Une contribution à la modélisation des interactions entre transports et télécommunications en Economie géographique
… mais très rapidement incontournables
Les thèmes de la mobilité et de l’environnement La mise en avant de l’importance de la structure des territoires sur les caractéristiques de la mobilité a modifié la compréhension et la modélisation des déplacements urbains (Camagni et al. (2002), Mignot et al. (2004)). La question de la mobilité urbaine quotidienne va alors constituer un thème de 3Pour une revue de littérature exhaustive sur les modèles de tradition monocentrique de la Nouvelle Economie Urbaine on peut se référer à Fujita (1989) et Papageorgiou (1990).
Structure des territoires : du monocentrisme au polycentrisme.
réflexion privilégié (Cervero (1996), Peng (1997), Priemus et al. (2001)). En particulier, les différences dans les caractéristiques (en termes de distance, durée ou choix du mode de transport) de la mobilité quotidienne, et spécifiquement des déplacements pendulaires (entre le lieu de domicile et le lieu de travail), engendrées par une organisation monocentrique ou au contraire polycentrique des emplois sont au cœur des débats (Cervero et Wu (1997), Aguilera (2005)). La question des liens entre formes urbaines et migration alternante (entre domicile et lieu de travail) peut se résumer de la façon suivante : comment les actifs se localisent-ils par rapport à leur pôle d’emploi ? Ces différents travaux vont ensuite servir de cadre d’analyse pour des problématiques nouvelles comme la ségrégation socio-spatiale (Bouzouina et Mignot (2007)) ou encore le développement durable. Cette dernière thématique d’ordre environnemental est d’ailleurs plus que jamais d’actualité et les travaux actuels se posent la question de l’existence de formes urbaines plus « économes » que d’autres en terme de distance domiciletravail et donc des kilomètres parcourus via des systèmes de transports plus ou moins polluants. Les situations de polycentrisme, en scindant les distances, sont ainsi très souvent vues comme des situations environnementalement plus favorables. On va voir ainsi que les pouvoirs publics vont souvent faire la promotion d’une structure territoriale multicentrique. La promotion politique du polycentrisme Malgré une tradition centralisatrice, la France a développé assez tôt une politique de développement polycentrique. A partir de la fin des années 50 et jusqu’au début des années 70 un objectif important des politiques territoriales était de réduire l’écart, à la fois économique et culturel, entre la région parisienne et la province. La volonté du pouvoir est alors de réorganiser le territoire national en vue d’un meilleur équilibre régional et d’une répartition plus harmonieuse des activités économiques. D’après les études de Deyon et 102 Chapitre 3 – Transports et Télécommunications : structuration et attractivité des territoires. Frémont (2000), cette politique de décentralisation industrielle fut un relatif succès puisque les opérations d’investissements encouragées entre 1963 et 1973 ont permis de créer plus de 300 000 emplois hors Ile-de-France. A partir de 1985, la compétition internationale se faisant plus rude, la Datar (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale)4 fait valoir que la concurrence n’est plus entre Paris et la province mais entre la capitale et les autres grandes métropoles européennes. L’Ile-de-France étant la région la plus à même d’attirer les grandes entreprises internationalisées, la plupart des instruments utilisés pour favoriser les investissements en province au dépend de la région parisienne sont donc abandonnés. On assiste alors à un renforcement de l’agglomération parisienne. En 1989, le modèle dit de la « banane bleue » mis au point par Brunet et utilisé pour mettre en lumière les espaces actifs et passifs en Europe remet en question l’attractivité de Paris au niveau européen. En effet, d’après ce modèle, Paris se trouve mal placé dans l’espace européen puisqu’à l’extérieur de cette fameuse dorsale allant du Lancashire à la Toscane. Dès lors, la Datar encourage la création de réseaux de villes afin de ne pas passer à côté de l’intégration européenne. On va alors passer d’une politique d’aménagement du territoire à une stratégie de développement des territoires. En 1993, la France encourage l’élaboration commune d’un schéma de développement de l’espace communautaire européen qui va déboucher sur la promotion d’un système urbain polycentrique. Exemples de formes urbaines en France Comme on peut le voir, la question des formes urbaines va alors devenir un champs d’étude à part entière. Au niveau empirique, Sarzynski et al. (2005) va préciser qu’il n’existe pas une mais plusieurs configurations polycentriques différentes. Cette différenciation peut être due à plusieurs facteurs comme la taille relative des