Une grande sensibilité à son environnement chimique

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La reconnaissance moléculaire

Lors de la formation d’un complexe supramoléculaire, on peut visualiser l’une des entités comme un « récepteur » ou un « hôte » auquel vient se lier une autre entité nommée « substrat » ou « invité ». L’observation de phénomènes biologiques comme la formation d’un complexe entre un substrat et une enzyme montre qu’en plus d’être efficace, cette complexation est sélective. En effet, parmi toutes les molécules présentes dans le milieu biologique, le substrat en question est complexé très majoritairement par rapport aux autres. On parle alors de reconnaissance moléculaire : le récepteur peut reconnaître un substrat parmi d’autres. Cette reconnaissance est d’autant plus efficace que l’enthalpie libre de complexation du complexe d’intérêt est grande (en valeur absolue) devant celles des autres processus de complexation. Pour atteindre une bonne reconnaissance moléculaire, il faut associer une complémentarité du couple hôte/invité, et une pré-organisation du récepteur.

Complémentarité

Les meilleures reconnaissances moléculaires sont obtenues lorsque les molécules hôtes et invités sont complémentaires. Ce concept est développé par Emil Fisher en 1894 pour décrire la reconnaissance d’un substrat par une enzyme, il parle alors d’une complémentarité de type clé-serrure.10 Dans la conception d’un récepteur idéal pour un substrat, le chimiste doit ainsi chercher à obtenir la plus grande complémentarité entre les deux molécules et celle-ci passe par le respect d’un certain nombre de critères.
 Un critère stérique
La forme et la taille de la cavité ou du site de complexation de la molécule hôte doivent être adaptées à celles du substrat. Ceci est bien illustré en observant la complexation de différents cations par les éthers couronnes (Figure 3).11
Les constantes données dans le tableau de la figure 3 montrent que l’éther couronne 12-C-4 est sélectif du cation Na+, alors que l’éther couronne 18-C-6 est sélectif du cation K+. En revanche, pour l’éther couronne 15-C-5, les constantes d’association des différents cations sont trop proches pour démontrer une réelle sélectivité.
En 1998, l’équipe de J. Rebek propose un critère basé sur des résultats expérimentaux pour rationaliser le rapport optimal de tailles entre un récepteur et un substrat.12 Ce critère stipule que le rapport des volumes de la cavité de la molécule hôte et de celui de l’invité est optimal pour 0,55 0,09. Cette valeur permet un compromis entre les gains enthalpiques réalisés lors de la formation des liaisons non covalentes et la perte entropique correspondant à la perte de liberté de mouvement de la molécule invitée lors du processus de complexation. Bien qu’initialement introduit pour l’étude de la complexation de molécule neutre dans une cavité, ce critère semble pouvoir, dans une certaine mesure, s’appliquer à des substrats chargés. Cette valeur de 0,55 n’est cependant pas absolue et peut varier fortement selon les interactions formées entre le substrat et la molécule hôte. Il est toutefois possible d’utiliser ce critère afin d’obtenir un premier ordre de grandeur des tailles optimales pour la conception d’une molécule hôte, et d’affiner par la suite, en fonction des résultats obtenus.
 Des sites d’interaction multiples
Comme évoqué précédemment, les édifices supramoléculaires étant stabilisés par des interactions faibles par rapport à des liaisons covalentes, une plus grande stabilité est obtenue en multipliant le nombre de ces interactions. Une illustration simple de ce principe se retrouve dans la structure des brins d’ADN présentée en figure 2, où l’on peut voir que la stabilisation de l’édifice global est assurée par l’établissement d’un très grand nombre de liaisons hydrogène.
 Une complémentarité d’interaction
La sélectivité de complexation est d’autant meilleure que le récepteur présente différents sites d’interaction complémentaires, qui correspondent en nature et en position à ceux du substrat. Cette complémentarité explique par exemple l’encapsulation de zwitterions au sein de certains hémicryptophanes.13 L’hémicryptophane représenté en figure 4 comporte à la fois des cycles aromatiques riches en électrons qui peuvent établir des interactions π-cation et un cycle aromatique fortement appauvri qui peut quant à lui établir des interactions π-anion. La présence de ces différents cycles aromatiques permettent d’encapsuler des zwitterions comme la taurine.
Figure 4 : À gauche : structure d’un complexe entre un hémicryptophane et un zwitterion comme la taurine. L’hémicryptophane présente à la fois des cycles aromatiques riches en électrons qui peuvent effectuer des interactions π-cation et un cycle aromatique appauvri en électron qui peut faire une interaction π-anion. À droite : la structure minimisée par DFT entre le même hémicryptophane et la molécule de taurine.13
La notion de complémentarité est donc essentielle dans la conception d’un récepteur efficace. Cependant, il reste difficile de prévoir complètement les comportements qui seront observés entre les récepteurs et les substrats, et la rationalisation des observations expérimentales est bien souvent amenée a posteriori. Il n’est ainsi pas rare que le récepteur qui paraît le plus adapté du point de vue de la complémentarité avec le substrat ne soit pas celui qui donne les meilleures constantes d’association, car il existe d’autres sources de stabilisation. Le modèle « clé-serrure » et les différents critères de complémentarité sont ainsi un bon point de départ dans la conception de récepteurs pour un substrat donné, mais ils ne sont en aucun cas absolu.14

