L’attention portée sur les mères seules et leurs enfants n’est pas nouvelle mais elle s’est développée depuis les années 1970 quand ces familles sont sorties du registre de la déviance pour entrer dans le registre des « nouvelles formes de vie conjugale et familiale » (Michel, 1972). Elles font partie de ce que l’on a appelé les « familles monoparentales », familles composées d’un parent seul, ne vivant pas en couple et ayant un ou plusieurs enfant(s) à charge. Les recherches que nous menons sur les mères seules et la pauvreté laborieuse nécessitent un travail de définition et de cadrage de cette population, travail permis par un stage recherche de six mois dont ce mémoire est l’aboutissement.
Nous avons fait le choix d’utiliser la terminologie « mères seules » pour décrire la population étudiée. A la suite d’un mémoire en Master 1 et d’entretiens exploratoires auprès de mères élevant seules leur(s) enfant(s), nous nous sommes rendu compte que l’emploi du terme « mère isolée » ne permet pas d’appréhender convenablement les situations hétérogènes de ces femmes et qu’il peut tendre à les stigmatiser. Seules dans leur ménage, elles ne sont pas forcément toujours isolées, au sens où elles seraient à l’écart des relations sociales. Elles peuvent par exemple être accompagnées et soutenues par leur entourage (financièrement ou non) mais aussi par le père qui n’est pas toujours absent de la vie des enfants. Elles peuvent aussi être ancrées dans des réseaux de solidarité et d’entraide.
On dénombre actuellement 1,8 million de familles monoparentales. Parmi elles, 1,5 million sont composées d’une mère seule et de son/ses enfant(s) soit 84% du total de ces familles, il est en effet important de prendre en compte leur caractère genré ; c’est pour cela que notre étude se base principalement sur les femmes, même si nous n’occultons pas l’existence de pères seuls. Deux fois plus nombreuses qu’il y a quinze ans, les familles monoparentales représentent à présent 20% du total des familles avec enfants mineurs et 11,3% du total des ménages français. L’expansion substantielle de ce type de familles résulte du déclin de la nuptialité et du dogme religieux, de la simplification des procédures de divorce et de l’introduction du divorce par consentement mutuel, mais aussi de l’accroissement des unions dites « libres » (ou concubinage), des naissances hors mariage et des partenariats enregistrés, plus faciles à rompre. La séparation conjugale (sous toutes ses formes) est aujourd’hui la raison qui explique plus de trois quart des situations de monoparentalité. En Master 1, l’objet de notre mémoire était d’ailleurs l’analyse des conséquences de la séparation conjugale sur les femmes. L’attention était portée sur la question de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle et le soutien public des mères seules, notamment lorsqu’elles ont des enfants en bas âge. Les femmes sont en effet beaucoup plus vulnérables que les hommes face à une rupture conjugale et ont, dans la majorité des cas, la garde principale des enfants.
La littérature économique et sociologique concernant les mères seules et les familles monoparentales est riche, notamment dans le monde académique anglo-saxon. L’intérêt porté à cet objet de recherche, qui s’est développé dans la deuxième moitié du XXème siècle bien qu’il ait structuré l’ensemble des politiques familiales depuis le XIXème siècle, est lié au risque de pauvreté et de précarité important de ce type de familles qui fait d’elles, plus qu’un objet de recherche, un objet d’action publique. Pour les soutenir, sont mises en place des politiques ciblées sur les parents seuls avec par exemple en France l’introduction de l’Allocation Parent Isolé (API) en 1976. A partir des années 1990, la préoccupation principale devient la remise au travail des mères seules avec, notamment, la Stratégie européenne pour l’emploi de 1997 ciblant cette population à travers des politiques d’activation des dépenses sociales c’est-à-dire de conditionnement du versement des aides sociales en échange d’un comportement « actif » de recherche d’emploi. Le fait d’avoir un emploi permettrait en effet d’échapper à des situations de pauvreté extrême. Le taux de pauvreté des mères seules passant de 70,6% lorsqu’elles sont inactives à 27,9% lorsqu’elles sont actives (et environ 20% lorsqu’elles ont effectivement un emploi).
