Des Outils de gestion au pouvoir de structuration incomplet
Un outil de gestion se définit comme « un ensemble de raisonnement et de connaissances reliant de façon formelle un certain nombre de variables issues de l’organisation, qu’il s’agisse de quantités, de prix, de niveaux de qualité ou de tout autre paramètre, et destiné à instruire les divers actes classiques de la gestion, que l’on peut regrouper dans les termes de la trilogie classique : prévoir, décider, contrôler » (Moisdon, 1997, p.7). L’outil de gestion a donc une visée managériale : son pouvoir de structuration du réel permet, en principe, d’atteindre des buts managériaux.
Plus précisément, Hatchuel & Weil (1992) décomposent l’outil de gestion en trois éléments (présentés dans le tableau 6 ci-dessous) : un « substrat technique » porteur d’une philosophie gestionnaire » et d’une « vision simplifiée des relations organisationnelles ». Le substrat technique correspond à l’artefact, à la forme matérielle de l’outil de gestion. La philosophie gestionnaire représente quant à elle les enjeux et les buts managériaux qui sont inscrits dans l’outil de gestion. Enfin, la vision simplifiée des relations organisationnelles décrit les rôles attribués à une scène d’acteurs par l’outil de gestion.
La contribution des travaux issus de l’école française est de confronter les schèmes d’utilisation de la scène d’acteurs à la philosophie gestionnaire initiale : il y a des tensions et des contradictions. Autrement dit, le substrat technique structure les comportements en direction de buts managériaux. Néanmoins, chaque acteur interagit différemment avec les outils de gestion et cela donne lieu à des effets imprévisibles qui dépassent les intentions managériales initiales.
Nous proposons, en introduction de cette section, de revenir brièvement sur les influences théoriques qui sous-tendent les travaux de l’école française des outils de gestion. Les influences sont multiples et interdisciplinaires. Elles empruntent à la philosophie des techniques de Simondon (1958), qui met en évidence la relation d’influence réciproque entre l’Homme et la Technique dans la phase de conception initiale comme dans celle d’utilisation. Les influences viennent également de la théorie comportementale de la firme de Cyert & March (1963), pour qui l’organisation n’est pas le résultat de la volonté des décideurs mais est plutôt le résultat d’une coalition politique aux intérêts divergents. Mais l’influence majeure provient probablement de la théorie de la structuration de Giddens (1984) et de la notion de dualité du structurel. Selon Giddens (1984), les systèmes sociaux ne peuvent pas être compris indépendamment des structures sociales, et vice versa. Les structures, qui représentent toutes les règles et les ressources formelles mais aussi la technologie (Orlikowski, 1992), rendent possibles et limitent les actions humaines. Réciproquement, les structures sont les résultats d’actions humaines antérieures et routinisées.
En mobilisant les apports de l’école française des outils de gestion, cette section 1 vise à mettre en exergue le caractère faillible du projet de rationalisation du travail porté par les outils de gestion. Pour ce faire, nous commencerons par présenter les conceptualisations initiales des outils de gestion comme auxiliaires du pouvoir managérial. Nous aborderons les fondements historiques de la perspective rationnelle des outils de gestion, entre besoin d’une modélisation de l’activité et glissement vers une quête de contrôle total.
Dans un second temps, nous expliciterons les contributions théoriques de l’école française des outils de gestion à travers la prise en compte de la subjectivité des utilisateurs. Nous verrons que les schèmes de réappropriations dévient les buts managériaux initiaux vers des effets imprévisibles. Puis, nous discuterons les travaux axés sur la (co-)conception d’outils de gestion axés sur l’orientation des réflexions des utilisateurs plutôt que sur leurs prescriptions.
Dans cette partie, nous expliciterons les présupposés qui sous-tendent le concept de management algorithmique à travers la présentation de la perspective rationnelle des outils de gestion. La perspective rationnelle des outils de gestion pose prioritairement la question de la philosophie gestionnaire : à quoi sert, ou à quoi doit servir, l’outil de gestion ?
Dans cette partie, nous expliciterons les présupposés qui sous-tendent le concept de management algorithmique à travers la présentation de la perspective rationnelle des outils de gestion. La perspective rationnelle des outils de gestion pose prioritairement la question de la philosophie gestionnaire : à quoi sert, ou à quoi doit servir, l’outil de gestion ?
