Une approche historique périodisation et cadres d’analyse pour les graphiques
Les périodisations en histoire
Le découpage du temps en périodes constitue l’une des démarches cruciales de l’historien. Parmi les douze leçons de la formation initiale d’un historien selon Prost (1996), une est dédiée à la périodisation. Cette dernière représente une préoccupation d’ordre épistémologique et idéologique chez les historiens, dans la mesure où elle conduit à penser le lien entre des périodes de manière généalogique en partant du principe qu’une période est la cause de la suivante. Le souci idéologique provient du risque d’absence de neutralité des découpages. Prost explique à ce propos (1996) que le choix de découper le temps selon les siècles est venu avec la Révolution française et constitue un choix républicain visant à rompre avec la délimitation des périodes en fonction de règnes. 96 En anthropologie, nous retrouvons ce même souci pour le découpage temporel. Nous pouvons ainsi faire référence à l’opposition entre Lévi-Strauss et Goody à propos de l’existence d’une cassure historique séparant une période sauvage et une période civilisée. Goody (1977) refuse d’admettre une telle rupture pour prendre en compte une évolution progressive permise par l’apparition et l’évolution de l’écriture. Les travaux de Gelb (1973 [1952]) permettent de justifier cette évolution cognitive des individus à partir d’une histoire de l’écriture. La conception d’une périodisation pose le problème délicat de la délimitation entre ce qui est de l’ordre de la continuité et ce qui est de l’ordre de la rupture. Prost nous invite à abandonner un regard naïf qui consisterait à voir de nettes délimitations entre un tout cohérent au sein d’une période et une rupture généralisée entre deux périodes. Le travail d’historien est plus subjectif : « Le découpage périodique comporte toujours une part d’arbitraire. En un sens, toutes les périodes sont des « périodes de transition ». L’historien qui souligne un changement en définissant deux périodes distinctes est obligé de dire sous quels aspects elles diffèrent, et, au moins en creux, de façon implicite, plus souvent explicitement, sous quels aspects elles se ressemblent. La périodisation identifie continuités et ruptures. Elle ouvre la voie à l’interprétation. Elle rend l’histoire sinon déjà intelligible, du moins pensable » (Prost, 1996, p. 115). Foucault s’est particulièrement intéressé à la construction des périodes et à l’évolution historique de cette pratique. Selon lui (1969), la discontinuité dans l’histoire ne s’est pas imposée d’elle-même : elle relève plutôt d’une démarche récente de l’historien. L’acceptation et la recherche des éléments de discontinuité font partie d’une conception de l’histoire en tant qu’« histoire générale » et non en tant qu’« histoire globale ». Cette dernière se caractérise par la recherche d’une cohésion, d’un schéma linéaire : la définition d’une « chronologie continue de la raison » (Foucault, 1969, p. 16) avec une « loi unique ». Dans ce contexte, « le discontinu était à la fois le donné et l’impensable » (Foucault, 1969, p. 16). Dans le cadre de l’histoire générale, nous avons une perspective différente : « Un des traits les plus essentiels de l’histoire nouvelle, c’est sans doute ce déplacement du discontinu : son passage de l’obstacle à la pratique ; son intégration dans le discours de l’historien où il ne joue plus le rôle d’une fatalité extérieure qu’il faut réduire, mais d’un concept opératoire qu’on utilise ; et par là 97 l’inversion de signes grâce à laquelle il n’est plus le négatif de la lecture historique (son envers, son échec, la limite de son pouvoir) mais l’élément positif qui détermine son objet et valide son analyse » (Foucault, 1969, p. 17). L’intérêt nouveau accordé à la discontinuité va de paire avec une modification de la méthodologie et de l’épistémologie. La cohérence même des périodes est remise en cause. Deux niveaux différents d’analyse se présentent à nous, et les relations causales forment seulement un type de relations mises en évidence dans les analyses avec les « relations numériques ou logiques (…) (les) relations fonctionnelles (…), analogiques (…) (ou) la relation de signifiant à signifié » (Foucault, 1969, pp. 19-20). Se dégage ainsi une pluralité de démarches en histoire, qui témoigne des ruptures et de l’impossibilité de considérer des périodes comme des ensembles parfaitement cohérents. D’un point de vue épistémologique, cela renvoie au rejet d’une téléologie, à savoir d’une finalité dans l’histoire mais aussi d’une explication causale de ce qui arrive par ce qui précède, cette dernière incitant à rechercher une cause première éloignée dans le temps.
Comment « découper » le temps : une périodisation conventionnelle ?
