Une entreprise de mémoire

Une entreprise de mémoire

Le journal littéraire reflète les préoccupations de son temps, tant par les informations sur l’actualité culturelle et scientifique qu’il diffuse que par ses articles à vocation essentiellement divertissante. Il est inscrit dans une époque en même temps qu’il en signale les centres d’intérêts majeurs. C’est un outil révélateur de la culture de ses lecteurs et de leurs pratiques. Il apparaît comme un instrument précieux pour connaître et comprendre le siècle. De fait, lorsqu’il est publié en collection, et non plus au numéro, il s’approche de la forme d’une chronique, multiple mais fidèle. Le journal littéraire renferme la mémoire d’une époque et d’une société. C’est d’ailleurs un de ses objectifs principaux comme on a pu le constater dans les préfaces lorsque les rédacteurs désignent leurs périodiques comme des « Mémoires ». Il raconte la société par l’intermédiaire d’articles nombreux et variés. L’entreprise de mémoire caractéristique de ces périodiques se réalise avec le récit. Or celui-ci répond à deux exigences du journal littéraire : informer et divertir. Cette dernière dimension est fondamentale dans le périodique littéraire, et participe de sa distinction avec les autres périodiques de l’époque. En effet, le journal littéraire est aussi « littéraire » pour sa propension à l’art de la narration. Qu’il s’agisse de rendre compte d’un ouvrage, d’une peinture, d’une séance d’académie ou encore de raconter un événement, une anecdote, ou une histoire fictionnelle, les articles se structurent autour du principe de la mise en récit559 . Les rédacteurs apparaissent comme des historiens du présent, en même temps qu’ils sont auteurs d’une « œuvre », c’est-à-dire avec une posture d’auteur, conscient de son ecteur, et un contenu accessible et divertissant. Ils expérimentent un genre d’écrire qui puise dans une double tradition du récit : l’histoire et le roman. Cette ambiguïté, assumée par les rédacteurs, nous conduit à envisager le journal littéraire comme un espace de mise en fiction de l’information, une œuvre composée sur le modèle de certains textes fictionnels contemporains à sa publication. Néanmoins, la tension, réelle, entre la vocation informative et le recours aux principes fictionnels vient interroger la notion de « récit » d’une part, mais aussi celle de « nouvelle ». La double tradition, historique et fictionnelle, de la nouvelle est ici au cœur du journal littéraire. Elle conditionne la perception des récits d’actualités, diffusés dans les pages de ces périodiques.

 Laisser sa trace : mise en scène de soi et des autres d’inspiration romanesque

 