différents pôles, l’histoire de ces pôles (pôles émergents, zones 4Aujourd’hui appelée DIACT d’activités importantes…) ou leur composition (emplois spécialisés ou diversifiés) qui vont donner un large éventail de formes possibles. Ainsi, Mignot et al (2007) ont publié un rapport analysant trois aires urbaines : l’aire urbaine de Lyon, de Marseille, et de Lille. Cette étude débouche sur la caractérisation suivante de ces trois zones géographiques : – Lyon : « un monocentrisme relayé ». L’aire urbaine de Lyon est de type monocentrique élargi, avec un centre important composé de l’ensemble que forment Lyon et Villeurbanne, élargi dans sa partie Est par des communes traditionnellement industrielles. Dans ce cas, des polarités peuvent être mises en évidence mais elles ne peuvent rivaliser avec le centre et relaient l’influence de ce dernier sur le territoire. – Marseille : « un duocentrisme consommateur ». Un pôle secondaire, Aix en Provence, est clairement identifié. Son poids est important et il structure fortement les migrations alternantes avec le centre. Le poids de la ville de Marseille est, bien sûr, le plus élevé. Marseille accueille la moitié des actifs résidents et presque 60% des emplois, soit le triple du pôle d’Aix en Provence. Ce modèle est qualifié de « consommateur » car l’éloignement géographique relativement important (environ 32 kilomètres) entre le centre (Marseille) et le pôle second (Aix en Provence) entraîne des migrations « consommatrices » en terme de distance et de temps. – Lille : « un polycentrisme économe ». L’aire urbaine de Lille articule une structure quadricentrique relativement équilibrée. Elle est composée d’une ville-centre, Lille, et de trois pôles importants : Tourcoing, Roubaix et Villeneuve d’Ascq. Ce modèle est qualifié d’ »économe » car les distances sont peu importantes entre les pôles et la ville-centre (environ 12 kilomètres entre Lille et Tourcoing, 11 kilomètres entre Lille et Roubaix et 6 kilomètres entre Lille et Villeneuve d’Ascq).5 5On peut ajouter que les distances entres les trois pôles sont du même ordre de grandeur : 13 kilomètres entre Tourcoing et Villeneuve d’Ascq, 10 kilomètres entre Roubaix et Villeneuve d’Ascq et seulement 4 kilomètres entre Tourcoing et Roubaix. La structure des territoires peut donc être très diverse et liée à la présence ou non d’infrastructure ainsi qu’à la situation géographique des territoires en question.
Le modèle de Cavailhès, Gaigné, Tabuchi et Thisse (2007)
Motivation Partant de la constatation que les villes sont des acteurs majeurs dans les échanges commerciaux, et que l’intensité de ses échanges est influencée par la taille et la structure des villes, Cavailhès, Gaigné, Tabuchi et Thisse développent dans leur article « Trade and the structure of cities » un modèle permettant d’étudier comment différentes formes de frictions spatiales (pour les firmes comme pour les travailleurs) affectent la localisation des activités économiques entre les villes, mais aussi la structure interne des villes. Pour cela, ils modélisent les interactions entre trois coûts affectant la mobilité des personnes, des biens et des informations à savoir : – les coûts de déplacements qui affectent les travailleurs effectuant des trajets entre leur lieu de travail et leur lieu de résidence, – les coûts d’exportation que supportent les firmes localisées sur un territoire et qui vendent leurs biens non seulement sur le marché local mais aussi sur des marchés extérieurs, – les coûts de communication qui s’appliquent dans leur modèle aux firmes établies dans un centre d’emplois secondaire mais qui doivent rester en contact avec le centre d’emplois premier. Leur approche combine des éléments d’économie urbaine et des éléments de la nouvelle économie géographique. Ils expliquent comment la décentralisation de la production vers des centres secondaires peut permettre à de grandes villes de contenir une large part de firmes et de travailleurs. D’après Duranton 3.3 Le modèle de Cavailhès, Gaigné, Tabuchi et Thisse (2007) 105 et Puga (2004), l’augmentation des coûts urbains pourrait déplacer l’emploi de grandes villes monocentriques vers les banlieues ou vers de petites villes plus éloignées où ces coûts sont plus faibles. Cet effet serait renforcé par la baisse des coûts d’exportations facilitant ainsi une production dans des zones éloignées. La suprématie des grandes villes en terme d’attractivité pourrait donc être contestée par de plus petites villes. Le principal apport du modèle de Cavailhès, Gaigné, Tabuchi et Thisse est alors de mettre en évidence que l’émergence de centres secondaires à l’intérieur des grandes villes permet de maintenir l’attractivité de celles-ci. De nombreux avantages du polycentrisme ont d’ailleurs été mis en relief par d’autres études. Ainsi, les entreprises établies dans les centres secondaires pourraient