Afin de répondre à cette question, nous mobilisons une approche historique. Nous commencerons (1.1) par montrer que la modélisation de l’activité constitue une nécessité historique. Puis (1.2), nous montrerons comment la perspective rationnelle a glissé, avec le taylorisme, vers une quête de contrôle total qui donne la part belle à la figure l’expert. Enfin (1.3), nous proposerons une compréhension du management algorithmique comme prolongement d’une quête de rationalisation maximale du travail à partir de la conception « d’outils fermés » (Martineau, 2017).
D’une nécessaire modélisation de l’activité…
Les outils de gestion ont été inventés pour rationaliser l’activité. Les travaux de l’anthropologue Goody (1979), repris par Martineau (2017), montrent que l’approche rationnelle des outils de gestion est aussi ancienne que les débuts de la vie en société. En effet, représenter l’activité économique se révèle être une nécessité historique.
Colasse (2007) date à la préhistoire les premiers systèmes de comptabilité sur des os entaillés. Ces premiers outils de gestion, rudimentaires, prennent la forme d’une « raison graphique » (Goody, 1979), c’est-à-dire d’un langage écrit. Les représentations simplifiées de l’activité servent également d’aide-mémoire aux hommes d’affaires, qui peuvent inscrire les créances, ou stimulent leurs réflexions et leurs prises de décisions stratégiques. Pour Goody (1979), le développement des artefacts graphiques dans les sociétés orales est vecteur de coordination collective, de réflexion et de circulation, etc., nécessaires au développement de l’activité économique. Nous retrouvons dès lors les fondamentaux de la perspective rationnelle des outils de gestion, vus comme des auxiliaires du pouvoir managérial.
Néanmoins, c’est le développement de la grande entreprise industrielle, dépeinte par Chandler (1977/1993), qui marque l’essor des outils de gestion. Au tournant du XXe siècle, la technologie devient un facteur d’efficacité et les outils de gestion prolongent les moyens techniques.
Fayol, chef d’entreprise et ingénieur française, est considéré comme « l’inventeur des outils de gestion » (Peaucelle, 2003). Plus exactement, Fayol invente le concept mais pas l’expression d’outil de gestion : il utilisait plutôt le terme « d’outillage administratif ». L’outillage administratif est « un ensemble de documents qui renseignent le chef et lui permettent en toutes circonstances de prendre des décisions en connaissance de cause » (cité par Peaucelle, 2003, p.207). Pour Fayol, les outils de gestion sont au service de sa doctrine gestionnaire. Au service du pouvoir managérial, les outils de gestion constituent des moyens concrets d’atteindre cinq objectifs managériaux. Ce sont les fameux « POCCC » (Peaucelle, 2003, p.225) :
1. Prévoir : « c’est-à-dire scruter l’avenir et dresser le programme d’action ». Dans cette catégorie d’outils, Fayol évoque notamment le « programme d’action » – ancêtre du business plan.
2. Organiser : « c’est-à-dire constituer le double organisme matériel et social de l’entreprise » utile au fonctionnement de l’entreprise. Selon Fayol, cet objectif peut être atteint grâce à des outils tels que les « tableaux d’organisation », soit l’ancêtre de l’organigramme.
3. Commander : « c’est-à-dire, faire fonctionner le personnel » en « tirant le meilleur parti possible des agents qui composent chaque unité ». Pour Fayol, les systèmes de délégation de pouvoir ou d’incitation rentrent dans cette catégorie d’outils.
4. Coordonner : « c’est-à-dire relier, unir, harmoniser tous les actes et tous les efforts ». Il peut s’agir de décloisonner les différents services de l’entreprise par le biais, par exemple, de systèmes d’informations tels que le cheminement du courrier.
5. Contrôler : « c’est-à-dire veiller à ce que tout se passe conformément aux règles établies et aux ordres donnés », en signalant et sanctionnant les fautes. Des exemples d’outils correspondants sont, selon Fayol, les rapports d’audit ou les tableaux de bord.
A la « machine de gestion » taylorienne…
Aux États-Unis, Taylor affirme dans Les Principes de la direction scientifique (1911) que la maîtrise d’un certain nombre de techniques de gestion permet de résoudre les principales difficultés liées à la direction de larges groupes de travailleurs. D’une simple modélisation de l’activité, les outils glissent vers une quête de contrôle total et sont désormais au cœur d’une Organisation Scientifique du Travail (OST). Cette Organisation Scientifique du Travail est marquée par un quadruple principe (Plane, 2017) : division horizontale et verticale du travail, salaire au rendement et contrôle du travail.
