Une expertise qui se construit à distance du politique
une définition de la politisation
Le politiste J. Lagroye (2003) rappelle que toutes les activités sociales sont sectorisées, chaque champ (scientifique, politique, religieux, culturel…) cherche à s’autonomiser et à fonctionner selon sa logique interne, en fonction de ses finalités propres. Ainsi, la politisation peut être entendue comme « une requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activités. » (Lagroye, 2003). V. Dubois (2012), reformule un peu la définition de J. Lagroye (2003) et parle de « conversion de faits sociaux de natures diverses (…) en objets relevant de la sphère politique » et invite à considérer également « les effets, en retour, de ce processus sur les faits ainsi convertis » : que deviennent ces objets une fois politisés ? Comment évoluent ces activités une fois qu’elles revêtent un statut explicitement politique ? Que provoque cette « transgression de la distinction institutionnalisée et vécue entre ordres d’activités » ? (Lagroye, 2003). La notion de « transgression » se révèle particulièrement éclairante pour notre objet. Nous avons dit combien les chercheurs tenaient à leur autonomie (si l’on s’appuie sur l’étymologie : à définir eux-mêmes leurs propres normes) et combien le champ scientifique se représente souvent, plus que d’autres, étanche aux autres activités et ordres sociaux. Ainsi, inviter les élus à participer à la recherche (à la définition des Une expertise qui se construit à distance du politique questions, à la légitimité de telle ou telle démarche) est fondamentalement vécu par un certain nombre d’acteurs comme une transgression. Si nous précisons les définitions énoncées et essayons de les incarner dans des processus concrets, on peut repérer trois formes de politisation : – La première est attestée par le degré d’implication et de connaissance d’un élu sur un dossier en particulier. Dès lors que les choix ne sont pas entièrement laissés aux services et à leur expertise, nous pouvons considérer qu’il ne s’agit pas d’une gestion technocratique, et qu’un processus de politisation (qui va audelà de la simple validation par l’élu) est amorcé. – La deuxième forme est repérable à l’existence d’un discours sur les valeurs accompagnant un choix technique. Il s’agit alors de « remettre du politique » dans la discussion, quitte à contrer la rationalité technique, les logiques « objectives » (du point de vue technique) avancées par les services ou les scientifiques. Si un élu fait état d’une préférence au nom d’un système de valeurs, d’un « principe » qui ne relèvent pas de l’argumentaire technique (l’égalité, le bien commun, la diversité…) on considérera qu’il politise la discussion ou l’action. – La troisième forme de politisation se reconnaît à l’existence de lieux de débats élargis à d’autres acteurs que les techniciens de l’action publique ou les scientifiques. Dès lors que des espaces laissent une place à des discours politiques au sens large (émanant des élus ou de la société civile, particuliers ou associations), ils peuvent faire naître des controverses et contribuer à développer un « langage commun » qui permet à une pluralité d’acteurs de débattre et à d’autres arguments de se faire entendre.
