Le stieng, langue sud-bahnarique du groupe môn-khmer, est l’une des nombreuses langues à tradition orale parlées au Cambodge et au Vietnam. Cette langue, potentiellement en danger, n’a jusqu’à présent que peu été étudiée. Dans ce contexte, cette thèse de doctorat constitue la première grammaire d’envergure de cette langue, basée sur des données issues de variétés parlées au Cambodge et réalisée dans une approche fonctionnelle-typologique et aréale.
D’un point de vue typologique et aréal, le stieng se démarque d’une langue d’Asie du Sud-Est prototypiquement tonale en ce qu’il ne comporte ni ton, ni distinction de registre. En revanche, il contient des structures monosyllabiques et sesquisyllabiques (mots d’une syllabe et demie), avec une nette prédominance des monosyllabes, ce qui constitue un trait aréal parmi les langues de la région. D’un point de vue génétique, la phonologie du stieng est conservatrice, particulièrement parce qu’elle a maintenu la distinction de voisement pour les consonnes occlusives initiales et n’a pas développé de distinction de registre.
Pour ce qui est de la grammaire, le stieng est une langue isolante dépourvue de morphologie flexionnelle : les fonctions grammaticales sont encodées au moyen de la syntaxe (ordre des mots) et/ou au moyen de ‘mots grammaticaux’. Dans ce contexte, une autre caractéristique typologique et aréale de la langue est sa tendance à grammaticaliser des mots lexicaux en mots grammaticaux, ce qui implique un large inventaire de mots hautement polyfonctionnels, ainsi que la présence de catégories fluides et non-discrètes.
L’outil privilégié de création lexicale est la composition, quoique quelques résidus d’une morphologie dérivationnelle ancienne soient encore visibles dans la langue. Les noms sont caractérisés par une absence de flexion en nombre, genre ou cas. Un des traits typologiques et aréaux du domaine nominal du stieng est par ailleurs la présence d’un système de classificateurs de tri. Quant au système des pronoms, celui-ci inclut certaines distinctions relatives à la hiérarchie sociale. Les pronoms, dans leurs différents emplois reflètent par ailleurs des codes de politesse complexes. Les verbes sont dépourvus de marquage flexionnel en TAM ou d’indexation en personne. Les distinctions aspectuelles ou modales sont indiquées au moyen de particules ou de ‘coverbes’ ou de verbes dans des complexes verbaux. L’ordre basique des mots (i.e. pragmatiquement non-marqué) est SVO et têtemodifieur. Néanmoins, le stieng, comme les autres langues de la région, est une langue à grammaire pragmatiquement orientée (topique proéminent) et favorise une organisation de type topique-commentaire. L’ellipse des arguments est omniprésente, et de nombreux verbes sont ambivalents. Ces caractéristiques ont des conséquences importantes sur l’analyse de la phrase simple et de la structure argumentale. Une autre caractéristique importante à souligner est la grande productivité de la sérialisation verbale dans cette langue, à l’instar des autres langues de la région. Enfin, la présence de différentes ressources stylistiques, notamment des expressions élaborées, allitératives ou rimées, constitue également un trait aréal de la langue stieng .
Les provinces de Stung Treng, Kratie, Mondulkiri et Ratanakiri, situées au Nord-Est du pays, appartiennent à une zone de hauts-plateaux s’étendant du Vietnam au Laos et contrastant avec les plaines situées à l’ouest du Mékong. Cette zone de hauts plateaux abrite la plus grande diversité de minorités ethniques du Cambodge : compte tenu de leur localisation ces communautés sont communément appelées les Montagnards dans la littérature scientifique (Guérin, 2008:1-2). En revanche, la population dominante du pays, celle des Khmers, a tendance à se trouver dans les plaines. Pour ce qui est de la communauté stieng, celle-ci est localisée dans les piémonts des hauts plateaux, principalement dans le Sud-Est de la province de Kratie (districts de Snuol et Pii Thnu), mais également dans les provinces avoisinantes de Kampong Cham (district de Memot) et Mondulkiri (district de Keo Seima). Cette localisation relativement proche des plaines et de la communauté khmère suggère un contact ancien avec la population khmère et explique les nombreux emprunts au khmer existant en stieng.
La population du Cambodge regroupe 23 communautés ethnolinguistiques, au sein desquelles les Khmers constituent l’ethnie dominante et majoritaire : ces derniers représentent en effet 96% de la population totale, à savoir 12,9 millions de personnes sur un total de 13,4 millions, d’après le dernier recensement national de 2008 . Le pays est par ailleurs peuplé d’une quinzaine de minorités ethniques, qui se distinguent sur la base de critères ethnolinguistiques, parmi lesquelles les plus importantes en termes de nombre de locuteurs sont les Viêt, les Chinois et les Cham, c’est-à-dire, des diasporas issues de migrations plus ou moins récentes . Les autres communautés minoritaires, dont les Stieng font partie, sont généralement considérées dans la littérature comme autochtones. L’origine exacte de ces populations demeure néanmoins méconnue .
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