se permettre de fixer des salaires plus faibles et paieraient des rentes foncières moins élevées. Sur ce dernier point, il est aisé de vérifier que les prix du foncier sont généralement plus élevés dans le centre premier que dans les centres seconds. Si l’on prend l’exemple de la région parisienne, on constate que les prix sont bien moins abordables dans Paris intra-muros que dans la banlieue. Glaeser et Kahn (2004) montrent que dans la plupart des métropoles occidentales, le poids démographique et économique de la périphérie est de plus en plus élevé. Ainsi, Mieskowski et Mills (1993) notent que les Etats-Unis tendent vers une situation où 40% des emplois et 30% des habitants des Metropolitan Statistical Area (équivalent américain des agglomérations) seulement seront en centre ville. Cette évolution s’explique par une croissance plus forte en périphérie. Beyers et Lindhal (1996) remarquent qu’aux Etats-Unis, la majorité de la croissance de l’emploi entre 1985 et 1995 a bénéficié aux zones rurales. Les entreprises mais aussi les travailleurs sont nombreux à préférer s’installer dans les banlieues. L’apparition de centres secondaires aboutissant à la création d’un territoire polycentrique semble ainsi inexorable. C’est donc sans surprise que Anas et al. (1998) observent une forte montée en puissance du polycentrisme. 106 Chapitre 3 – Transports et Télécommunications : structuration et attractivité des territoires. Cavailhès et al. développent un modèle à deux villes où chaque ville à une dimension spatiale imposant des coûts de déplacement et de communication. Le commerce entre les villes nécessite de s’astreindre d’un coût d’exportation. Contrairement aux modèles développés précédemment dans la littérature comme par exemple celui de Tabuchi (1998), leur cadre permet aux villes d’être polycentriques. Le point fort du modèle de Cavailhès et al. est d’endogénéiser la structure interne des villes. Le rapport entre les différents coûts formalisés permet de définir la forme monocentrique ou polycentrique d’une ville.
Structure du modèle L’espace
Les auteurs considèrent une économie composée de deux villes notées r = 1, 2, séparées par un espace physique donné. Cette économie comporte un secteur d’activité et un facteur de production : le travail. Chaque ville comporte des firmes et des travailleurs. Elle est représentée par un espace unidimensionnel X. La structure de chaque ville peut être définie comme suit : – il existe un centre d’emplois premier appelé CBD (pour central business district) localisé à l’origine 0 ∈ X. – il existe deux centres d’emplois seconds appelés SBD (pour second business district) localisés symétriquement de chaque côté du CBD en x S r ∈ X et −x S r ∈ X. – le reste de la ville est constitué de zones résidentielles occupées par les travailleurs. Chaque ville étant supposée avoir une structure interne parfaitement symétrique, les auteurs se focalisent sur le côté droit des villes. Les CBD tout comme les SBD sont supposés sans dimension. Les firmes sont libres de se localiser dans un CBD ou dans un SBD. Néanmoins, certains services étant présents uniquement dans le CBD, les firmes se localisant dans un SBD doivent supporter un coût de communication formé de deux composantes : – l’acquisition d’équipements particuliers représentée par une constante positive K. – le déplacement de certains employés de la firme vers le CBD car les communications entre CBD et SBD nécessitent également des relations face à face. Ces relations sont représentées par kxS r avec k une constante positive. On constate que cette composante du coût de communication est dépendante de la distance entre CBD et SBD. Le coût de communication avec le CBD d’une firme localisée dans un SBD est donc donné par : κ(x S r ) = K + kxS r . (3.1) Les travailleurs L’économie est pourvue de L travailleurs mobiles. Le bien être des travailleurs dépend des trois biens suivants : – Un bien homogène et non produit qui constitue le numéraire de l’économie. Il est échangeable sans coût que ce soit à l’intérieur d’une ville ou entre les villes. Une quantité de ce bien est notée q0. – Un bien produit en concurrence monopolistique avec des rendements d’échelles croissants. Il prend la forme d’un continuum de n variétés horizontalement différenciées. Chaque variété peut être exportée d’une ville vers l’autre à un coût τ > 0 par unité. En revanche, le coût de transport de ce bien est supposé nul à l’intérieur d’une ville. Une quantité de la variété i ∈ [0, n] de ce bien est notée q(i). – La terre. Chaque travailleur utilise une unité de terre afin de se loger dans la ville où il travaille. Le coût d’opportunité de la terre est supposé nul. . Chaque travailleur choisit de consommer une quantité q0 de numéraire et une quantité q(i) du bien différencié de variété i ∈ [0, n] à un prix pr(i). Pour cela, il est pourvu