machine, ni à un animal. Pour Roudolf Laban, danseur, chorégraphe du XXe siècle, passionné et théoricien du mouvement, l’art du mouvement est une intégration du corps et de l’esprit, de l’exécutif et de l’intentionnel.

Dès lors dans un mouvement dansé physicalité, action, spontanéité sont indissociables des représentations, émotions, intentions qui l’initient. C’est ce qui mène Julie Bouquet à définir le mouvement dansé comme « […] inextricablement actif et passif, spontané et délibéré, libre et déterminé et de faire ainsi de la danse une des expressions esthétiques les plus complètes de notre nature rationnelle33 ». Toutefois, suffit-il que la danse soit reconnue comme un mode expressif humain pour le promouvoir au rang « d’art ? ». Comme l’affirme Julie Bouquet, « pour légitimer cette conception de la danse comme réflexivité autosuffisante* : pour être un art, la danse doit créer un monde…créer une oeuvre dont l’existence ajoute quelque chose au monde ». A travers l’acte chorégraphique, il devient alors possible de réunir des concepts supposés antinomiques, tel que le corps et l’esprit, l’intériorité et l’extériorité, l’individualité et le collectif, et de proposer une lecture, une interprétation de cet univers. Toutefois, une fois de plus, le statut de la danse au sein des autres arts, même en tant qu’oeuvre chorégraphique, est particulier. En effet, la danse appartenant à la dimension du vivant, des arts vivants ou « performing arts », la composition chorégraphique n’est pas un objet identifiable, délimité, immuable. Dès lors, la question dérive vers l’ambiguïté de l’identité d’une oeuvre chorégraphique la rendant totalement contextualisée e-t tributaire des corps des danseurs qui la composent et menant au « désœuvrement chorégraphique », pour reprendre les termes de Frédéric Pouillaude. Ce bref paragraphe n’est qu’un survol, sans doute assez limité et maladroit de la question de l’habilitation de la danse au sein du collectif des arts. Sans revenir plus en détail sur ce qui a été évoqué en introduction, la danse a longtemps été perçue comme un art auxiliaire, voir mineur. Toutefois si actuellement on lui reconnaît davantage une forme expressive réflexive et autonome, complexe et complète, il n’en demeure pas moins que la création de ses oeuvres appartient toujours au domaine de l’indéfini et de l’impalpable.

Une médiation possible par l’oeuvre chorégraphique ? Comme évoqué en introduction, Catherine Z.Elgin, dans un article intitulé L’exemplification et la danse 34, soutient que la danse est un mode de compréhension et qu’une de ses fonctions en est cognitive. En se référant à la théorie de Nelson Goodman35, elle propose une analyse réflexive de la question, nourrie de nombreux exemples allant des ballets classiques aux formes les plus minimalistes de danse contemporaine, démontrant en quoi les oeuvres de danse accroissent la compréhension d’une chose en exemplifiant** certaines de ses propriétés, pouvant être tout autant métaphoriques que littérales. L’exemplification permet ainsi l’accès épistémique. Amour, désir, éther, impalpable, mais aussi chagrin, peur, tristesse, angoisse ou joie sont des exemples de propriétés métaphoriques, voire métaphoriquement psychologiques, que ballet ou danse contemporaine peuvent exemplifier.

Dans une dimension plus littérale, le ballet véhicule des concepts de l’ordre de la grâce, de la beauté et de la légèreté du corps tandis que la danse contemporaine puise sa gravité dans le sol, où le corps du danseur a un poids. Il en découle que par l’incarnation, au sens d’une représentation d’une réalité par une matière, il est possible de souligner certains traits d’une chose, de l’exemplifier, et d’en proposer une compréhension qui dépasse la dimension symbolique sans faire appel au langage. Bien que les chorégraphes puisent dans leur propre référentiel symbolique pour créer une oeuvre, à savoir un langage expressif personnel, un style, une signature, l’accès épistémique ne réside pas uniquement dans le décodage de ces symboles. Ces symboles sont d’avantage une modalité expressive, une proposition sans argument de leur propre perception d’une réalité, qu’une affirmation sur cette réalité. En aparté, je tiens à souligner qu’il existe des danses fortement codifiées, telle que le ballet ou la danse indienne, qui sur un mode narratif suppléent au langage une gestuelle symbolique. Toutefois, le décodage symbolique ne permet d’accéder qu’au premier degré de lecture de l’oeuvre, soit la narration, l’histoire, elle n’informe pas davantage sur la dimension métaphorique et cognitive qui est véhiculée.

