Une cohérence entre les missions sociales et le projet global encore en recherche

L’exemple des capabilités pour une intervention sociale émancipatrice

Pour Jean Michel Bonvin26, les travaux d’Amartya Sen sur les capabilités pourraient proposer des pistes pour éviter que l’intervention sociale, sous couvert d’insertion, ne devienne un outil de normalisation et de contrôle social. Les capabilités sont les possibilités d’un individu de choisir les fonctionnements (qui sont ses actions effectives) qu’il estime et juge bon pour lui 27. Dans cette approche, l’accès aux ressources ne suffit pas au développement du pouvoir d’agir. Pour que les ressources auxquelles a accès un individu deviennent des capabilités, il faut que ses compétences et connaissances personnelles lui permettent d’utiliser ces ressources auxquelles. Le contexte sociopolitique dans lequel il évolue, ainsi que son environnement, doivent aussi lui laisser la possibilité d’utiliser ces ressources comme il l’entend.

C’est ce que Sen appelle les facteurs de conversion. Pour réellement développer le pouvoir d’agir des bénéficiaires, l’intervention sociale doit donc permettre l’accès aux ressources tout en créant les facteurs de conversion qui vont les rendre utilisables. D’où la nécessité d’un ancrage territorial effectif. Mais cela ne suffit pas, selon Jean Michel Bonvin, à assurer la liberté réelle visée par Sen. Pour lui, il ne faut pas que l’accès effectif aux ressources soit assuré sous réserve de conditionnalités qui vont limiter les possibilités de choix des individus. Cela implique de ne pas imposer de choix aux bénéficiaires, comme l’acceptation d’un emploi pour continuer à bénéficier des prestations, mais de leur laisser l’espace et le temps de développer leurs aspirations réelles. Cela nécessite donc de vraiment prendre en compte les envies et les besoins de la personne et de replacer l’accompagnement dans une logique ascendante pour “ne pas chercher à imposer des fonctionnements spécifiques”.

Ainsi, le travail social doit développer le pouvoir d’agir des bénéficiaires en augmentant les possibilités de choix disponibles et atteignables, dans tous les domaines, et favoriser une participation qui ne permettra pas de les contraindre à réaliser des choix imposés ; cela en considérant qu’une participation adéquate permet d’augmenter les opportunités réelles. Sinon, l’intervention sociale ne se contente que de subvenir aux besoins physiologiques des personnes en les plaçant dans une voie d’insertion toute tracée et ne permet donc pas le développement d’une autonomie émancipatrice. Nous voyons ainsi que se pencher sur les théories qui inspirent les évolutions idéologiques du secteur social permet de se questionner sur les aspirations réelles de ces dernières. Dans la mesure où nous considérons que leurs finalités se colorent bien d’une autonomie individuelle émancipatrice, et d’une véritable volonté démocratique, cela donne aussi la possibilité d’observer l’importance des changements à réaliser. La prise en compte des bénéficiaires dans la relation d’accompagnement (de la personne dans son ensemble), l’individualisation de l’accompagnement, la participation collective et politique, l’accès à l’environnement local… Tout ce qui caractérise ce changement de paradigme demande l’émergence de nouvelles configurations du travail social. Ce renouveau nécessaire exige autant une refonte des politiques globales, que des innovations dans les pratiques de terrain. L’innovation elle-même demande du temps et des moyens, ainsi qu’un certain espace laissé à l’expérience, à l’inattendu, à l’échec. Mais les volontés et les préconisations que nous avons évoquées ici peinent à se mettre en place dans le paysage social français et celui-ci, tout en évoluant, ne permet pas leur émergence.

La nouvelle gestion publique peu compatible avec l’évolution vers un nouveau paradigme L’intervention sociale se trouve depuis plusieurs années en prise avec des transformations qui viennent modifier la gestion et l’organisation des structures sociales, des politiques sociales, mais aussi les pratiques de terrain. L’idée d’efficacité et de modernisation qui a justifié la mise en place de la nouvelle gestion publique traverse aujourd’hui tout l’appareil social. Mais la logique gestionnaire, et la politique du chiffre qui en découle, empêchent une prise en compte de l’usager qui pourrait permettre son émancipation et produit un écart grandissant entre les cercles décisionnaires et les réalités de terrain. Tout d’abord, le souci d’efficacité a entraîné une culture de la performance qui vient bouleverser les pratiques du travail social avec “l’arrivée dans les services d’une logique de quantification, de suivi des mesures, de rationalisation du temps et de l’action”32. Ces logiques limitent grandement la liberté réelle laissée aux usagers dans la construction de leur parcours de vie et a pour effet de leur imposer des choix et des comportements au nom d’une activation rapide. Pour l’insertion professionnelle par exemple, cette efficacité repose sur l’adaptation des usagers à la demande du marché du travail. Cela, en posant des conditions à l’accès aux prestations, comme l’obligation d’accepter un emploi, qui, sous couvert de responsabilisation, ne laissent pas la place à une réelle liberté de la personne vis-à-vis de son propre parcours.