 Le journal littéraire favorise l’expression personnelle des lecteurs comme des rédacteurs. Cette liberté est facilitée par l’usage du masque et la construction d’une figure de soi, soigneusement choisie par les acteurs du périodique. Fiction de l’auteur Cette section prolonge l’analyse de l’inscription des rédacteurs dans leurs volumes, effectuée dans le troisième chapitre. Il s’agit désormais de mettre l’accent sur l’importance de la mise en scène de la figure des rédacteurs. Ceux-ci s’efforcent de définir leur activité, traduisant ainsi une certaine idée de la conception du journalisme littéraire au XVIIIe siècle. Ils développent toute une mise en scène de leur fonction et d’eux-mêmes, dans une proximité voulue avec le lecteur, et au moyen d’artifices plus ou moins manifestes. Avant même de parler de fiction de l’auteur, il faut souligner la prégnance du « je » dans les journaux littéraires. Le rédacteur, loin de se dissimuler, s’affirme dans chacun des volumes. Chaque information qu’il livre sur lui-même résulte d’un choix conscient de ce qu’il veut ou ne veut pas dire. Mais même si les éléments transmis sont vrais, ils construisent une figure de rédacteur différente de la personne réelle. Cette distinction a été établie notamment par José-Luis Diaz, qui postule que la « figuration » de l’auteur est « une nécessité de toute consommation littéraire. […] L’auteur gratifie le lecteur d’une manne de UNE ENTREPRISE DE MEMOIRE 327 signes par lesquels il se trouve transformé en « personnage » »560. Diaz envisage trois plans de référence qui déclinent l’instance auctoriale d’un texte. Si l’on s’intéresse à l’auteur en tant que personne appartenant à un lieu et à une société, on se place sur le plan réel et l’instance auctoriale est dénommée, selon la terminologie employée par Diaz, « homme de lettres ». Le second plan est celui du texte, il concerne l’expression de la subjectivité, on parle alors de l’auteur ou de l’énonciateur. Enfin, Diaz propose un troisième plan de référence, imaginaire, qui est constitué par l’imaginaire des lecteurs et témoigne de la construction qu’ils font de la figure de l’auteur. On parle alors de l’écrivain comme manifestation d’un rôle ou d’une activité fantasmatique. Cette distinction, déjà très pertinente dans le cas des récits fictionnels analysés par Diaz, ouvre diverses perspectives quant à la question du « je » dans un périodique, dans la mesure où cette forme textuelle est indiscutablement liée à l’actualité et à la réalité. On peut supposer que dans un journal littéraire, les plans de référence se superposent en confondant l’homme de lettres, l’auteur et l’écrivain. Mais il n’en est rien. Nous avons pu voir que les rédacteurs construisent une image d’eux-mêmes dans les périodiques qui distinguent l’homme du rédacteur. Le périodique littéraire du XVIIIe siècle, fortement influencé par les pratiques littéraires de son temps, et sans antécédents spécifiques, joue de cette ambiguïté et entretient le lecteur dans une attente et un questionnement sur l’identité réelle du journaliste au vu de ce qu’il met en scène de luimême. Les trois plans de référence identifiés par Diaz entrent en collusion dans le journal littéraire et construisent une représentation parcellaire de celui qui tient les rênes du journal. Les Spectateurs, et le périodique d’Addison et Steele fut le fondateur du genre, développent une réelle spécificité énonciative en associant la forme du périodique avec l’énonciation personnelle. Celle-ci se caractérise par la présentation d’un ou de plusieurs auteurs, chargés des feuilles du journal. Activité de groupe, comme dans le Spectator ou dans le Nouvelliste du Parnasse, ou bien activité solitaire, comme dans les Journaux de Marivaux, le Pour et Contre ou l’Année littéraire, le journal est pris en charge par un « je » qui tente de concilier l’expression de sa subjectivité avec l’objectivité de l’information. Ce parti-pris participe d’une entreprise de persuasion notamment en légitimant l’existence du journal littéraire. Ainsi, lorsque le Journal des Dames publie une lettre de la sœur du 560 José-Luis Diaz, L’écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, p. 26. TROISIEME PARTIE – CHAPITRE 7 328 rédacteur en avril 1761, le lecteur peut construire une image plus intime de La Louptière, et notamment de ses relations familiales, en même temps qu’il découvre un discours fortement enthousiaste sur le périodique : Les félicitations que je vous dois, mon cher frère, ne sont pas le seul témoignage que je veux vous donner de l’intérêt que je prends à l’ouvrage dont vous avez l’honneur d’être chargé. Vous voilà donc, en quelque sorte, dépositaire du patrimoine des Dames ! Vous n’oublierez rien pour les flatter, & peut-être en serez-vous applaudi à plus d’un titre : mais malgré le règne de décence que vous vous proposez d’établir dans les jeunes esprits, je craindrais tout du désordre des passions, si elles y étaient excitées par un tact aussi délié que le vôtre ; je vous connais assez pour être persuadée que vous serez surtout flatté de tracer aux Dames une voie sûre pour s’attirer l’estime attachée aux talents & à la vertu. […] Personne au reste ne se réjouit plus que moi, mon cher frère, de la réexistence du Journal des Dames, puisqu’en me procurant une lecture à ma portée, il me retracera les charmes que je goûte depuis notre enfance dans toutes nos conversations. Je suis fâchée pour votre Journal de ne pouvoir les recueillir au degré d’intérêt que vous savez leur donner ; ce serait un moyen d’amuser & d’instruire dignement les Dames : elles y verraient pour ma part combien les sentiments de la nature nous rapprochent des Gens de lettres, & avec combien d’estime je suis, mon cher frère, Votre affectionnée Sœur, De Relongue de Vienne561 . Les éloges sont distribués équitablement entre le rédacteur du périodique et son journal qui amuse et instruit dignement les dames. De la sorte, l’entreprise de republication du Journal des Dames est légitimée par une lectrice du journal qui s’avère également être la sœur du rédacteur. Celui-ci est présenté sous des auspices favorables. De fait, La Louptière avoue ne pas rechigner à mettre en avant des courriers avantageux susceptibles de le conseiller dans sa démarche, et justifie ainsi la publication de cette lettre. Pour éviter toute suspicion de partialité de la part de l’auteure de la lettre, le rédacteur publie juste après, le courrier d’une autre lectrice, aussi louangeur que le précédent, mais avec laquelle il n’entretient aucun lien familial. Comme les autres rédacteurs, il crée une image de lui-même qui participe de la valorisation de leur périodique. À travers cette mise en scène, tous assurent la promotion de leurs numéros. Les journalistes ont recours à des constructions d’éthos stratégiques qui sont modulables avec le temps ou selon les contextes. Précisons que ces éthos renvoient en fait à la persona définie dans la ligne éditoriale et non à celle de l’énonciateur, puisqu’il est indéfini dans le périodique et qu’il peut changer. Ainsi, hormis dans le cas du Nouvelliste du Parnasse ou encore de l’Année littéraire dont les périodiques présentent un éthos proche de l’énonciateur, les autres périodiques, parce qu’ils changent de directeur (Mercure de France, 561 Journal des Dames, avril 1761, t. 1, « Lettre de Madame la Vicomtesse de Vienne, à l’Auteur du Journal des Dames. », p. 80. UNE ENTREPRISE DE MEMOIRE 329 Journal des Dames) ou parce que l’énonciateur infléchit son discours, présentent en fait un éthos qui correspond à une ligne éditoriale plus qu’à un journaliste562. Là encore, le lecteur ne l’ignore pas, et cela l’amène à modifier également sa perception du discours journalistique. L’éthos qu’on lui présente est plus ou moins précis et répond davantage à une norme sociologique et culturelle qu’à une personnalité précise. Ajoutons à cela que le discours de presse, parce qu’il se présente comme objectif, doit, selon les termes de Ruth Amossy dans son ouvrage La présentation de soi, « entraver la construction de l’éthos et […] dissimuler la présentation de soi inhérente à tout échange » 563 : Or, c’est dans ces tentatives de neutralisation même que l’image de soi, refoulée, trouve à se recomposer et à s’imposer sous de nouveaux dehors. L’effacement énonciatif donne ainsi naissance à un ensemble de stratégies discursives où l’éthos se construit indirectement et, parfois, subrepticement. Pour avoir recours à la dissimulation et à la ruse, il n’en est pas moins prégnant et efficace.

