Les concepts qui sous-tendent notre recherche
Ce stade de notre discours, il est nécessaire de donner quelques définitions pour éclairer le lecteur pour la suite de nos propos. Néanmoins, certains des concepts définis seront mis en question de façon plus approfondie dans le cœur du document.
Le risque d’inondation comme objet d’une politique de prévention
Sommairement, le risque est vu comme « la conjonction d’un aléa et des enjeux en présence » (Dagorne & Dars, 1999), p.13 :
– « l’aléa est la probabilité d’un évènement qui peut affecter le système étudié naturel ou technologique
– les enjeux sont les personnes, les biens, les équipements, l’environnement menacés par l’aléa et susceptibles de subir des dommages et des préjudices
– la vulnérabilité mesure les conséquences dommageables de l’évènement sur les enjeux concernés
La connaissance des processus en action, de la nature et de l’importance des enjeux permet d’appréhender le risque et la vulnérabilité ».
Pour accentuer cette différenciation, on peut rajouter que « l’aléa est défini comme la source de danger. En soi, l’aléa est un élément neutre […] mais en présence d’enjeux, il peut constituer une menace » (Veyret et al., 2004), p.24. Le risque possède une dimension probabiliste alors que la catastrophe est un fait avéré, un phénomène qui s’est véritablement produit (Dauphiné, 2001); (November et al., 1998).
Introduction générale
La prévention du risque d’inondation consiste dès lors à jouer sur les deux volets aléa et vulnérabilité pour une diminution effective du risque selon une approche anticipatrice.
Les crues étant considérées comme un phénomène hydrologique extrême (Bravard, 2000), on considérera dans cette introduction que les inondations sont un risque dit naturel même si cette notion est relativisée dans la suite de notre propos en raison en particulier de l’anthropisation du fleuve qui nous intéresse, la Loire (cf. partie I et II). De même, la distinction stricte entre aléa et vulnérabilité sera elle-même nuancée (cf. partie II).
D’après le site internet national sur la Prévention des Risques Majeurs, une inondation peut être définie comme suit : « l’inondation est une submersion (rapide ou lente) d’une zone pouvant être habitée ; elle correspond au débordement des eaux lors d’une crue. Le débit d’un cours d’eau en un point donné est la quantité d’eau (m3) passant en ce point par seconde ; il s’exprime en m3/s. Une crue correspond à l’augmentation du débit (m3/s) d’un cours d’eau, dépassant plusieurs fois le débit moyen : elle se traduit par une augmentation de la hauteur d’eau. »10
On distingue traditionnellement trois types de crues et donc trois types d’inondation :
– les inondations de plaine, lorsque « la rivière sort de son lit mineur lentement et peut inonder la plaine pendant une période relativement longue. La rivière occupe [alors] son lit moyen et éventuellement son lit majeur » ;
– les inondations par remontée de nappe : « lorsque le sol est saturé d’eau, il arrive que la nappe affleure et qu’une inondation spontanée se produise. Ce phénomène concerne particulièrement les terrains bas ou mal drainés et peut perdurer » ;
– les inondations dues aux crues rapides et torrentielles : « lorsque des précipitations intenses tombent sur tout un bassin versant, les eaux ruissellent et se concentrent rapidement dans le cours d’eau, d’où des crues brutales et violentes dans les torrents et les rivières torrentielles. Le lit du cours d’eau est en général rapidement colmaté par le dépôt de sédiments et des bois morts peuvent former des barrages, appelés embâcles. Lorsqu’ils viennent à céder, ils libèrent une énorme vague, qui peut être mortelle »11.
La Loire est concernée par ces trois types de crue, même si les crues torrentielles ne concernent que l’amont du bassin. Soulignons cependant qu’en cas de rupture de digues, les flux déversés peuvent être très violents et causer des dommages semblables aux crues torrentielles (cf. partie II). (Mériaux, et al., 2004#2).
Les politiques publiques et leur mise en œuvre
«Une politique publique constitue un enchaînement de décisions ou d’activités, intentionnellement cohérentes, prises par différents acteurs, publics et parfois privés, dont les ressources, les attaches institutionnelles et les intérêts varient, en vue de résoudre de manière ciblée un problème défini politiquement comme collectif. Cet ensemble de décisions et d’activités donne lieu à des actes formalisés, de nature plus ou moins contraignante, visant à modifier le comportement de groupes sociaux supposés à l’origine du problème collectif à résoudre (groupes cibles), dans l’intérêt de groupes sociaux qui subissent les effets négatifs dudit problème (bénéficiaires finaux) » (Knoepfel et al., 2001. p. 29).