Ensuite, les logiques protocolaires, en voulant rationaliser l’action, ont aussi pour effet de la rigidifier et de la normaliser33. Elles débouchent sur des directives et des dispositifs imposés par le haut qui sont déconnectés des réalités de terrain et des besoins réels des publics ciblés. Il devient donc difficile d’individualiser l’accompagnement et de l’adapter au contexte local. Le fonctionnement par appels d’offres va aussi orienter les actions et les publics visés en amont en “ne tenant pas compte des réalités concrètes de redéploiement de la précarité sur les terrains d’intervention des travailleurs sociaux”34. Dans le même sens, la logique de quantification et d’évaluation oblitère une pratique qualitative nécessaire à l’adaptation de l’accompagnement en fonction de la personne tout en favorisant la mise en oeuvre de dispositifs exécutifs normalisés auxquels sont soumis les travailleurs sociaux. Les institutions se concentrent ainsi plus sur ces dispositifs que sur les besoins et aspirations des bénéficiaires35. En plus de ces contraintes, qui limitent grandement la prise en compte de la personne dans l’accompagnement, ces changements induisent une rigidité et une dépendance des structures d’intervention sociale qui vont bloquer les expérimentations pratiques et donc l’innovation. Pour Roland Janvier, les associations font preuve d’un “isomorphisme institutionnel” par lequel elles s’imprègnent de la culture étatique en perdant leur dimension politique et développant une “dépendance forte aux dispositifs technocratiques qui leur apportent à la fois l’autorisation de conduire leurs actions et les subsides nécessaires”36 .

L’action est donc normalisée, et les structures perdent leur potentiel critique qui pourrait leur permettre de tester de nouvelles modalités d’intervention. Les associations importent aussi des modèles d’organisation des entreprises marchandes, ce qui renforce la standardisation “là où il y aurait besoin de libérer des initiatives les plus diverses possibles”37. Ainsi, le changement de paradigme laissant plus de place à l’usager et cherchant à favoriser son autonomie est rendu difficile par le contexte actuel de l’intervention sociale qui limite grandement les moyens des établissements tout en complexifiant leur action, mais aussi par des contraintes structurelles héritées des évolutions organisationnelles qui traversent les institutions publiques et les associations gestionnaires. Une action sociale qui a pour objectif de développer le pouvoir d’agir et les capabilités des usagers demande à la fois une participation forte et libre de l’usager à la conception de son parcours de vie et au fonctionnement de sa structure, ainsi qu’une adaptation de l’accompagnement à son environnement local.

Cela implique un nouveau rôle pour les intervenants sociaux qui, dans une relation horizontale, doivent prendre la posture de médiateurs entre les aspirations des personnes et les ressources disponibles, tout en favorisant les facteurs de conversion pour rendre ces ressources utilisables. De plus, le développement de la citoyenneté et l’ouverture d’opportunités plus nombreuses nécessitent un ancrage territorial de l’action, tel que mis en avant par l’évolution législative du secteur. Tout cela ne peut se réaliser totalement sans une refonte de l’organisation de l’intervention sociale qui doit émerger des expérimentations au niveau des pratiques, renouant ainsi avec les réalités du terrain et des bénéficiaires. Ce n’est que de cette façon que le travail social français pourra correspondre à la définition qu’en donne l’ONU : “Le travail social a pour vocation première d’aider à ce qu’une personne, une famille, un groupe de personnes, ait accès aux droits que la société lui confère et crée ou recrée des liens sociaux. C’est à partir des attentes du bénéficiaire, de ses problèmes, de la perception qu’il a de son propre devenir, de ses potentialités visibles ou à faire émerger que doit se développer le travail social. Celui-ci devra permettre à l’usager de devenir acteur de sa relation avec la société et de la réappropriation de ses droits”38.

Table des matières

Remerciements
Introduction
Partie I : Intervention sociale et communs urbains : état de l’art théorico-pratique
A – L’intervention sociale en France : entre théorie, idéologie et pratique
1. Un secteur en mutation idéologique
1. Les appuis théoriques d’un nouveau paradigme
2. Une application difficile dans la pratique
B – Communs urbains et tiers-lieux
1. Les caractéristiques de ces espaces
2. L’urbanisme transitoire
Partie II – Les Cinq Toits, une expérimentation de la rencontre entre communs urbains et travail social
A – Un écosystème pensé au service du social
1. Une dimension sociale élargie
2. L’écosystème de “communs” et ses liens avec les objectifs sociaux
B – De la conception à la pratique
1. Un écosystème vertueux, mais limité, pour le travail social et ses usagers
2. Une cohérence entre les missions sociales et le projet global encore en recherche
Partie III – Les perspectives ouvertes par l’expérience des Cinq Toits sur le travail social
A – Ancrage territorial : les 5T comme organisation du seuil ?
1. Des structures autonomes
2. Des structures labiles et adaptables
3. Des structures décentrées et ouvertes sur l’extérieur
B – Usager citoyen et autonomie émancipatrice
1. Quel type d’empowerment aux Cinq Toits ?
2. Un modèle qui favorise le développement des capabilités ?
C – Des lieux d’innovation sociale ?
1. Un modèle innovant qui met en mouvement l’immobilisme du travail social
2. L’occupation temporaire en question
3. De la pertinence d’une association gestionnaire pour la gestion de ce type de projet
Conclusion
Bibliographie
Annexe

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