Des Artefacts discursifs promouvant une rhétorique entrepreneuriale
Le management algorithmique se combine avec des dispositifs discursifs qui promeuvent une rhétorique entrepreneuriale. Comme la littérature l’a déjà observé, ces dispositifs discursifs incitent les travailleurs à se considérer comme des entrepreneurs (Moisander et al., 2018) et à adopter des comportements qui soutiennent l’efficacité des plateformes numériques (Barratt et al., 2020). Nous ajoutons que cette rhétorique entrepreneuriale, valorisante pour l’identité professionnelle des livreurs, tend à naturaliser les dispositifs disciplinaires algorithmiques. Le management algorithmique est alors interprété comme un outil au service des travailleurs.
Les dispositifs discursifs de gouvernementalité sont principalement dans le contrat de partenariat entre la plateforme Deliveroo et les livreurs ainsi que lors du processus d’inscription.
Lors du processus d’inscription, la nature indépendante de l’activité est mise en avant par Deliveroo à travers trois grandes promesses : « flexibilité, indépendance, revenus attractifs ». L’application Rider est ensuite présentée comme une « aide » pour organiser l’activité de livraison de plats cuisinés.
Nous avons également pu consulter un « contrat de prestation de service » datant de novembre 2017. Ce contrat, noué entre la plateforme et un travailleur et d’une longueur de 10 pages, présente Deliveroo comme une « société technique » externalisant la mission de livraison auprès de « prestataires » disposant d’un « savoir-faire particulier ». L’article 4 du contrat établit que « le prestataire exécutera sa prestation de service en toute indépendance, sans être subordonné de quelque manière que ce soit à Deliveroo ».
Selon nos enquêtés, cette rhétorique entrepreneuriale se retrouve également dans le vocabulaire employé par les managers opérationnels lors des événements organisés par la plateforme-organisation, tels que les réunions informelles « Roo Cafés ». Le mot « travailler » est par exemple remplacé par le néologisme « shifter ».
Ces dispositifs discursifs de gouvernementalité confortent la perception d’être entrepreneurs que les livreurs ont d’eux-mêmes, malgré la diversité des contraintes algorithmiques et économiques qui pèsent sur leur activité.
De ce fait, nous avons été surpris d’observer, lors de réunions organisées par un collectif local de livreurs, que les travailleurs Deliveroo ne remettaient pas en cause la validité de leur statut juridique de micro-entrepreneur au regard du management algorithmique dont ils font l’objet. La revendication de requalification en salariat est controversée parmi les livreurs. Dans les réunions que nous avons observées, cette revendication est davantage brandie comme une ultime menace à avancer en cas d’impossible négociation avec Deliveroo en matière de tarification. Si le management algorithmique est peu questionné, les livreurs développent néanmoins une grande méfiance et de nombreux griefs à l’encontre de Deliveroo. Pour la plupart, ces griefs concernent les changements unilatéraux des tarifications (tarif de la course, suppression des bonus) ou encore les conditions trop strictes d’assurance en cas d’accidents. Ce sont ces problématiques de tarification qui engendrent les actions collectives.
En interrogeant de manière informelle des participants aux réunions d’un collectif de livreurs, nous avons noté que les principaux instruments de gestion de la plateforme Deliveroo (rémunération à la course, enregistrement en temps réel des données mobiles, réservation de créneaux corrélé aux indicateurs de performance, etc.) n’étaient pas remis en question et, plus encore, étaient souvent soutenus. Nous suggérons que la gouvernementalité entrepreneuriale oriente les interprétations des travailleurs et tend à naturaliser les dispositifs disciplinaires algorithmiques comme des outils au service des livreurs.
Des Artefacts numériques promouvant une rationalité de calcul et d’objectivité
Nos résultats montrent que les instruments de gestion algorithmiques exercent eux-mêmes un pouvoir de gouvernementalité, en complément d’un pouvoir disciplinaire. Comme l’a observé Beer (2017), nous soutenons que les algorithmes favorisent une rationalité faite de calcul, d’efficacité et d’objectivité. Couplée à une rhétorique entrepreneuriale, le management algorithmique est perçu par les travailleurs Deliveroo comme un outil au service d’un idéal de justice hyper-méritocratique. Nous identifions en particulier deux dispositifs algorithmiques exerçant un pouvoir de gouvernementalité : l’algorithme de paiement à la course (2.1) et le système de réservation de créneaux de travail corrélé au prélèvement algorithmique de métriques de performances (2.2).
Le Paiement à la course
Nous soutenons que l’algorithme de paiement à la course exerce à la fois un pouvoir de discipline (car il nécessite la validation de chaque étape du processus de travail sur la plateforme afin de recevoir le paiement) et un pouvoir de gouvernementalité. Seul le montant de la tarification, fixée unilatéralement par l’équipe managériale de Deliveroo, est critiqué par les livreurs.
