Une intégration conjugale alimentaire précoce
Les activités alimentaires, mêmes domestiques, sont davantage valorisées que d’autres activités. Elles se révèlent souvent, pour le couple naissant55, une activité conjugale de loisir à part entière avant même l’installation. En effet, contrairement à d’autres aspects de la vie domestique, elles ne sont pas particulièrement rejetées par les jeunes adultes, d’où leur conjugalisation rapide (1). Dès la fréquentation, les activités alimentaires peuvent donc être le lieu des débuts de la construction du couple, en permettant la découverte du partenaire et l’ouverture à de nouveaux horizons (2). Elles font également débuter l’intégration conjugale par une première caractérisation de l’autre, qui peut tenir lieu de test de compatibilité sociale (3). L’étude des activités alimentaires permet ainsi de voir que les couples non-cohabitants ou encore les « living apart together » (Régnier-Loilier et al., 2009) se construisent comme couples à travers les activités alimentaires avant même une éventuelle cohabitation.
. Des activités alimentaires intégrées car valorisées socialement
Jean-Claude Kaufmann (2014) souligne l’attitude « antiménagère » (p. 50) des jeunes adultes quittant le domicile familial, qui les conduit à s’investir au minimum dans les tâches domestiques, notamment ménagères, et les rend réticent·es à l’intégration domestique avec le/la partenaire. Cette analyse nous semble devoir être nuancée dans le cadre alimentaire car les activités alimentaires, en particulier les repas, sont socialement plus valorisées que d’autres (comme le linge), ce qui favorise selon nous leur mise en commun conjugale. Qui plus est, comme nous allons le voir au cours de ce chapitre, l’alimentation n’est pas que domestique pour les jeunes adultes, et est suffisamment associée à du plaisir collectif et à des activités et événements socialement valorisés, comme le fait de s’installer en couple ou de cuisiner pour d’autres. Si l’alimentation doit ainsi être analysée au prisme des tâches domestiques, comme nous le ferons notamment au cours des chapitres suivants, elle doit également être comprise dans sa dimension ludique, et se rapproche en cela davantage de la sexualité conjugale que de la gestion du linge. En effet, à la différence d’autres activités domestiques, l’alimentation est relativement valorisée socialement, qui plus est dans ses aspects collectifs et de partage, à travers la commensalité. Il n’est ainsi pas rare que des ami·es partagent leurs repas voire cuisinent l’un·e pour l’autre, ou que des colocataires dînent ensemble et fassent des courses partiellement communes, comme en témoignent les relations alimentaires passées des partenaires enquêté·es avec leurs éventuel·les colocataires. Si beaucoup relatent des fréquentations alimentaires distantes témoignant de relations affectives fragiles, la densité des relations alimentaires avec les colocataires croît avec la proximité affective. Ainsi, pour certain·es, la colocation avec des ami·es proches peut donner lieu au même type de partage des repas et de gestion alimentaire qu’en couple cohabitant. Margaux (étudiante de 23 ans, installée depuis 2 mois à Paris avec Thomas, étudiant de 23 ans suivant la même formation), qui déteste manger seule, car elle « trouve ça vraiment triste de manger seule, et de se faire à manger pour soi toute seule », « tout le plaisir quand on fait à manger [étant] de le partager avec quelqu’un d’autre », a connu, dans plusieurs circonstances, une prise en charge des courses et des repas avec des amies très proche de celle qu’elle connaît ensuite pendant sa cohabitation avec Thomas : mise en place d’un roulement de prise en charge des repas pour le collectif ou courses entièrement mises en commun, courses ensemble en divisant la note, repas voire cuisine ensemble les soirs. La première fois, en particulier, ce système a été mis en 31 place alors même qu’elles partageaient des chambres universitaires a priori indépendantes, mais ont décidé de faire les courses, de cuisiner et de manger ensemble « tous les soirs » pour « se retrouver », jugeant cela « très convivial » (Margaux, ent. 1, individuel). Elles avaient même développé des habitudes d’achat groupé et une gestion des dépenses proche de celle que nous avons pu observer chez les couples enquêtés. Lors d’une autre colocation, en Irlande, elle a connu à nouveau une mise en commun, reposant cette fois-ci sur la prise en charge, par chaque colocataire, d’une partie des repas pour l’ensemble du groupe : « chacune prenait en compte on va