Pré-organisation du récepteur

Le second point important dans la conception d’un récepteur est la pré-organisation de celui-ci, c’est-à-dire que celui-ci présente, avant toute complexation, une structure proche de celle adoptée une fois complexé au substrat. En effet, tout réarrangement du récepteur pour s’adapter à la forme du substrat représente un coût enthalpique et entropique qui affecte la valeur de la constante d’association. Cette notion est illustrée en figure 5. Elle présente les valeurs des constantes d’association (en log Ka) envers les cations Li+ et Na+ pour deux récepteurs ayant des structures très semblables, mais l’un est linéaire alors que l’autre est cyclique.15
Ces données montrent que la pré-organisation du récepteur cyclique, qui est déjà dans la conformation adoptée lors de la complexation, amène jusqu’à plus de 10 ordres de grandeur de différence pour la constante d’association par rapport au récepteur linéaire non pré-organisé.

Quelques familles de récepteurs

Les premiers récepteurs développés dans les laboratoires sont ceux de C. J. Pederson, D. J. Cram et J.-M. Lehn, travaux pour lesquels ils ont tous trois reçus le prix Nobel de chimie en 1987 (Figure 6).
Depuis, de nombreuses familles de récepteurs ont été développées permettant la complexation de substrats de natures diverses (cations, anions, molécules neutres, zwitterions, paires d’ions). Devant la grande diversité de récepteurs développés, nous ne chercherons pas à être exhaustifs, ce qui serait évidemment impossible, mais certaines grandes familles peuvent tout de même être présentées. La figure 7 contient les structures générales de certaines de ces familles comme les β-cyclodextrines,19,20 les calixarènes,21 les cryptophanes,22 les cavitands23, les cucurbiturils24 ou encore les hémicryptophanes.25
Parmi tous ces récepteurs, se trouvent les molécules de type cryptophane qui font l’objet de ces travaux de thèse. Une présentation générale de leur chimie et de l’état de l’art de leurs applications à l’encapsulation du xénon et des cations métalliques est faite dans la suite de ce chapitre.

Les cryptophanes – Présentation générale

Structure

Les cryptophanes sont une famille d’hémicarcérands développée par André Collet dans les années 1980.26 Ils sont constitués d’un assemblage de deux unités CTB (cyclotrivératribenzylène) reliées entre elles par des chaînes dont la nature et la longueur peuvent être modulées (Figure 8). La nomenclature officielle de ces composés est particulièrement longue et ardue1, aussi des noms plus simples ont rapidement été adoptés. Les premiers cryptophanes élaborés portent les noms (A, B, C…), cependant, devant la grande diversité de structures pouvant à présent être synthétisées, une nomenclature arbitraire est souvent adoptée pour les nouveaux composés, en précisant le nombre d’atomes de carbone présents sur chaque chaîne pontante et les groupements portés par les aromatiques. Dans cette notation, le cryptophane A devient le cryptophane [222] ou plus précisément [222](OMe)6 pour indiquer la nature des groupements portés par les cycles aromatiques. Ces molécules présentent une cavité pouvant accueillir des substrats neutres ou chargés, comme nous le montrerons par la suite. Les complexes formés seront alors notés « substrat@cryptophane » pour notifier la présence d’un substrat au sein de la cavité.

