UNE APPROCHE AXIOLOGIQUE DE L’ARGUMENTATION POLÉMIQUE SOUS LA RENAISSANCE
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Le livre ! Voilà un objet banalisé de nos jours ; mais, nouvellement mis au goüt du jour, il avait une grande importance au sortir, de 1 ‘époque médiévale. Plus qu ‘un assemblage de pages imprimées, son nom est plein de significations. Il est associé à la lecture, donc au savoir, et à tous les préjugés liés à sa pratique. Instrument de vulgarisation de la connaissance, le livre est un moyen de communication qui transcende le temps et 1 ‘ espace, pouvant faire communier un nombre illimité de générations. L’apparition de sa version imprimée coïncide avec quatre événements majeurs marquant la fin du Moyen Âge : la découverte du nouveau monde par Christoph Colomb le 12 octobre 1492 la révolution copernicienne’ ; l’invention de l’ imprimerie par Gutenberg, vers 1450; la chute de Constantinople2 le 29 mai 1453 et la disparition de l’empire byzantin. Le développement de l’imprimerie en France s’est fait de façon progressive. La première presse a été installée à la Sorbonne en 14 70. Cet événement marquant explique, sans doute, 1 ‘ académisme et la forte connotation religieuse des premiers livres imprimés. Jusqu’en 1490, l’ essentiel des éditions est composé de livres de grammaires, de dictionnaires, etc., inaccessibles au peuple, car imprimés pour la plupart en langues savantes. Ce n’est que par la suite que des livres populaires seront édités. Par ailleurs, l’une des particularités de cet univers d’imprimeurs est qu’il était dominé par de puissants lobbies, voire de solides dynasties, qui imposaient leur volonté aux auteurs, qui ne bénéficiaient ni de protection ni de garantie. Il faut signaler qu’à cette époque la propriété intellectuelle n’existait pas. Les écrivains ne pouvaient profiter du bénéfice de la publication de leurs manuscrits qu’en les 1 Copernic ( 14 73-1543) expose sa théorie héliocentriste en 1453. 2 Cette chute, qui signe la fin définitive de l’ Empire romain, en tant qu ‘ entité territoriale et juridique, est le fait des troupes ottomanes conduites par Mehmed Il. 2 dédiant à des mécènes, qui étaient issus, pour la plupart, de la noblesse. Ces derniers, en contrepartie, se chargeaient de leur fournir, parfois, gîte, pitance et protection. Il n’était pas rare que des écrivains se transformèrent en laudateurs de leurs protecteurs ; leurs œuvres, en panégyriques. En outre, la commercialisation des livres en librairie n’a commencé qu’au début du XVIIe siècle. Le succès de cette entreprise a été conditionné à la protection rigoureuse du livre, des éditeurs et des libraires. Vers 1570, une ère de réglementation du métier de libraire est inaugurée pour lutter contre la production de livres de mauvaise qualité et la contrefaçon. C’est ainsi que l’obtention de privilèges, rendue obligatoire par le roi à partir de 1563, a été une décision salutaire pour encadrer, juridiquement et politiquement, la conception, l’impression et la diffusion des livres. Ce cadre, certes assez contraignant, a permis, paradoxalement, une large diffusion des idées révolutionnaires de 1 ‘époque postmédiévale. Ainsi, le livre devient le cadre d’affrontement de deux systèmes de pensée. Le premier, le néoplatonisme, expose une doctrine philosophique qui donne à lire le monde comme un immense faisceau de signes à déchiffrer et dont l’accès est réservé à une classe privilégiée. Les méthodes médiévales avaient, pendant très longtemps, inspiré l’enseignement et la création littéraire. Elles ont fait l’ objet de diatribes de la plupart des humanistes. Rabelais, en particulier, expose leur ridicule, dans le programme d’ éducation des géants Gargantua et Pantagruel. Elles privilégiaient la mémoire au détriment de l’esprit critique. La scolastique a ainsi légué au XVIe siècle une pratique herméneutique que les humanistes vont se presser de dénoncer et de rebâtir, car fondée sur une conception figée de l’homme. Cette méthode d’ interprétation, tournée en ridicule par Rabelais dans le Prologue du Gargantua, à travers le symbolisme de l’os médullaire et de l’habit du moine, développe, dans ses grandes lignes, une herméneutique de l’altior sensus découpant la quête de la vérité en étages à franchir pour accéder à la vraie signification. La Sorbonne est l’institution par excellence qui incarnait ce type de raisonnement figé, conçu sur une logique désuète, muée en sophismes. Ce temple de l’ignorance avait de puissants alliés dans le monde ecclésiastique et se servait 3 de la Vulgate, comme d’un rempart, pour faire échouer toutes les tentatives de vulgarisation des Écritures en langue populaire. Par contre, une seconde méthode, celle des humanistes, plus dynamique, est tournée vers la vie, car laissant à l’homme la possibilité d’exercer son jugement sur toutes les matières qui demandent son expertise. Elle trouve son éclat dans une érudition fondée sur l’apprentissage sûr du grec, du latin et de 1 ‘hébreu. Cette trilogie linguistique a permis aux érudits humanistes de pénétrer plus profondément les vérités sacrées de la Bible. Cette vaste culture va leur permettre aussi de s’adonner à une activité centrale de la révolution des idées au XVIe siècle : la traduction. Beaucoup d’entre eux vont s’y essayer: Érasme, Budé, Lefèvre d ‘Étaples, Rabelais, Montaigne, La Boétie … Tous sont nantis d’une culture antique et pénétrée d’une connaissance confirmée de la religion chrétienne. Ainsi, ils sont inféodés au syncrétisme pagano-chrétien, qui les a fait souvent passer, Rabelais et Montaigne en particulier, pour des pourceaux du philosophe sceptique grec Pyrrhon. Les postures hellénistes sont, à ce titre, forts divergents. Pour Rabelais, 1 ‘ homme est un abîme de science. Toutefois, si ce gigantisme encyclopédique est présent dans les deux premiers romains3 du cycle des géants, un parfum de lucianisme couvre le dialogue de sourds, entre Panurge et Pantagruel, sur la question du mariage, dans Le Tiers Livre (1552). À l’opposé, l’helléniste Budé considère la culture antique comme le point de départ vers la connaissance supérieure de la « substantificque moelle» chrétienne. Les méthodes d’investigations herméneutiques des Anciens offrent les outils nécessaires à la pénétration en profondeur du mystère de la Révélation.