Grandir à l’ombre du politique
Se refuser à transgresser les espaces d’activités La communauté scientifique et technique de l’hydrologie urbaine se structure dans une relative distance au politique. On attend des élus une attitude bienveillante à l’égard des collaborations : ils les acceptent, valident le principe de conventions de recherche, votent ces budgets mais sans véritablement s’impliquer dans la démarche. Ils ne participent pas à la définition des programmes de recherche, pas plus qu’ils ne relaient de besoins spécifiques ou ne s’intéressent directement aux résultats. Le soutien des chercheurs apparaît comme un service négocié par les services auprès des élus. Les collaborations sont présentées comme faisant partie des ressources (humaines et techniques) nécessaires à leur travail, sans qu’il soit utile que les élus s’impliquent davantage ou que ces enjeux soient proprement politisés. « C’est une des grandes mauvaises habitudes. (…) C’est vrai que les élus s’appuient beaucoup sur les avis de leurs services. Et les services ont besoin aussi d’être informés et confrontés… Je pense que c’est réellement problématique que les élus ne soient pas associés [aux observatoires ou structures équivalentes]. Je suis très favorable au fait qu’un élu, sans être spécialiste du sujet pour lequel il est en place, sache de quoi on parle quand on lui parle de quelque chose (…) On lui demande de savoir quand il fera un choix, à quoi correspond ce choix, et de savoir pourquoi il l’a pris. Et pas simplement parce que son directeur de service lui a dit : écoutez c’est bien, c’est comme ça qu’il faut faire. » (Conseiller à la Ville de Paris, Vice-président de l’EPTB Seine Grands Lacs) Si les élus ne s’approprient pas volontiers les questions d’eau et d’assainissement, les chercheurs, dans leur grande majorité, s’accommodent bien de cet état de fait. Au travers de ce qui filtre aussi bien de leurs discours que dans les questionnaires, il est clair que les deux mondes (celui de la recherche et celui de la politique) gagnent à être 220 CHAPITRE 4 séparés. Les chercheurs se révèlent plutôt en défaveur des transgressions, qu’il s’agisse pour l’élu d’intégrer les espaces scientifico-techniques (les observatoires), ou pour les scientifiques de défendre une cause, c’est-à-dire de faire de la politique. Nous abordons successivement ces deux points. 1.2 Elus et Société civile hors des observatoires Les chercheurs sont globalement partagés quant à la présence des élus dans les observatoires : sur les 43 répondants au questionnaire, 20 chercheurs pensent qu’ils devraient y avoir une place, 19, qu’il ne vaudrait mieux pas, 4 ne savent pas se prononcer. Près de la moitié des chercheurs interrogés sont donc réticents à cette forme de politisation des questions d’eau et d’assainissement. Des différences sont notables entre les observatoires. OPUR apparaît comme le plus réticent (10 sont contre et 2 seulement pour). L’ONEVU se montre beaucoup plus ouvert (5 répondent à cette proposition « oui tout à fait » et 6 « oui plutôt »). Nous reviendrons sur cette différence dans la partie suivante, consacrée à l’exception nantaise. Les chercheurs de l’OTHU sont vraiment partagés. Les chercheurs manifestent globalement la même prudence quant à la présence des usagers dans les observatoires : 18 y sont favorables, 22 sont plutôt contre et 3 ne savent pas. Le cas particulier nantais se confirme : 8/14 chercheurs sont en faveur de l’entrée des usagers dans les observatoires, contre 5/11 à OPUR 5/17 à l’OTHU. Les chercheurs d’OPUR se montrent donc moins réticents sur ce point que s’agissant de la présence des élus. Cette méfiance envers les élus peut tenir à une expérience passée mal vécue par les chercheurs de l’observatoire. Il y a quelques années (au moment de la signature d’OPUR 3), les services du département des Hauts-de-Seine, pourtant volontaires pour intégrer l’observatoire, se sont vus contraints d’abandonner le projet de partenariat. Un nouvel élu s’était prononcé radicalement contre le soutien du département à tout projet de recherche, arguant du fait que cela ne rentrait pas dans ses missions et dépenses. Le « surgissement » de l’élu dans les collaborations est donc vécu comme un facteur potentiellement fragilisant. Certains chercheurs d’OPUR craignent que l’alternance politique déstabilise l’observatoire si ce dernier devenait leur outil voire leur « jouet ». Ils ont peur pour la cohérence de la dynamique de recherche à long terme si les élus CHAPITRE 4 221 imposaient tour à tour « leur » question de recherche, en fonction d’intérêts immédiats ou d’effets de mode. Ces représentations et ces peurs sont aussi une conséquence de la distance qui existe entre ces deux catégories d’acteurs. Les années de collaboration entre chercheurs et praticiens ont permis le développement de relations de confiance qui ont battu en brèche les craintes réciproques qui pouvaient exister au départ (et qui perdurent à Nantes). Dans la mesure où élus et chercheurs n’ont que très peu de contacts, la méfiance demeure.