Stéréochimie et symétrie

Lorsque les groupements R1 et R2 portés par un CTB sont différents, la molécule présente une chiralité planaire et le « chapeau » peut alors adopter une configuration M ou P (Figure 9).
Figure 9 : Les deux énantiomères d’un CTB où le groupement R2 est prioritaire (selon les règles CIP) par rapport à R1. Les règles de la chiralité planaire permettent de déterminer les stéréodescripteurs M et P.27,28
La chiralité des unités CTB implique l’existence de plusieurs stéréoisomères pour les cryptophanes selon les configurations relatives des CTB reliés (Figure 10).22,29
Le cryptophane de configuration syn est achiral si les groupements R1 et R2 sont identiques, mais chiral s’ils sont différents, tandis que les deux cryptophanes anti sont chiraux et énantiomères l’un de l’autre, quelle que soit la nature des groupements R1 et R2. La nature des connecteurs X et Y et des groupements portés par les CTB joue sur la classe de symétrie à laquelle appartient chaque cryptophane.
Considérons le cas le plus simple où X et Y désignent des chaînes non substituées permettant l’existence d’axe C2 sur la molécule :
 Si R1=R2 et X=Y, alors le cryptophane syn est de symétrie C3h et les composés anti sont de symétrie D3.
 Si R1≠R2 et X=Y, alors les deux configurations syn et anti sont de symétrie C3.
 Si R1=R2 et X≠Y, alors le cryptophane syn est de symétrie Cs tandis que les cryptophanes anti sont C2.
 Si R1≠R2 et X≠Y, alors les deux configurations syn et anti sont de symétrie C1.
Dans le cas de l’obtention de cryptophanes chiraux, le dédoublement du mélange racémique constitue bien souvent un défi. L’obtention des deux énantiomères d’un cryptophane est parfois nécessaire pour effectuer des complexations énantiosélectives ou encore pour étudier les propriétés chiroptiques du cryptophane en question. Cet aspect de dédoublement n’est pas développé ici mais sera abordé en détail au chapitre 4.

Conformations

Les CTB existent sous plusieurs formes en solution, bien que la forme la plus stable soit, dans la grande majorité des cas, la forme dite cône (« crown »). Il est possible de calculer la barrière d’inversion menant aux conformères « saddle » ou « selle de cheval » et cône inversé (Figure 11). Le passage d’une forme à une autre est relativement peu coûteux en énergie puisque les barrières d’inversion se situent autour de 110 kJ.mol-1.30,31
Cette propriété se retrouve dans les cryptophanes qui peuvent également adopter des conformations différentes (Figure 12). La présence ou l’absence de substrat (solvant ou autre molécule) à l’intérieur de la cage joue fortement sur la forme adoptée par le cryptophane. Les formes implosées (in-out) sont ainsi favorisées dans des solvants ne pénétrant pas bien dans la cavité et sont discernables par un nouveau jeu de signaux spécifiques en RMN du proton, différents de ceux de la cage usuelle.32-34 Plus les chaînes pontantes sont longues, plus le cryptophane est « flexible » et peut facilement adopter des conformations de types implosés. Cependant, les cryptophanes [222] peuvent eux aussi s’effondrer dans certaines circonstances.