Dans cette conception, l’organisation est une structure formelle et la gestion doit se fonder sur l’application de la méthode scientifique. Les outils de gestion sont alors conçus par un corps d’ingénieurs à partir d’une analyse fine des comportements des travailleurs. L’expert est le personnage central de l’entreprise : il participe au développement et au renouvellement des outils de gestion. La phase de conception de l’outil de gestion est la plus importante car le travail réel s’adapte et équivaut au travail prescrit.
Ce type d’outil de gestion, qui répond à une logique de rationalisation maximale du travail, est caractérisé de « machine de gestion » par Girin (1983) et « d’outils fermés » par Martineau (2017).
Le terme de « machine » ravive une distinction Marxienne : contrairement à l’outil, la machine nie la capacité de maîtrise technique et d’adaptation des utilisateurs. L’outil, aussi sophistiqué soit-il, joue un rôle d’auxiliaire auprès du travailleur. Le travailleur peut le ranger ou ne pas l’utiliser s’il le gêne dans son travail car c’est son savoir-faire professionnel qui prime dans le processus de production. La machine, quant à elle, concentre et remplace les savoirs-faire. De plus, elle impose son rythme et donne à voir un utilisateur inapte à se la réapproprier. Pour Girin (1983), les outils répondant à une philosophie gestionnaire de rationalisation maximale constituent des « machines de gestion » car elles annihilent le pouvoir d’agir des travailleurs.
Martineau (2017) résume les principales caractéristiques des « outils fermés » répondant à un but managérial de rationalisation maximale du travail (voir tableau 8).
Le substrat matériel de ces outils est réputé clair, exhaustif et non ambiguë. L’outil, conçu selon des méthodes scientifiques, représente le réel et anticipe la totalité des situations de travail. De ce fait, le travail prescrit par l’outil correspond au travail réel de ses utilisateurs.
La philosophie gestionnaire correspond à des buts managériaux de rationalisation des processus de travail et de normalisation des comportements des travailleurs. Le rôle des concepteurs des outils est particulièrement mis en avant car il consiste à construire un ordre social efficace, à partir de règles formelles et explicites de travail.
Les utilisateurs ont une attitude passive par rapport à l’outil, qui n’accorde pas de place aux interprétations divergentes. L’appropriation est pensée comme étant instantanée (De Vaujany, 2005) : l’utilisateur, désincarné, se conforme à l’outil. Selon Martineau (2017), les concepteurs des « outils fermés » présupposent un utilisateur de type « employé X » récalcitrant (Mc Gregor, 1960). Dans la théorie X de Mc Gregor, l’être humain moyen n’aimerait pas le travail et il s’agirait de le diriger et de le contrôler de manière à ce qu’il fournisse l’effort attendu.
Et au management algorithmique
Dans le Chapitre 1, nous avons vu que certains chercheurs comparent le management algorithmique des plateformes à un renouveau des formes tayloriennes de travail. Nous pensons notamment au néologisme « taylorooism » employé par McGaughey (2018). De ce point de vue, la nouveauté est que les outils de gestion secondent le management d’une main d’œuvre travaillant à distance et non plus au sein de grandes entreprises industrielles. Le management algorithmique se rapproche en effet des trois caractéristiques des « outils fermés » (Martineau, 2017), voire tableau 7 ci-dessous.
Le substrat matériel des outils de gestion algorithmiques, réputé exhaustif, est conçu scientifiquement à partir d’une analyse fine du travail. Les data scientists, qui ont remplacé les ingénieurs des bureaux des méthodes, mettent par ailleurs au point des outils capables de s’adapter en temps réel à partir de l’enregistrement des big data (géolocalisation et autres données issues du smartphone) relatifs aux comportements des travailleurs. L’accent est mis sur la phase de conception des outils algorithmiques : un bon outil représente fidèlement le réel.
La philosophie gestionnaire correspond à des buts managériaux de rationalisation maximale du travail. Les six mécanismes algorithmiques – de restriction, recommandation, notation, etc.
• mis en évidence dans le chapitre 1 (Kellogg et al., 2019) imposent leurs propres rythmes et normes de travail et font advenir un ordre social efficace.
Les utilisateurs seraient dépossédés de leur pouvoir d’agir face à l’omniprésence des algorithmes. Les travailleurs sont tout au plus récalcitrants, élaborent des stratégies de résistance et de contournement, que le management algorithmique cherche à limiter.