Au sein du collectif des arts, si on peut retrouver une forme commune de communication expressive, se substituant au langage pour proposer une certaine appréhension du réel, une des particularités de la danse est qu’elle est une affaire de corps, de sensations et qu’au-delà d’une perception émotionnelle et affective pouvant agir comme vecteurs cognitifs au travers de l’exemplification36, la danse fait aussi appel à la perception sensorielle, donnant du sens par la communication entre corps, autrement nommé la « communication kinesthésique ». Bien que ce concept ne fasse pas l’unanimité, Noël Carrol et Margaret Moore se réfèrent au domaine des neurosciences et sciences cognitives pour en proposer une explication physique : « […] la danse active notre réflexe miroir, c’est-à-dire notre tendance involontaire à refléter (imaginer) le comportement de nos congénères afin de recueillir des informations sur leurs états internes. En imitant involontairement l’expression faciale d’autrui, nous obtenons une idée de ce qui se passe en lui37. » Giacomo Rizzolati et Laila Craighero dans un article scientifique de revue intitulé The Mirror-Neuron System38 montrent en quoi le système de neurones-miroirs est fondateur de notre compréhension des actions et intentions d’autrui, nécessaire à la construction et organisation sociale. Ce système de neurones-miroir semble aussi être à l’origine d’une capacité proprement humaine, soit celle d’apprendre par imitation et de reconnaître les affects d’autrui (fondement de l’empathie). Dans un même ordre de réflexion, mais en s’écartant de l’explication scientifique, Fabrice Louis nous invite à prendre conscience « que les gestes sont les outils de base qui rendent possible une compréhension entre les représentants de l’espèce humaine […] ainsi la surprise n’est pas alors seulement que nous ne trouvions aucun mot pour exprimer ce que nous comprenons lorsque nous regardons les danseurs, mais que nous comprenions quelque chose là où les mots ne peuvent rien pour nous39 ».

Un bref détour par l’exemple

Danse et psychologie sont deux entités qui traversent le travail chorégraphique de Julie Nioche. Suite à ses études au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris et un parcours de danseuse-interprète, Julie Nioche entreprend des études de psychologie en vue de pouvoir mieux « préciser le rôle que peut avoir la danse dans la cité et plus particulièrement dans l’univers médical40 », univers qu’elle a côtoyé depuis son enfance, étant fille de deux parents médecins. Dans ses diverses créations chorégraphiques, la question du corps, de sa construction et de son apparence y est centrale, car elle voit là « le point de rencontre et de tension entre l’art et les sciences médicales ». Ainsi dans X en avril 2001, après avoir travaillé et mené des ateliers d’improvisation avec des patientes anorexiques, présentant des troubles de l’image du corps soit un déficit d’auto-représentation, elle propose au spectateur de pénétrer dans l’univers de ces troubles en projetant simultanément un corps filmé en perpétuelle modification et des paroles de ces personnes exprimant le rapport conflictuel qu’elles entretiennent avec leur propre image. En Avril 2004, elle poursuit sa démarche chorégraphique en questionnant les limites du corps matériel autour d’un travail mené avec des « objets-prothèses »; construction et déconstruction des corps, les danseurs perçoivent le paradoxe de la délimitation nécessaire de ce dernier et de l’enfermement qu’il suscite. Les prothèses physiques, mais aussi psychiques, apparaissent alors comme des supports pour délimiter un corps ambigu. Ainsi « XX se situe dans le paradoxe du corps objet de communication et d’enfermement à la fois ». Il ne s’agit là que de deux exemples de sa démarche chorégraphique, mais qui me permettent d’illustrer comment la compréhension d’une entité dont se saisit la science, le corps, pouvant être atteint dans son intégrité psychique ou physique, renvoie à des questions identitaires complexes pouvant être abordées et transmises au travers de l’art, ici sous forme d’une création chorégraphique.

Table des matières

La Danse comme médiation des concepts scientifiques au Secondaire II
Introduction
Sciences et Arts, une alliance légitime ?
La danse, art ou non-art ?
Une médiation possible par l’oeuvre chorégraphique ?
Un bref détour par l’exemple
Sur le banc…on y danse ?
Propositions pour une partition scolaire
En bref
Quatrième de couverture

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