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
CHAPITRE 1: BIBLIOGRAPHIE
I. La chimie supramoléculaire
I.1. Les concepts de base
I.2. La reconnaissance moléculaire
I.2.a. Complémentarité
I.2.b. Pré-organisation du récepteur
I.3. Quelques familles de récepteurs
II. Les cryptophanes – Présentation générale
II.1. Structure
II.1.a. Stéréochimie et symétrie
II.1.b. Conformations
II.2. Synthèse
II.2.a. Méthode directe
II.2.b. Méthode template
II.2.c. Méthode de couplage
II.2.d. Stratégies d’hydrosolubilisation des cryptophanes
II.3. Utilisation en reconnaissance moléculaire
III. Biosondes pour l’IRM du xénon 129 hyperpolarisé
III.1. Présentation de l’IRM
III.2. Hyperpolarisation
III.3. 3He hyperpolarisé
III.4. 13C hyperpolarisé
III.5. 129Xe hyperpolarisé
III.5.a. Une compatibilité biologique
III.5.b. Une grande sensibilité à son environnement chimique
III.5.c. Une utilisation in vivo
III.5.d. Une fonctionnalisation possible
III.5.e. L’hyperpolarisation par pompage optique
III.5.f. L’HyperCEST :
III.5.g. Structures encapsulant le xénon
III.6. Biosondes cryptophanes pour l’IRM du xénon
IV. Encapsulation des cations métalliques césium et thallium
IV.1. Enjeu
IV.2. Résultats de complexation par les cryptophanes
IV.2.a. Chronologie
IV.2.b. Les propriétés chiroptiques des cryptophanes
IV.2.c. Étude de la complexation des cations métalliques dans les dérivés phénoliques des cryptophanes
V. Présentation des objectifs
V.1. Plateforme moléculaire pour la synthèse de biosondes au xénon 129 hyperpolarisé
V.2. Plateformes moléculaires pour l’encapsulation des cations Cs+ et Tl+ en solution aqueuse
CHAPITRE 2: CONCEPTION ET SYNTHESE DE CRYPTOPHANES POUR LA COMPLEXATION DU XENON ET DES CATIONS METALLIQUES
I. Conception des cibles synthétiques
I.1. Conception de cryptophanes pour la complexation des cations Cs+ et Tl+
I.2. Conception de plateformes pour les biosondes pour l’IRM du xénon 129 hyperpolarisé
II. Analyse rétrosynthétique de l’accès au cryptophane 1
III. Synthèse du cryptophane 1
III.1. Stratégie de synthèse avec une cyclisation par l’acide formique
III.2. Stratégie de synthèse avec une cyclisation par le triflate de scandium
IV. Obtention des plateformes pour les biosondes au xénon
IV.1. Synthèse de la plateforme 2 comportant les acides carboxyliques
IV.2. Synthèse de la plateforme 3 comportant les groupements polyéthylèneglycol
V. Fonctionnalisation de l’alcool central
V.1. Réactivité nucléophile de la fonction alcool
V.2. Réactivité électrophile de la fonction mésylate
V.3. Oxydation de la fonction alcool secondaire
VI. Deuxième génération de plateforme
VI.1. Introduction d’une fonction propargyle
VI.2. Introduction d’une nouvelle fonction alcool plus éloignée du cryptophane
VI.2.a. Réaction d’alkylation
VI.2.b. Réaction de déméthylation
VI.2.c. Introduction des groupements hydrosolubilisants
VI.3. Obtention d’une plateforme présentant une fonction électrophile
VII. Synthèse d’un bras de reconnaissance comportant l’unité NTA
VII.1. Présentation des biosondes existantes
VII.2. Conception d’un bras NTA plus court
VIII. Conclusion et perspectives
CHAPITRE 3: ÉTUDE DES PLATEFORMES PAR RMN DU XENON
I. Étude de la complexation du xénon par spectroscopie RMN du 129Xe hyperpolarisé
I.1. Avancées dans la détection du xénon, la spectroscopie Ultrafast UFZ
I.2. Résultats obtenus avec les nouveaux cryptophanes synthétisés
I.2.a. RMN du xénon 129 en milieu organique
I.2.b. RMN du xénon 129 hyperpolarisé en milieu aqueux
II. Conclusion et perspectives
CHAPITRE 4: SYNTHESE DE CRYPTOPHANES ENANTIOPURS ET ETUDE DE LA COMPLEXATION DES CATIONS METALLIQUES
I. Présentation et objectifs
II. Obtention de cryptophanes énantiopurs
II.1. État de l’art
II.1.a. Synthèse asymétrique de cryptophanes énantiopurs
II.1.b. Synthèse de cryptophanes énantiopurs à partir des CTB énantiopurs
II.1.c. Obtention de cryptophanes énantiopurs par HPLC chirale
II.1.d. Obtention de cryptophanes énantiopurs par formation de diastéréoisomères
II.2. Dédoublement du mélange racémique par HPLC chirale
II.3. Dédoublement du mélange racémique par voie chimique
III. Étude de complexation des cations par dichroïsme circulaire
III.1. Spectres ECD du cryptophane (―)-MM-1 lors de l’ajout de césium
III.2. Spectres ECD du cryptophane (―)-MM-1 lors de l’ajout de thallium
IV. Obtention des données thermodynamiques par titrage calorimétrique
V. Mise en évidence de la complexation par spectroscopie RMN
V.1. RMN du césium
V.2. RMN du Thallium
VI. Conclusion et perspectives
CONCLUSION GENERALE
PARTIE EXPÉRIMENTALE
General remarks
Synthesized compounds
Analytical chiral HPLC separation for compound cryptophane
ITC titration plots

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