Dans son chapitre sur la périodisation, Prost (1996) rappelle que la périodisation ne peut se concevoir sans une autre étape séquentielle ou parallèle : celle de la conception d’une chronologie. Au sujet de celle-ci, il précise que « pour ne pas faire violence aux données, l’ordre chronologique doit être assoupli, nuancé, interprété. Il constitue un premier dégrossissage » (Prost, 1996, p. 114). La gestion a donné lieu à plusieurs chronologies qui permettent de concevoir des périodisations. L’une d’entre elles, particulièrement pertinente mais non neutre pour une analyse du développement du 98 management américain est celle qui a été conçue à l’occasion des 75 ans de la Harvard Business Review1 . Cette chronologie n’est pas neutre car elle met particulièrement en évidence les articles de la HBR sans justifier leur importance. Elle met en parallèle les évolutions managériales dans les différentes fonctions de la gestion (administration, personnel, ventes, production, comptabilité et finance) et les évolutions sociologiques, économiques, politiques et technologiques. Nous retrouvons ainsi la croissance économique sous forme de diagramme, des « actes de gouvernement », des « grands développements », « les entreprises les plus importantes » et « les nouvelles technologies et ressources ». Cette chronologie permet de concevoir une périodisation concernant à la fonction la gestion et l’économie. La question du découpage du temps est importante pour un historien. Elle représente une question difficile dans la mesure où elle est liée au concept de discontinuité, qui est une « notion paradoxale (…) puisqu’elle est à la fois instrument et objet de recherche ; puisqu’elle délimite le champ dont elle est l’effet ; puisqu’elle permet d’individualiser les domaines, mais qu’on ne peut l’établir que par leur comparaison. Et puisqu’en fin de compte peut-être, elle n’est pas simplement un concept présent dans le discours de l’historien, mais que celui-ci en secret le suppose : d’où pourrait-il parler, en effet, sinon à partir de cette rupture qui lui offre comme objet l’histoire » (Foucault, 1969, p. 17). Il existe des découpages conventionnels et d’autres qui se justifient par rapport à la problématique abordée. Un exemple de périodisation conventionnelle est le siècle ou la décennie. Ce découpage est synonyme de neutralité et permet d’éviter de répondre à la lourde question des évènements donnant naissance à une période et de ceux y mettant fin. Parmi les périodisations conventionnelles, nous pouvons également citer les divisions canoniques du temps. L’une d’entre elles, largement répandue, comprend quatre phases successives : l’Antiquité, le Moyen-âge, les Temps modernes et l’Epoque contemporaine (Leduc, 1999, pp. 92-93). Cette périodisation fait référence à des évènements marquants de l’histoire universelle mais ne permet pas de constituer des moments cohérents pour l’explication d’évènements. Elle représente plutôt une convention dans l’enseignement et 1 Voir le numéro 5, volume 75, de l’année 1977 99 l’élément privilégié de spécialisation des enseignants-chercheurs en histoire étant donné qu’elle définit la majorité des postes à pouvoir à l’université (Leduc, 1999, pp. 94-95). En ce qui concerne l’histoire du management, la notion de siècle n’a pas de sens en raison de l’histoire récente de ce corpus de connaissances. La signification de la notion de décennie aurait quant à elle plus de signification, mais l’intérêt qui lui est porté demeure très limité. Nous avons trouvé un petit nombre d’articles qui montre le développement de nouvelles théories durant une décennie. Ceci semble avoir lieu principalement à la fin ou au début d’une décennie. Citons par exemple : « Theory construction as disciplined reflexivity: trade offs in the 90s » (Weick, 1999) et « Organizational change: a review of theory and research in the 1990s » (Armenakis et Bedeian, 1999). Par ailleurs, nous n’avons pas rencontré d’ouvrages ou d’articles proposant des segmentations historiques des théories en management par décennie. Au niveau des pratiques managériales, nous observons par exemple un axe par décennie dans un schéma d’Ansoff (1992 [1988]) (voir diagramme n° 5), visant à montrer l’évolution de l’indicateur de performance pris en compte par les entreprises ; mais nous constatons que l’évolution ne suit pas les décennies. Nous remarquons en outre des indicateurs qui ont cours sur plusieurs décennies sans commencer ou finir l’une d’entre elles.
Une périodisation selon le principe de la « colligation »
Dans le but de constituer des périodes en référence à une problématique, la notion de « colligation » avancée par Walsh (1967 [1953]) devient pertinente. Cet auteur s’intéresse au type de relations qui peut lier les évènements historiques de façon à ce qu’ils forment un tout cohérent. Si les scientifiques s’intéressent aux relations causales, les historiens adoptent souvent une approche différente. Walsh propose la notion de colligation, qui consiste à regrouper des évènements qui présentent des idées et des valeurs communes. Une forme particulière de colligation consiste à avoir des idées qui possèdent une finalité spécifique (McCullagh, 1978). En effet, Walsh adopte d’emblée le point de vue selon lequel toute histoire est une histoire de la pensée (Walsh, 1967 [1953], p. 49). Il part en outre du postulat selon lequel l’historien adopte une démarche différente du scientifique opérant dans le domaine des sciences dures, dans la mesure où il se pose des questions sur le pourquoi des phénomènes et non sur le comment. La notion de processus devient alors essentielle dans la démarche 101 de l’historien, dans la mesure où celui-ci cherche le fil conducteur entre des évènements historiques différents mais pouvant répondre à une même logique. Le processus de colligation consiste pour l’historien à « expliquer un évènement historique particulier (…) (comme) une partie d’un mouvement général qui a lieu au même moment » (Walsh, 1967 [1953], p. 59). Celui-ci est ainsi amené à étudier un évènement en tant que partie d’un tout cohérent et donnant son sens à l’évènement. L’idée sous-jacente est celle d’un nombre limité d’idées qui prédominent dans l’interprétation d’un ensemble de faits épars. Walsh donne ainsi une « explication téléologique » aux différentes conquêtes allemandes entre 1933 et 1945 ; explication qui passe par une finalité inscrite dans le programme nazi. Il expose de la façon suivante son principe : « Cette façon de faire que, je suggère, est de regarder certains concepts dominants ou idées maîtresses par lesquels nous pouvons éclairer les faits, pour tracer des connexions entre ces idées, et alors montrer comment les faits minutieux deviennent intelligibles à leur lumière en construisant une narration ‘significative’ des évènements de la période en question » (Walsh, 1967 [1953], p. 61). Cette approche s’avère rapidement être un « demi-succès » si nous n’avons pas au préalable délimité une période de manière arbitraire avec un ensemble restreint d’évènements (Walsh, 1967 [1953], pp. 61-62). La limite de cette démarche réside dans une conception parfois trop intentionnelle de l’histoire : « il peut être objecté que cela tend à considérer l’histoire comme beaucoup plus délibérée et ordonnée que ce n’est le cas » (Walsh, 1967 [1953], p. 60).