Une Démarche inductive inspirée de la théorie ancrée

Une Démarche inductive inspirée de la théorie ancrée

Dans notre revue de littérature, nous avons montré que le phénomène empirique et théorique du management du travail via plateforme était pour l’essentiel nouveau et peu circonscrit. Les concepts de « travail via plateforme » et de « management algorithmique », sur lesquels reposent nos interrogations, sont mouvants et présentent des zones d’ombre. Notre ambition d’investiguer les instruments de gestion qui sous-tendent le management algorithmique et qui permettent d’organiser le travail via plateforme relève de ce fait d’une démarche exploratoire (Thiétart, 2014). Notre travail de thèse a pour objectif de proposer des résultats théoriques qui participent à la (re)conceptualisation du management algorithmique. Notre design de recherche, exploratoire, relève d’une démarche inductive de type « Grounded Theory » (Glaser & Strauss, 1967) ou « théorie ancrée ». Nos construits théoriques ont ainsi émergé des données empiriques, à partir d’un travail de comparaisons constantes de ces données entre elles et avec la théorie existante.
Nous proposons tout d’abord de revenir sur les fondements théoriques de la Grounded Theory.
La théorie ancrée est une approche générale qui connaît diverses acceptions et domaines d’application (Walsh et al., 2015 ; Gehman et al., 2018). Telle qu’elle a originellement été développée par Glaser & Strauss (1967), la Grounded Theory s’accommode de tout type d’épistémologies (voir figure 8) et de techniques d’enquête, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives. La théorie ancrée n’est pas une méthode particulière mais plutôt un cadre d’analyse (Walsh et al., 2015) qui peut être utilisée pour mener à bien divers projets de connaissances. De ce fait, la théorie ancrée a pu être perçue de manière très différente par les chercheurs qui s’en réclament et devenir une approche assez floue (Walsh et al., 2015). Pour éclaircir les confusions, la tentation a pu être de raffermir les règles et lignes directrices (Strauss & Corbin, 1990) dans le but d’énoncer clairement ce qui relève de la théorie ancrée et ce qui n’en relève pas. Toutefois, cette mise en avant de la discipline au détriment de la créativité peut être fortement critiquée (Walsh et al., 2015 ; Eisenhardt et al., 2016). Avec Eisenhardt et al. (2016), nous pensons que le propre des approches inductives est de permettre d’étudier des phénomènes complexes en profondeur. Cela paraît incompatible avec une discipline méthodologique stricte, ce que Eisenhardt et al. (2016) nomment « rigor mortis » : une forme de fausse rigueur qui ne garantit pas la qualité de la recherche. C’est pourquoi, eu égard à notre travail de thèse, nous préférons nous déclarer inspirés par la théorie ancrée et ne pas nous enfermer dans des cadres rigides qui pourraient affaiblir le processus de découverte.
La Grounded Theory se caractérise par trois fondamentaux (Walsh et al., 2015).
Tout d’abord, l’émergence des construits théoriques à partir des données. Cela ne signifie néanmoins pas entrer sur le terrain sans question de recherche, ni de n’avoir aucune connaissance sur l’objet d’étude (Suddaby, 2006) mais surtout de rester ouvert à la découverte et d’analyser les données de manière indépendantes par rapport à la théorie. Dans le cas de ce travail doctoral, notre question de départ a été formulée suite à un premier travail de recherche entamé en Master 2. Notre mémoire consistait en une étude de cas unique d’une plateforme de travail touristique, qui a suscité une double interrogation empirique et théorique. D’une part, nous avions remarqué qu’il existait une hétérogénéité de plateformes numériques proposant le même service touristique mais présentant des artefacts très différents. Pourtant, le concept naissant de management algorithmique s’intéressait à des études de cas uniques (Uber, Lyft, etc.) et, de plus, peu à l’expérience vécue des travailleurs. De ce fait, nous avons commencé notre recherche doctorale en nous posant une question de recherche temporaire (quelles sont les différentes formes de plateforme de travail et comment les travailleurs se les réapproprient-elles ?) qui a été progressivement retravaillée tout au long de notre travail de terrain et d’analyse. Les sections 2 et 3 détaillerons plus précisément notre processus d’analyse des données.
En second lieu, la théorie ancrée suppose un échantillonnage théorique des données. Cela signifie que le chercheur doit prendre des décisions actives pour choisir quelles données collecter, et comment trouver ces données. Les sections 2 et 3 détaillerons notre processus de collecte des données.
Enfin, l’analyse des données se fait sur le principe de comparaisons constantes qui sera également détaillé dans les sections 2 et 3. Le principe de comparaison constantes suppose que les données sont comparées entre elles ainsi qu’avec les données théoriques, afin de rechercher des similarités et des différences.
En ce qui concerne le statut de la connaissance produite, la démarche inductive ne permet pas de construire des lois universelles mais plutôt des théories intermédiaires. Ces théories ont une portée à la fois générale et spécifiée (Dumez, 2016) : ces constructions théoriques ont un rapport étroit avec le matériau de recherche. Elles peuvent être généralisées aux autres terrains présentant des caractéristiques principales similaires.