dire trois repas dans la semaine. Et elle achetait de quoi faire ces trois repas […] On divisait pas la note ». Sa seule colocation sans mise en commun des repas a concerné une colocation dont elle ne connaissait pas auparavant les autres membres, et avec qui cela n’« a pas spécialement bien marché ». À la différence d’autres enquêté·es, Margaux a même espéré partager des repas avec des colocataires qu’elle ne connaissait pas au moment de l’emménagement, quitte à adapter ses habitudes alimentaires. Ce fut le cas en Irlande, où elle a notamment vécu « avec une Belge », qui « ne mangeait pas comme [elle] ». Chacune prenait en charge un repas alternativement : « on se faisait à manger mutuellement, donc c’était bien sympa ». Lorsque sa colocataire a changé, elle a réinstauré le même fonctionnement avec la suivante. Il n’est certainement pas anodin que Margaux et Thomas aient fait partie des enquêté·es nous ayant invité à dîner, à l’occasion d’un second entretien. Selon elle, l’une des seules différences dans l’organisation alimentaire entre ses colocations passées et son installation avec Thomas réside dans le fait que ses colocataires « cuisinaient très peu avant » et qu’elles ont donc « suivi [s]es idées », alors que Thomas « cuisinait déjà beaucoup avant, donc ça a plus été une rencontre de deux cuisines »
La naissance du couple autour des activités alimentaires dès la fréquentation
La valorisation sociale relative de l’activité alimentaire, et en particulier du repas partagé et de la cuisine pour ou avec l’autre, font donc de celle-ci le lieu privilégié d’une intégration conjugale précoce bien qu’encore faiblement « domestique ». Au moment de la fréquentation, cette intégration passe davantage par la mise en commun des consommations que par celle de la production, mise en commun des consommations produisant une confrontation des univers. a. Un support du lien conjugal Pendant la fréquentation, l’alimentation rapproche, crée le lien d’intimité, permet de signaler son attachement. La plupart des partenaires ont ainsi décrit une certaine frénésie de repas communs au cours de la phase de fréquentation. Gaëlle et Damien (21 et 24 ans, consultant en assurance, et étudiante en alternance, installé·e depuis un mois à Paris), qui se sont fréquenté·es pendant de nombreuses années en Île-de-France avant de s’installer ensemble, relatent avoir effectué de très nombreux repas communs, associés à de la cuisine à deux, notamment chez les parents de l’un·e ou de l’autre, mais aussi à des restaurants. Le discours de Charlotte, étudiante de 21 ans en licence après un BTS immobilier pendant lequel elle a rencontré Maxence, lie intimement le fait de se fréquenter et de manger ensemble, quand elle déclare : « Quand on a commencé à être ensemble, et donc à manger souvent ensemble. Euh, on mangeait mais vraiment très très très souvent dehors. Genre euh tu sais des kebab. On commandait des trucs à manger. Parce que, on se retrouvait à 22h 23h, t’as pas vraiment le temps. Enfin si tu fais une heure à faire à manger c’est une horreur, tu vois. ». Couple nouvellement formé, ces partenaires tenaient à manger ensemble de plus souvent possible, s’attendant l’un·e l’autre, et commandant très souvent par manque de temps pour cuisiner ensemble. Ceci leur fit développer des pratiques alimentaires spécifiques à la phase de fréquentation, puisque plus onéreuses et moins « saines » selon elleux que les pratiques développées une fois installé·es en cohabitation. Les modalités de ces repas communs varient selon les conditions socio-économiques des partenaires, et le degré de proximité du couple aux parents ou ami·es des partenaires. Ces repas ont souvent lieu au domicile de l’un·e ou l’autre partenaire, mais aussi, pour les plus aisé·es, au restaurant. Nolwenn et Dylan (25 ans et 27 ans, installé·es depuis 11 mois en grande couronne, pigiste et professeur certifié) vont souvent au restaurant ensemble dès avant leur cohabitation, et continuent ensuite. Camillia et François (25 ans et 23 ans, installé·es depuis moins d’un mois à Paris, en master de journalisme) s’offraient de nombreux restaurants, mais faisaient aussi souvent la cuisine ensemble, généralement chez Camillia. Beaucoup cuisinent, mais aussi commandent des plats de « fast food » à emporter. Pour celleux vivant encore chez leurs parents, et/ou ayant moins d’argent, donc plutôt d’origines populaires, les activités alimentaires communes ont surtout lieu chez les parents. Les restaurants sont en effet associés à des ressources importantes, mais aussi à un certain âge de la vie.