SATIRE ET QUÊTE LIBERTAIRE DANS LE DISCOURS
La question centrale du Discours de la Servitude volontaire tourne autour de l’absence de quête libertaire qui, pourtant, est naturelle, selon La Boétie. Ce sentiment s’exprime à travers l’ interrogation rhétorique, considérée comme mode de questionnement traduisant à la fois cette contradiction obstinée et 1′ absurdité de 1 ‘ asservissement : Quelle condition est plus misérable que de vivre ams1 , qu’on n’ait rien à soi, tenant d’ autrui son aise, sa liberté, son corps et sa vie ?467 Cette situation s’applique, en réalité, aussi bien au sujet asservi qu’à ses bourreaux, c’ est-à-dire, au tyran et aux courtisans. Il faut noter qu’au cœur de ce dispositif organisationnel, on retrouve le prince, contre lequel aucun sujet n’ est assez fort pour remettre en question sa puissance. Son pouvoir est perçu, par exemple, par Machiavel, comme un mal nécessaire qui souffre difficilement d’alternative : [ … ] les hommes changent de volontiers de maître, pensant rencontrer mieux. Laquelle opinion les fait courir aux armes contre leur seigneur ; en quoi ils s’abusent, car ils connaissent après, par expérience, qu ‘ ils ont empiré leur condition468 . Cette forme d’organisation sociale issue du Moyen Âge, est fondée sur le rapport à la terre et à Dieu. D ‘ un côté, nous avons le paysan, à qui ne s’ offre aucune perspective de réussite sociale ; de 1 ‘autre, 1′ immixtion de la métaphysique dans la gestion de la cité donne une dimension divine à la puissance royale. Dès le début du texte de La Boétie, le discours rapporté traduit la dimension cosmique de la monarchie : « D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi [ … ] ». L’ injonction vient renforcer cet attachement au système monarchique : « Qu’un, sans plus, soit le maître et qu’un seul soit le roi ». La dénégation des thèses d’Ulysse47 1 installe le Discours dans la polémique. Cette dimension polyphonique du texte permet à La Boétie d’installer l’ironie dans le texte par le recours à la deixis mémorielle, qui permet à 1 ‘ énonciateur de prendre ses distances et de se placer dans la posture réfutative : « ce disait Ulysse en Homère, parlant en public [ .. . ]».472 La réfutation est formulée sous le mode enthymématique, en procédant par la méthode de la pyramide renversée. La majeure devient la conclusion, la mineure, une justification et la conclusion, la thèse réfutée : il fallait dire que la domination de plusieurs ne pouvait être bonne,/ puisque la puissance d’ un seul, dès lors qu’il prend ce titre de maître, est dure et déraisonnable, /il est allé ajouter, tout au rebours, « Qu ‘ un, sans plus, soit le maître et qu ‘ un seul soit le . rot » La Boétie a procédé ainsi pour montrer le caractère non universel de la thèse d’Ulysse. La confrontation entre les «arguments de la soutenance » Lire à ce propos : Frans H. Van Eemeren, Peter Houtlosser « Une vue synoptique de l’approche pragma-dialectique», dans Speech Acts, Yan Eemeren et Grootendorst (ss la dir.), Argumenta/ive Discussions, Argumenta/ive Discussions, Dordrecht, Foris, 1984, pp. 47-48. 472 Discours de fa servitude volontaire, p. 49. 473 ibid .. m Contantin Salavastru, Logique, Argumentation, interprétation, Paris, L’ Harmattan , 2007, 120. m ibid. . 112 la vérité ». Selon Alain Roger, il convient de distinguer deux sortes de polémique: l’ une, raffinée,« a son code aristocratique et n’est pas toujours exempte d’académisme »477 ; la seconde, plus triviale, « prodigue les injures et porte les coups bas. C’est le même Voltaire qui met sa pugnacité au service de cause généreuse (affaire Callas, Sirven, La Barre) et s’abaisse à calomnier Rousseau »478 . La démarche concessive semble valoriser la première forme. Il faut, cependant, noter que La Boétie n’introduit son discours dans la dimension polémique que pour préparer la satire politique. Il rejette la théorie politique, incarnée par Ulysse, il va s’attaquer ensuite à la pratique politique, en montrant ses tares et ses drames. La polémique est annihilée par le positionnement radical de La Boétie contre toute forme de tyrannie et de servitude volontaire. Il faut combattre la monarchie car le roi est par essence un tyran : Ma is, à parler à bon escient, c ‘ est un extrême malheur d’être sujet à un maître, duquel on ne se peut jamais assurer qu’il soit bon, puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il voudra [ . .. ]479 La Boétie confond tyran et maître