Une définition plus séquentielle existe : « une politique publique, c’est tout à la fois une décision politique, un programme d’action, des méthodes et des moyens appropriés, une mobilisation d’acteurs et d’institutions pour l’obtention d’objectifs plus ou moins définis » (Meny & Thoenig, 1989, p. 389). Auquel cas, « la mise en œuvre désigne la phase d’une politique publique pendant laquelle des actes et des effets sont générés à partir d’un cadre normatif d’intentions, de textes ou de discours. » (Ibid., p 233). La mise en œuvre est également perçue comme la traduction dans la réalité des intentions politiques contenues dans les plans (Gerston, 2004).
La territorialisation des politiques publiques et le niveau local
Pour définir la territorialisation, nous nous appuierons sur la thèse de C. Reliant (Reliant, 2004).
• L’expression de territorialisation des politiques publiques traduit très souvent l’idée d’une adaptation des actions publiques aux spécificités des territoires concernés. […] En Sciences Politiques, la territorialisation répond au souci de plus en plus prégnant d’améliorer la proximité des actions publiques au territoire pour faciliter la mise en œuvre et l’application de la politique […] Aussi l’acceptabilité et l’application de la politique par les acteurs locaux nécessitent que les mesures envisagées soient cohérentes avec la dynamique territoriale concernée afin de pallier les éventuels conflits générés par un changement d’organisation spatiale. La territorialisation des politiques publiques revient à adapter les mesures politiques aux particularités des espaces sur lesquelles elles agissent afin de renforcer l’acceptabilité et l’appropriation des mesures politiques par les acteurs locaux ». (ibid., p. 45).
On peut considérer au premier abord que la « mise en œuvre locale » se rapproche du concept de territorialisation. Auquel cas, notre sujet renvoie à une série de territorialisations de la politique de prévention du risque d’inondation : de la politique nationale à l’échelle du bassin de la Loire à travers le Plan Loire, du bassin à la Loire moyenne à travers une stratégie globale, de la Loire moyenne à une échelle plus locale (intercommunale, val…) à travers la mise en œuvre locale de cette stratégie.
Stratégie et tactique
La notion de stratégie renvoie initialement à l’art militaire : « Art d’organiser et de conduire un ensemble d’opérations militaires prévisionnelles et de coordonner l’action des forces armées sur le théâtre des opérations jusqu’au moment où elles sont en contact avec l’ennemi » (TLFI, Trésor de la langue française informatisée)12. Par extension, la stratégie correspond à un « ensemble d’actions coordonnées, d’opérations habiles, de manœuvres en vue d’atteindre un but précis », une
• manière d’organiser, de structurer un travail, de coordonner une série d’actions, un ensemble de conduites en fonction d’un résultat » (Ibid.). La notion de stratégie renvoie donc à un ensemble de grandes décisions mais aussi de choix réfléchis sur les objectifs à atteindre et les moyens d’y parvenir. À la stratégie, s’oppose la tactique, soit une « technique pour appliquer une stratégie définie qui combine, en vue d’un maximum d’efficacité et en fonction des circonstances, tous les moyens et formes de combat utilisables » (Ibid.). Alors que la stratégie renvoie au long terme, à l’antériorité de la décision sur l’action et à une échelle d’application vaste, la tactique intègre une approche temporelle réduite, une adaptation à une situation donnée et la mise en œuvre des moyens disponibles. La tactique intègre pleinement la gestion du présent, quand la stratégie est prospective, c’est-à-dire tournée vers l’avenir.
Pour faire l’analogie avec la définition séquentielle des politiques publiques, la stratégie relève de la sphère décisionnelle lorsque la tactique correspond à la problématique de la mise en œuvre. Mais on peut également percevoir la stratégie comme la première étape de la mise en œuvre, une séquence essentielle de formalisation et d’organisation préalable à la construction des projets. Nous nuancerons cette approche très descendante de la stratégie pour souligner d’autres points de vue.