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Fiction du lecteur

Le périodique littéraire du XVIIIe siècle met en scène un lecteur fictionnel dans ses pages. Certes, les rédacteurs appellent leurs lecteurs à collaborer au périodique, mais ils construisent en outre une figure de lecteur dans chacun des volumes. Or, cette pratique se développe justement à la même période, au début du siècle, dans les romans565. Wolfgang Iser explique l’introduction du lecteur fictionnel dans le roman par l’histoire de celui-ci : dans la mesure où le genre n’était légitimé par aucune poétique, il devait accéder à cette légitimité grâce à son succès public. Il a donc mis en scène une figure de lecteur comme premier destinataire de l’œuvre. Cette hypothèse s’applique également au journal littéraire, plus neuf encore que le roman, dont l’histoire, la tradition et la « poétique » sont moindres. Les rédacteurs introduisent donc une figure du lecteur créant une plus grande proximité avec les lecteurs réels et favorisant par conséquent la réception du journal. Ce lecteur fictionnel participe de la mise en scène de l’information, comme le souligne Christian Vandendorpe à propos du texte littéraire : « on assiste en littérature à une tentative non seulement pour introduire la figure du lecteur dans le récit, mais aussi pour en faire une composante importante du jeu narratif » 566. L’exemple de la première lettre du Nouvelliste du Parnasse montre comment la présence du lecteur, créatrice d’un dialogue, facilite l’information à venir : Vous me demandez, Monsieur, des nouvelles du Parnasse. Vous croyez apparemment que j’y fais mon séjour : je vous assure cependant que je n’ai jamais dormi sur le double Mont. Il est vrai que j’y ai des amis, qui m’apprennent ce qui s’y passe. C’est avec leur secours que je vais tâcher de satisfaire votre curiosité567 . La création du périodique est motivée par une demande explicite d’un lecteur. Les rédacteurs se positionnent comme des intermédiaires répondant à une demande. Finalement, la fiction du lecteur est mise au service de la justification du métier de journaliste en même temps qu’elle entretient ici la fiction de l’auteur. Cette mise en scène du lecteur participe de l’entreprise de séduction et d’argumentation du rédacteur, comme on le constate avec Fréron qui n’hésite pas à afficher une proximité avec son lecteur fictif : L’Opéra Comique n’a jamais été, Monsieur, aussi heureux, aussi brillant, qu’on l’a vu cette année à la Foire Saint-Germain. Toutes les nouveautés y ont réussi : phénomène, dont les autres Théâtres de cette Capitale auraient bien voulu donner l’exemple. Vous avez été bercé dans votre enfance du Conte de Cendrillon par Perrault. M. Anseaume en a tiré parti.

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