d’esclaves, car le prince, dès l’instant qu’il prend le titre de maître, est cruel. Le seigneur est dur parce qu ‘ il impose au gaillard, pour sa survie, de lui payer 1′ impôt et de lui consacrer des heures de . travail. Le serf, quant à lui, occupe les ten·es du maître et, en contrepartie, lui fournit la force de travail dont il a besoin. Dans le Contrat social, Rousseau pose comme condition de la légitimité du pouvoir monarchique l’ instauration de l’état de droit. La puissance d’un «seul» est illégitime, si elle se fonde uniquement sur la force : « Convenons donc que force ne fait pas droit, & qu ‘on n’est obligé d’obéir qu ‘aux pmssances Légitimes »480, car « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit & l’obéissance en devoir ». 48 1 Cette mutation politique n’est possible que si la force se transforme en puissance fondée sur le droit : Puisqu’aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, & puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.Or, il se trouve que le tyran n’a que faire de la légitimité politique. Le Discours de la servitude volontaire est tributaire d’ un système d’énonciation qui n’intègre pas le tyran parmi les énonciataires. La Boétie s’adresse aux sujets plutôt qu’au tyran.Dire qu ‘ un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime & nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas droit.486 La servitude volontaire relève donc de la folie. Il s’agit alors de guérir le sujet de cet acte contre nature. L’absence de liberté est considérée par la Boétie comme une violation de 1 ‘état de nature : Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans 1 ‘état de nature, l’emportent par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet État primitif ne peut plus subsister, & le genrehumain périroit s’ il ne changeoit de manière d’être. 487 Même sous la contrainte, renoncer à sa liberté, c’est «renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs »488 . Tyran et serf sont logés à la même enseigne car ils évoluent dans un système précaire dont les seules lois sont la force et la ruse. Autant le tyran peut être « toujours en sa puissance [ … ] mauvais quand il voudra», autant le sujet a la possibilité de reconquérir sa liberté lorsque 1′ occasion le permet, surtout quand il le désire. Mais la tyrannie ne va Jamais sans la ruse. Comme avec la violence, le tyran dispose d’ une arme cette fois-ci secrète : la ruse. Celle-ci peut prendre la forme de la propagande idéologique par le moyen de la rhétorique. Si, pour Montaigne, la rhétorique ne fleurit souvent que dans des pays en proie aux démons de la division et de la corruption des mœurs, pour La Boétie, le principe fondamental de 1 ‘exercice tyrannique du pouvoir est la violence. C’est ce principe qu’il va utiliser pour disqualifier ce système politique. La satire politique est donc plus marquée, chez La Boétie, par sa véhémence et le caractère soutenu du réquisitoire contre le tyran. Elle se fonde sur un mode de désignation du tyran par le recours au lexique négatif et aux figures rhétoriques dépréciatives. L’ argument ad personam est dirigé ainsi, à la fois, contre la cruauté du tyran et la passivité de ses sujets. Il s’attaque aussi à l’absence de dignité des courtisans. Sa grandeur, le tyran la tire de l’injustice mais aussi du mépris des droits de ses sujets. Tout est concentré entre les mains d’un seul, qui tire sa légitimité de sa force, en étant« envers eux tous [ses sujets] inhumain et cruel »489. Cette forme de « grandeur », qui écrase toute forme de dignité humaine, ne peut être combattue que par l’ ironie et la satire : « Puisque nous ne la pouvons aveindre (atteindre), vengeons nous à en mesdire. » Le satiriste déploie tout un arsenal de guerre contre les remparts de la vanité et de la cruauté. Ces ressources stylistiques vont de l’emphase à l’invective, de la réfutation à la délibération. L’exagération est la forme la plus utilisée dans le procès politique. Par 1 ‘agrandissement des traits, des défauts, le satiriste offre au lecteur une image boursouflée du vicieux. Le satiriste n’est pas celui qui écrase sa cible par son arrogance. Il cherche à réveiller en . En fait, à regarder avec un peu plus de recul l’orientation de la pensée dans son e ffort de résister au chaos, on note moins cette opposition (bien qu’aussi) qu’une différenciation, qu’un faire autre sur le même indifférencié originaire.
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