Deux cartes pour un même territoire

« Une carte n’est pas un territoire » (Korzybski, 1998) : toute connaissance scientifique n’est qu’une représentation de la réalité, et non pas la réalité. La connaissance scientifique procède par sélection d’éléments jugés significatifs : comme la carte, elle est une réduction du réel qui valorise un point de vue particulier.
En optant pour des postures épistémologiques différentes, il est possible de construire plusieurs cartes pour représenter un même territoire. Dans le cadre de notre thèse, nous entendons investiguer le phénomène du management du travail via plateforme à partir des instruments de gestion. Pour ce faire, notre enquête empirique s’est décomposée en deux parties. Tout d’abord, nous avons réalisé une enquête préliminaire qui a principalement investigué le substrat technique d’une dizaine de plateformes de travail local afin d’établir une typologie. Puis, sur la base de cette typologie, nous avons conduit trois études de cas ayant pour but d’investiguer l’expérience vécue. De ce fait, nous avons développé deux angles de vue différents : un regard sur l’artefact et un regard sur les schèmes de perception et d’utilisation.
Ce double projet de connaissances s’est traduit par deux enquêtes de terrain, correspondant à deux philosophies des sciences différentes. Le tableau 15 ci-dessous synthétise les deux projets de connaissances que nous soutenons dans le cadre de cette thèse.

Enquête préliminaire réaliste critique

Nous avons d’abord conduit une enquête préliminaire réaliste critique (Bhaskar, 1978/2014) dans le but d’établir une typologie de plateformes numériques de travail local à partir de leurs instruments de gestion. Cette enquête a prioritairement investigué le couple substrat technique / philosophie gestionnaire des instruments de gestion. La posture réaliste critique énonce que la science a pour but d’établir une connaissance valide de la réalité, extérieure au chercheur. L’ontologie est ici essentialiste (Allard-Poési et Perret, in Thiétart, 2014), c’est-à-dire que l’on considère qu’il existe une réalité indépendante de nos connaissances. Nous pensons alors que les instruments de gestion, en tant qu’artefacts, sont objectivables.
Contrairement à un positivisme strict, le réalisme critique admet un certain relativisme (Avenier & Thomas, 2015) dans le statut des connaissances créées. Notre connaissance de la réalité reste imparfaite car elle est socialement et historiquement construite. En tant que chercheur, nous pouvons seulement atteindre un « réel actualisé ». La posture réaliste critique distingue en effet trois niveaux de réalité : le « réel profond » (structures et mécanismes qui existent en dehors du monde que l’on peut observer) ; le « réel actualisé » (que nous pouvons observer) et le “réel empirique” que l’on peut expérimenter. Le chercheur n’a pas accès au réel profond, il peut simplement émettre des conjectures sur les règles et structures sousjacentes à partir de l’observation du réel actualisé.
Dans une posture réaliste critique, il importe de s’interroger quant aux conditions de valabilité (répondant à une norme de vérité) et de validité (répondant à des procédures de recherche rigoureuses) des connaissances produites. Une connaissance valable est une connaissance scientifique qui reflète la réalité. Autrement dit, la carte produite doit refléter le territoire. Cette connaissance est valide si elle respecte ce « critère de vérité-correspondance » (AllardPoési et Perret, in Thiétart, 2014) : la connaissance est réputée vraie si les entités, les relations et les processus mentionnés existent vraiment dans la réalité.

Etudes de cas interprétativistes

Sur la base des résultats découverts grâce à notre enquête préliminaire, nous avons par la suite conduit trois études de cas interprétativistes visant à interroger l’expérience vécue des travailleurs via plateforme. La posture interprétativiste se focalise sur la nature intentionnelle et mouvante de l’activité humaine : l’ontologie est ici non-essentialiste (Allard-Poési et Perret, in Thiétart, 2014). Cela signifie que les instruments de gestion ne se résument pas à des artefacts techniques mais qu’ils font l’objet d’interprétations et de réappropriations dans l’activité, correspondant aux schèmes d’utilisation.
De plus, la connaissance de la réalité est également socialement construite. La connaissance scientifique s’appuie en effet sur un double processus d’interprétations : celles des acteurs sociaux et celles du chercheur, qui vise à décrire et à expliquer le phénomène étudié sans cadre théorique a priori. La connaissance produite est donc relative (Allard-Poési et Perret, in Thiétart, 2014) : elle cherche à comprendre les faits sociaux analysant les facteurs signifiants du point de vue des acteurs.
Néanmoins, ce relativisme ne signifie pas qu’il est impossible d’atteindre une certaine objectivité et générabilité des connaissances. Une connaissance est considérée comme étant valable si elle répond à un critère de « vérité-adéquation » (Allard-Poési et Perret, in Thiétart, 2014). Le critère de vérité-adéquation établit la crédibilité de la connaissance produite au regard des standards établis par la communauté scientifique. Les critères de validité d’une recherche interprétativiste sont inspirés des méthodes ethnographiques (Golden-Biddle & Locke, 1993) : des « descriptions denses » (Geertz, 1973) rendent compte du caractère authentique et plausible des résultats. Une recherche interprétativiste doit également présenter des éléments de réflexibilité qui permettent de questionner les théories établies.
Enfin, les connaissances produites peuvent être transférables à d’autres contextes présentant des caractéristiques similaires.

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