Bien que l’emploi soit au cœur des politiques de lutte contre la pauvreté, il ne permet néanmoins pas toujours de protéger contre la pauvreté. On compte aujourd’hui environ 2,5 millions de ce que l’on appelle les « travailleurs pauvres » et, parmi eux, plus de 460 000 sont des mères seules (soit un travailleur pauvre sur cinq). Les mères seules sont en effet de plus en plus nombreuses à vivre dans un ménage pauvre alors qu’elles ont un emploi. Face à ce constat, bien que les mères seules inactives connaissent des situations de pauvreté plus extrêmes, il nous semble essentiel de comprendre d’où vient cette pauvreté laborieuse des mères seules actives.
La question de recherche qui guide nos travaux sur les mères seules est la suivante: Pourquoi les mères seules sont-elles surreprésentées dans des emplois qui ne leur permettent pas de sortir de la pauvreté ? Ce mémoire n’a pas pour objectif de répondre à cette question. Il est une étape préalable, majoritairement centrée sur les questions de définition et de précisions des concepts et catégories mobilisées dans l’analyse de la pauvreté laborieuse des mères seules.
Il est alors fondamental, à notre sens, d’avoir une approche socioéconomique, autrement dit de mobiliser les concepts et les outils à la fois de l’économie et de la sociologie pour traiter de cette question. Confronter ces catégories et concepts au vécu des acteurs et aux données nous permettra une connaissance précise et complète de cette population et des difficultés auxquelles elle fait face.
Depuis longtemps, les mères seules font partie des premières victimes de la pauvreté et de la précarité. L’expansion de ce type de familles a posé la question des moyens mis en œuvre pour accompagner ces femmes et leurs enfants. Mais, pour appréhender la vulnérabilité de ces familles et pouvoir les soutenir au mieux, il est dans un premier temps nécessaire de les nommer et de les regrouper sous une même terminologie ; depuis les années 1970 c’est celle des « familles monoparentales » qui a été choisie. Plusieurs situations peuvent en effet conduire à connaître à un moment donné une situation de monoparentalité (le décès d’un conjoint, un divorce etc.), d’où l’hétérogénéité de ce groupe et le besoin de regrouper l’ensemble des situations sous une même appellation. Ensuite, après les avoir nommées, pour pouvoir les aider au mieux, il faut pouvoir les identifier dans la population totale et donc les quantifier. Pour ce faire, le choix des critères d’identification et de définition est important. Or il n’existe aujourd’hui pas de définition standard, reconnue internationalement, d’une famille monoparentale ou d’un parent seul, ce qui complique le travail du chercheur et du statisticien lorsqu’il s’intéresse aux mères seules.
Loin d’être un phénomène récent, la monoparentalité est devenue en France un objet de recherche, d’action publique et une catégorie statistique à partir des années 1970. Auparavant la famille « nucléaire » ou « traditionnelle » – composée d’un couple hétérosexuel et de son ou ses enfant(s) – était considérée comme la « bonne famille » dans un environnement social où la famille constituait le pilier sur lequel la société devait s’appuyer (Le Gall, Martin 1987). Pour « sortir du registre de la déviance [et] entrer dans la variance des formes familiales » (BawinLegros, 1998, p. 172), il a été nécessaire d’abandonner les termes stigmatisants de « fille-mère » et de « mère-célibataire ». La reconnaissance de ces familles est donc passée par l’introduction du terme « famille monoparentale » en 1975, notamment dans le rapport du groupe Prospective de la famille pour la préparation du VIIe Plan (Lefaucheur, 1985) et dans les travaux d’Andrée Michel et de Nadine Lefaucheur. Ce terme a été importé des pays anglo-saxons par ces sociologues féministes qui ont traduit ce que nos voisins appelaient déjà dans les années 1960 les « one-parent families » et les « single-parent families ».
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