L’intégration et le caractère global
Selon G. Hubert : « l’idée d’intégration dans le domaine de la gestion de l’eau est relativement récente. Elle survient au milieu du XXe siècle lorsque la dimension » protection de l’environnement et de la nature » accède au rang d’objectif dans les politiques publiques territorialisées. Elle résulte notamment d’une reconnaissance des liens intrinsèques entre la gestion de l’eau, l’environnement et l’aménagement du territoire. Elle procède également d’une reconnaissance explicite des limites d’une action publique dominée par l’intervention d’un État central, basée sur des arrangements politico-administratifs et fondée sur une logique technico-réglementaire. Elle découle de la légitimation d’un droit de participation pour de nouveaux acteurs, appartenant à la société civile, à la définition des actions en direction des hydrosystèmes. Elle met en exergue le caractère pluri-actorial, trans-sectoriel et trans-territorial de la politique de l’eau ». (Hubert, 2001; p. 19).
Ce triple qualificatif renvoie à celui de global. Appliqué à la stratégie, il sous-entend la déclinaison de l’ensemble des mesures disponibles pour gérer le risque d’inondation, mesures structurelles qui visent à contenir l’aléa et non-structurelles qui visent une diminution de la vulnérabilité des territoires inondables (Ledoux, 2006; Pottier, 1998). Et cette approche globale est promue pour la gestion du risque d’inondation car « chacun s’accorde à reconnaître que gérer le risque d’inondation est autant à chercher dans une politique de gestion intégrée de l’eau que dans une politique d’aménagement durable du territoire » (Scarwell & Laganier, 2004, p. 75).
Mais la globalité entre également en résonance avec une dimension spatiale de l’intervention publique visant à prévenir les inondations. Une approche globale « veille à la cohérence hydraulique des actions entreprises tant en terme de réalisations d’ouvrage que de gestion de l’espace, afin de rechercher les conditions optimales d’écoulement à partir d’objectifs clairement définis et approuvés ». (Ledoux, op.cit; p. 5). Ainsi parler d’un échelon global peut renvoyer à la notion de bassin versant13, à minima à un de ses sous-ensembles hydrologiquement cohérent et pertinent.
Présentation de l’hydrosystème ligérien et localisation de nos études de cas
Notre recherche porte sur le risque d’inondation lié à l’hydrosystème ligérien et sa manifestation sur un sous-ensemble particulier : la Loire moyenne. Il convient dès lors de présenter le bassin de la Loire et les crues qu’il est susceptible de générer.
Le lit de la Loire mesure environ 1020 km de long s’étendant du Mont Gerbier sur le plateau ardéchois à son embouchure à l’aval de Nantes en Loire-Atlantique. Elle traverse cinq régions (Rhône-Alpes, Auvergne, Bourgogne, Centre, Pays de la Loire), et onze départements (Ardèche, Haute-Loire, Loire, Saône-et-Loire, Nièvre, Cher, Loiret, Loir-et-Cher, Indre-et-Loire, Maine-et-Loire, Loire-Atlantique). Son bassin versant s’étend sur 115 000 km² soit près d’un cinquième du territoire français (Barraqué & Gressent, 2004).
Le cours de la Loire est traditionnellement découpé en trois éléments distincts : la Loire amont entre la source de la Loire et la confluence au Bec d’Allier, à proximité de Nevers ; la Loire moyenne comprise entre le Bec d’Allier et le Bec de Maine, à proximité d’Angers ; enfin la Loire aval du Bec de Maine à l’estuaire.
Cette distinction renvoie à des différences hydrologiques importantes. La Loire amont se caractérise par de fortes pentes, l’apport de nombreux affluents et des crues provoquées par des épisodes pluvieux qualifiés de cévenols (Hydratec, 2004). Ces phénomènes cévenols, à l’origine des crues rapides et violentes sur l’ensemble du pourtour méditerranéen français, sont produits par la rencontre de remontées d’air chaud d’origine maritime avec des masses d’air froides qui se densifient à partir de la fin de l’été ainsi qu’à la présence de relief accentuant les processus de blocage et d’élévation (Leroux, 2004). Ils se produisent en général à l’automne, plus rarement au printemps. Ils affectent également le bassin de l’Allier. Comme en 1980 ou 1996, de tels épisodes génèrent des précipitations de 200 à 600 mm en 48 heures.