En somme, la perspective rationnelle des outils de gestion donne à voir le management algorithmique comme un auxiliaire du pouvoir managérial, conçu scientifiquement pour rationaliser le travail et auquel les travailleurs se conforment.
Les outils de gestion réappropriés par une scène d’acteurs
Dans cette partie, nous montrerons en quoi les apports théoriques de l’école française des outils de gestion invitent à considérer davantage la subjectivité des utilisateurs, amenant à des pistes de recherches nouvelles concernant le management algorithmique. L’organisation ne peut en effet pas se comprendre comme une seule structure formelle et fixe : les travailleurs résistent au projet de rationalisation porté par les outils de gestion afin de sauvegarder des marges de manœuvre. L’école française des outils de gestion interroge alors la réappropriation des outils par une scène d’acteur : comment est utilisé l’outil de gestion ?
De ce fait, l’école française des outils de gestion développe une perspective dite socio-cognitive (De Vaujany, 2005), plutôt qu’uniquement rationnelle. Cette perspective socio-cognitive met en exergue le caractère incomplet des outils de gestion (2.1), dont les effets peuvent être imprévisibles de par les réappropriations des individus. En prenant en considération le vécu subjectif des utilisateurs, les tenants de cette perspective socio-cognitive appellent à la co-conception d’outils « ouverts » (Martineau, 2017) qui orientent les réflexions des individus plutôt que ne contraignent les comportements (2.2).
Des effets déviants par rapport aux objectifs managériaux…
L’approche française des outils de gestion reconnaît un certain déterminisme de la part des outils, tout en soulignant son caractère incomplet. Les outils disposent d’un certain pouvoir de structuration, au service de buts managériaux, mais leur utilisation peut mener à des effets inattendus.
L’approche française des outils de gestion (Berry, 1983 ; Hatchuel & Weil, 1992 ; Moisdon, 1997) prend naissance au début des années 1980 avec les travaux du Centre de Gestion Scientifique (CGS) de l’Ecole des Mines de Paris, et du Centre de Recherche en Gestion (CRG) de l’Ecole Polytechnique (Aggeri & Labatut, 2010). Dans le cadre de recherches-interventions, les chercheurs font face à une énigme : “sur le terrain, l’appropriation des outils par les acteurs concernés est souvent surprenante car souvent éloignée des intentions initiales des modélisateurs et des managers” (Aggeri & Labatut, 2010, pp.15-16). Il y aurait un décalage entre la philosophie gestionnaire, c’est-à-dire l’organisation abstraite contenue dans l’outil, et l’organisation réellement observée. Autrement dit, il y aurait un décalage entre le travail prescrit par l’outil et le travail réel. Berry (1983) propose une synthèse éclairante des résultats théoriques de ce courant de recherche : l’intendance commande davantage que les volontés des décideurs. Au contraire du postulat issu de la perspective rationnelle, l’outil de gestion n’est pas un serviteur fidèle du pouvoir mais plutôt une technologie invisible qui intervient sur l’organisation. Les outils de gestion sont certes dotés d’un pouvoir de structuration du réel mais ils engendrent des comportements qui échappent aux prises des managers. De ce fait, les outils de gestion peuvent orienter l’organisation vers une direction que les managers réprouvent. Ils peuvent instituer des automatismes de comportements, une perte de cohérence, etc.
L’analyse des outils de gestion ne peut ainsi pas se concentrer aux intentions affichées (la philosophie gestionnaire) : il convient de s’intéresser aux outils de gestion mis en œuvre, dans leur interaction avec une scène d’acteurs.
Berry (1983) explicite les mécanismes qui font que les effets des outils de gestion dévient des volontés initiales des concepteurs. Les outils de gestion constituent des « abrégés du vrai » (e.g. des ratios ou des indicateurs qui modélisent l’activité) et des « abrégés du bon » (e.g. le mantra « il faut respecter ses objectifs ») qui réduisent la complexité des situations d’organisation. De ce fait, les outils de gestion permettent de comprendre plus rapidement une situation organisationnelle et sont jugés comme des gages d’efficacité par les managers. Néanmoins, cette réduction nécessaire de la complexité organisationnelle se révèle également périlleuse : parce qu’ils la simplifient, les outils ne proposent pas une représentation fidèle du réel. Les acteurs prennent ainsi des décisions sur la base d’informations qui ne sont que partielles. Les outils de gestion « rationnels » peuvent se transformer en stéréotypes et provoquer des réflexes d’action, pouvant compromettre la cohérence ou la performance de l’organisation.