d’une unité de travail qui lui rapporte un salaire noté w C r s’il travaille dans le CBD ou w S r s’il travaille dans un SBD. Par ailleurs, il détient une quantité q¯0 de numéraire supposée suffisamment large pour que la consommation de numéraire soit positive à l’équilibre de marché6 . Pour ce qui est des coûts, chaque travailleur doit s’acquitter d’une rente foncière notée Rr(x) où x représente la localisation résidentielle du travailleur. De plus, le déplacement du lieu de résidence au lieu de travail constitue un coût de transport. On note t > 0 le coût de transport par unité de distance supporté par les travailleurs pour se rendre de leur habitation à leur travail. Un travailleur de la ville r habitant en x ∈ X subit un coût de transport tx s’il travaille dans le CBD et t|x − x S r | s’il travaille dans un SBD. La contrainte budgétaire de l’individu résidant en x ∈ X dans la ville r et travaillant dans le CBD correspondant peut donc être écrit de la manière suivante : Z n 0 pr(i)q(i)di + q0 + Rr(x) + tx = w C r + ¯q0. (3.2) La contrainte de budget des travailleurs du SBD s’obtient en remplaçant w C r par w S r et tx par t|x−x S r |. Comme dans Ogawa et Fujita (1980), les salaires et les coûts de déplacements sont déterminés de manière endogène à travers la distribution globale des firmes et des travailleurs à l’intérieur des villes. Les préférences sur le bien différencié et le bien numéraire sont identiques pour tous les travailleurs et sont représentées par une fonction d’utilité quasilinéaire captant une sous-utilité quadratique 7 : 6La demande de bien numéraire est une demande résiduelle. En vérifiant qu’elle est positive à l’équilibre, on s’assure que le calcul des quantités de biens différenciés n’est pas faussé par l’apparition d’une demande résiduelle négative. 7Ce type de fonction d’utilité est couramment utilisée dans la littérature. On trouve notamment cette fonction dans l’article de Ottaviano et al. (2002).
Le modèle de Cavailhès, Gaigné, Tabuchi et Thisse (2007)
U(q0; q(i)) = α Z n 0 q(i)di − β − γ 2 Z n 0 [q(i)]2 di − γ 2 Z n 0 q(i)di2 + q0, (3.3) pour tout i ∈ [0, n] et avec α > 0 et β > γ > 0. La condition β > γ implique que les travailleurs ont une préférence pour la variété. Les firmes La technologie de production est telle que la production de n’importe quelle quantité q(i) nécessite un montant fixe φ d’unités de travail. Cette hypothèse déjà utilisée par Ottaviano et al. (2002) revient à générer des rendements d’échelle croissants. Du fait de ces rendements d’échelle croissants et de l’absence d’économies de gamme, chaque firme produit une et une seule variété. Ainsi, le nombre total de firmes dans l’économie est donné par n = L/φ. L’apurement du marché du travail implique que le nombre de firmes localisées dans la ville r, nr, est tel que nr = λrn avec λr la part des travailleurs vivant dans la ville r. On note π C r (respectivement π S r ) le profit réalisé par une firme établie dans le CBD (respectivement dans un SBD) de la ville r et Ir(i) la recette de la firme produisant la variété i. On appelle θr la part des firmes de la ville r localisées dans le CBD. La part des firmes de la ville r localisées dans chaque SBD sera donc de (1 − θr)/2. Lorsque la firme produisant la variété i est localisée dans le CBD de la ville r, sa fonction de profit est donnée par : π C r (i) = Ir(i) − φwC r . (3.4) Lorsque la firme produisant la variété i est localisée dans un SBD de la ville r, sa fonction de profit est donnée par : 110 Chapitre 3 – Transports et Télécommunications : structuration et attractivité des territoires. π C r (i) = Ir(i) − φwS r − κ(x S r ). (3.5) Les recettes de la firme produisant la variété i sont les mêmes qu’elle se localise dans le CBD ou dans un SBD de la ville r du fait de l’hypothèse d’absence de coût de transport des biens à l’intérieur d’une ville. Structure de marché En intégrant la contrainte budgétaire (3.2) dans la fonction d’utilité (3.3) et en résolvant la condition de premier ordre par rapport à q(i) on obtient : q(i) = a − bp(i) + c Z n 0 [p(j) − p(i)] dj, (3.6) avec : a = αb, b = 1 β + (n − 1)γ , c = γb β − γ . (3.7) Le paramètre a exprime la désirabilité du bien différencié par rapport au numéraire. Lorsque a augmente, la quantité demandée de toutes les variétés du bien différencié augmente. Le paramètre b mesure la sensibilité des consommateurs au prix. Plus b est élevé plus le prix de la variété i a d’impact sur la quantité demandée de cette variété. Quant au paramètre c, il mesure le degré de différenciation entre les variétés. Lorsque c est très grand (c tend vers l’infini), les variétés sont de parfaits substituts. Lorsque c est nul, les variétés sont indépendantes. La demande de la variété i ne dépend pas du prix des autres variétés.
Chapitre 1 Transports et Télécommunications : Substitution ou Complémentarité ? |