La Loire moyenne se caractérise par des pentes moins importantes, par un faible nombre d’affluents et est directement soumise à un climat océanique dégradé avec des précipitations issues des perturbations atlantiques. Elle s’étend sur près de 430 km. Le bassin collecteur de la Loire à la confluence avec l’Allier s’étend sur 18 000 m² alors que celui de l’Allier est de 14 000 m². Les apports de l’Allier sont donc presque aussi importants que ceux de la Loire amont elle-même.
Les crues en Loire moyenne peuvent être donc provoquées par des crues cévenoles générées sur l’amont du bassin, par des crues océaniques ou par la conjonction des deux. Cette conjonction (en général en mai-juin ou octobre-novembre) est à l’origine des crues les plus importantes du fleuve telles que celles de 1846, 1856 et 1866 (avec une conjonction des crues de l’Allier et de la Loire amont à 10 heures près).
La Loire étant marquée par un régime très variable (forts étiages – 11m3/s à l’été 1949 à Gien et fortes crues – 7000 m3/s en 1856 et 1866 également à Gien), la Loire moyenne a été progressivement corsetée par un système d’endiguement complexe (550 km) permettant une protection (théorique) contre les crues. Conjugué à des ouvrages transversaux, ce système a favorisé une incision des chenaux principaux, autrefois propices à la navigation (cf. partie I) (Bacchi et al., 1998; Rodrigues, 2004)14. La Loire appartient au Domaine Public Fluvial (DPF) à partir de Vorey-sur-Loire (confluence avec l’Arzon), à l’aval du Puy-en-Velay (43).
Le DPF comprend le lit de la Loire et la grande majorité des levées (la quasi-totalité sur la Loire moyenne). En 1957, la Loire a été déclassée des voies navigables de Vorey à Candes, puis en 1997 de Candes à Bouchemaine. La longueur de la section domaniale déclassée à la navigation s’étend aujourd’hui sur 760 km Cette section est sous la responsabilité du ministère de l’Environnement. Les services gestionnaires du lit et des levées domaniales sont les Directions Départementales de l’Équipement concernées, sous la coordination de la Diren Centre qui est aussi Diren de Bassin Loire Bretagne15. Quelques levées en Loire moyenne n’appartiennent pas à l’État mais à des tiers dont des collectivités locales. C’est notamment le cas pour les digues protégeant la ville de Nevers.
Sur près de deux tiers de sa longueur, le lit majeur de la Loire a été partagé entre le lit endigué contenant les eaux des crues dites non débordantes et un système de 33 vals (figure 2) compris entre levées et les terrasses alluviales (formant en Loire moyenne des coteaux ; figure 3). Alors que le lit majeur de la Loire moyenne s’étend en largeur entre trois et huit kilomètres en moyenne, le lit endigué mesure entre 300 mètres (au droit des ponts) et un kilomètre. Les vals sont très souvent traversés par de petits affluents provenant des coteaux ou d’anciens bras déconnectés qui se jettent en Loire. L’endiguement des vals de Loire est donc rarement complet préservant ainsi un exutoire à l’aval. La longueur des vals est très variable, entre 5 et 70 km. L’occupation des sols des vals est également variée : certains vals sont très urbanisés (vals de Tours, d’Orléans, de Cisse) quand la majorité est restée plutôt rurale.
Cette recherche nous a conduits à réaliser deux études de cas ainsi qu’une démarche de planification concertée expérimentale que nous présenterons à travers la partie III. Ces études locales concernent trois espaces distincts situés en Loire moyenne (figure 1).
La première étude concerne la réhabilitation d’un bras de décharge à l’aval d’un déversoir situé à hauteur de la ville de Blois (Loir-et-Cher) en rive gauche dans le val dit « de Blois »17. La deuxième étude de cas concerne une démarche initiée par une association de communes riveraines de la Loire, toutes situées dans le département d’Indre et Loire, en rive droite comme en rive gauche. Ces communes sont de nature très variée (rurales, périurbaines voire urbaines) et le territoire de l’association ne comporte pas de continuité géographique. Il couvre seulement une partie du linéaire ligérien mais s’étend néanmoins aux deux extrémités du département.
Enfin la démarche expérimentale concerne trois espaces hydrologiques distincts situés en rive gauche : les vals de Bréhémont et du Vieux Cher qui sont en fait parallèles et juste à l’aval la basse vallée de l’Indre. L’espace concerné se trouve ainsi entre les confluences du Cher et de l’Indre à l’extrémité occidentale de la Touraine.