Les livreurs Deliveroo adhèrent à l’algorithme de paiement à la course car celui-ci est perçu comme une manière impartiale de récompenser les efforts sportifs. Avec cet algorithme, les livreurs qui peuvent rouler vite sur de longues périodes accomplissent plus de missions et donc obtiennent des revenus plus élevés que les autres : « tu sais que plus tu roules vite, plus tu finis rapidement tes livraisons et plus tu vas en avoir une autre rapidement » (extrait d’entretien). Le paiement à la course est perçu comme étant vecteur d’une compétition équitable et méritocratique, qui se base sur des critères objectifs de vitesse.
Afin de réaliser un maximum de livraisons par heure, les livreurs élaborent diverses stratégies individuelles pour limiter les temps morts non payés. Ces stratégies participent de l’efficacité logistique de la plateforme Deliveroo, et prennent plusieurs formes. Par exemple, il s’agit d’appeler le client trois minutes avant d’arriver afin de ne pas avoir à attendre devant sa porte, de s’inscrire sur le réseau social Strava pour s’encourager à conduire vite et à battre des records sportifs, etc. Les livreurs de plats cuisinés adoptent également des comportements à risque (par exemple, conduire très vite, brûler des feux rouges, ne pas respecter les priorités) qui sont officiellement désapprouvés par la plateforme-organisation et qui posent des questions de santé et de sécurité publiques.
Plus généralement, toute difficulté qui ralentit temporaire les processus de travail est une source de frustrations : « La cliente avait indiqué une fausse adresse de livraison : elle avait indiqué soi-disant qu’elle habitant à 500m du restau alors qu’en vérité elle était au fin fond d’Orvault, 12 km aller-retour. Moi je fais pas 12km pour 5€ ! Donc j’envoie au message au support, mais alors là le temps qu’ils comprennent, qu’ils me répondent etc., qu’ils acceptent de me désassigner la commande il s’était déjà écoulé une demi-heure ! (…) Du coup je suis arrivé à 20h j’avais fait 0 livraison, un dimanche soir tu vois ! 0€ pour une heure de pointe en pic le weekend, c’est juste à se tirer une balle ! Du coup, bah j’ai tracé l’heure suivante de 20h à 21h, j’ai fait 5 commandes. Là, tu gagnes 25€ de l’heure t’es content ! » (extrait d’entretien). Les longs temps d’attente peuvent également entraîner des tensions avec les restaurateurs : « Quand j’attends une demi-heure, ça me saoule ! [Crispe sa mâchoire] Ça vraiment, ça m’énerve hein ! Ca me fait monter l’adrénaline tout ça ! Ça, ça m’énerve vraiment ! » (extrait d’entretien).
La Réservation de créneaux de travail corrélée aux performances
Nous soutenons que le système de réservation de créneaux de travail corrélé aux performances exerce également à la fois un pouvoir disciplinaire (car il suppose d’adopter des comportements conformes pour avoir accès à des missions de travail) et un pouvoir de gouvernementalité.
Cet instrument de gestion est en effet perçu comme une reconnaissance quantifiée et objective du travail accompli : « Je pense vraiment que ces trois statistiques nous résument assez bien, et que pour le coup ils sont assez réglo sur ça » (extrait d’entretien). Grâce au système de réservation de créneaux corrélé aux performances, les livreurs considèrent que les plus méritants obtiennent de meilleures opportunités de travail : « C’est du donnant-donnant hein ! Si tu bosses, on te donne des créneaux. Si tu bosses pas, si tu fais de la merde, t’es puni. C’est normal hein ! » (extrait d’entretien).
En cela, l’instrumentation de la plateforme Deliveroo diffère de celle de son concurrent Uber Eats. Sur Uber Eats, il n’y a pas besoin de réserver des créneaux de travail en avance : il suffit de se connecter à n’importe quelle heure de la journée pour pouvoir commencer immédiatement à travailler. Ce système du « no shift » est déprécié par les livreurs Deliveroo : les livreurs Uber Eats sont jugés comme étant moins compétents, et la plateforme comme permettant de moindres revenus. L’absence de créneaux de travail peut en effet engendrer un déséquilibre entre le nombre de livreurs connectés et le niveau de demande des clients. L’instrumentation de la plateforme Uber Eats est perçue comme étant davantage démocratique que celle de Deliveroo, dans le sens où tout livreur, peu importe ses performances, peut travailler quand il lui semble. Néanmoins, les instruments de gestion de Deliveroo concrétisent aux yeux des livreurs un idéal méritocratique, récompensant les plus méritants, qui est davantage valorisé : « C’est vrai qu’avec Deliveroo, c’est con à dire mais on a un côté un peu plus entreprise, un peu moins libre, parce que t’es quand même régi par certaines règles. C’est paradoxal parce qu’on aime bien les avoir, quand même, parce que ça permet d’avoir une espèce de sécurité, un peu » (extrait d’entretien).
