Un rééquilibrage des pouvoirs
Les transformations de la législation au nom de la défense des droits de l’homme ont profondément affecté l’ordre constitutionnel britannique. La doctrine de la souveraineté parlementaire, notamment, a perdu beaucoup de sa force. Le Parlement britannique est devenu, à partir du Human Rights Act, contraint par un texte de loi qui a imposé des restrictions aux Parlements ultérieurs. Désormais, avant de proposer une loi, ses effets sur les droits de l’homme doivent être envisagés. Les gouvernements ont donc dû donc adapter leurs programmes législatifs à une telle situation. Dans un pays dans lequel les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire n’étaient pas formellement séparés par une constitution écrite, ces changements ont forcé à remettre en question le poids de chacune, voire à rendre les barrières entre eux théoriquement plus étanches. Ainsi, la législation sur les droits de l’homme a mis en place des répartitions formelles du pouvoir entre le gouvernement, le Parlement et les juges, alors même que les réformes constitutionnelles avaient altéré la structure même de ces deux derniers pôles. Les juges étaient accusés de pénétrer sur la scène politique et la réforme de la Chambre des Lords avait permis aux pairs de s’enhardir et de prendre des positions plus fermes par rapport Un rééruiliďrage des pouvoirs 244 au gouvernement. Cependant, les transformations constitutionnelles ne sont pas uniquement le fruit de lois. Elles sont également opérées par la pratique du pouvoir de chacun des acteurs. Or, cette pratique a permis aux gouvernements Blair et Brown de renforcer le pouvoir exécutif, quand la Chambre des Communes hésitait à se servir de sa position constitutionnelle théoriquement prépondérante. Dans l’effort de protection des droits de l’homme, les pouvoirs ont été redistribués entre les institutions britanniques. Si le discours politique laisse toujours la priorité au Parlement, et en particulier à sa chambre élue, la réalité de la pratique politique a offert au pouvoir exécutif une position dominante.
L’accroissement contesté du pouvoir judiciaire
Le HRA a donné aux cours la possibilité de se prononcer sur la légalité des lois votées par le Parlement à partir d’octobre 2000. Il a permis la mise en place d’un contrôle de constitutionnalité, certes partiel, par les cours nationales, ce qui a apporté une nouvelle dimension au rôle de ces derniers au sein de la constitution britannique . Cette évolution a été largement critiquée, par la presse comme par les acteurs politiques. En effet, elle a été accusée d’avoir mené à une « politisation du judiciaire2 », c’est-à-dire à une situation dans laquelle les cours jouent un rôle considéré comme excessif dans le débat politique, en prenant des décisions basées sur une idéologie politique plutôt que sur un strict raisonnement juridique. Pourtant, en parallèle à ces critiques récurrentes, l’expansion du pouvoir judiciaire a été restreinte, tant par les limites incluses dans le HRA que par la modération dont les juges ont fait preuve.
Le reproche de la politisation du judiciaire
L’incorporation de la Convention européenne par le Human Rights Act a impliqué une influence plus importante dans le processus politique pour les cours de justice . Les juges doivent depuis s’assurer que les lois et la jurisprudence respectent les standards de droits de l’homme mis en place par la Convention européenne des droits de l’homme telle qu’incorporée par le HRA. Cette approche constitutionnelle adoptée par les cours supérieures a été encore renforcée par la création de la Cour suprême du Royaume-Uni par la loi sur la réforme constitutionnelle de 2005, qui a commencé à être mise en œuvre le 1er octobre 2009. Elle a été créée pour séparer plus nettement le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Les juges de la nouvelle cour ne font plus partie de la Chambre des Lords. Outil de contrôle constitutionnel, la Cour Suprême ne peut rendre des arrêts que dans des affaires d’intérêt général, et pas répondre à des questions ponctuelles. Par exemple la Cour avait refusé à une employée de l’état civil qui se disait discriminée sur la base de sa religion l’autorisation de faire appel car son affaire ne soulevait que des questions particulières4 . La portée générale des décisions rendues par la Cour n’a donc pas pu échapper aux députés quand ils l’ont créée. La Commission sur les affaires constitutionnelles avait ainsi bien noté l’importance politique des décisions qu’une Cour suprême pourrait rendre, et s’interrogeait sur la manière avec laquelle cette nouvelle institution pourrait dialoguer avec le Parlement pour maintenir un échange démocratique constructif5 . Les domaines ouvrant la possibilité d’action devant des cours de justice se sont alors élargis, notamment dans la protection du droit à l’égalité. Un devoir a été créé pour les services publics de prendre en compte le droit à l’égalité dans toutes leurs actions. En cas de litige, les affaires doivent être portées devant les cours de justice, élargissant ainsi considérablement le champ d’action de celles-ci6 . Même s’il arrive que les recours n’aboutissent pas, étant donné les limites de ce devoir de service public, à la fois au niveau des moyens qui lui sont accordés et à celui des faibles obligations créées7 , elles signifient tout de même que les cours sont de plus en plus appelées à prendre des décisions au nom de la défense des droits de l’homme. En obtenant la possibilité de statuer sur des affaires concernant un nombre croissant de droits de l’homme, les juges se sont retrouvés de plus en plus impliqués dans des décisions de nature politique. En effet, les droits de l’homme ont une valeur politique importante. Ils sont des aspirations, des objectifs politiques plus que des droits positifs qu’il serait possible de définir objectivement, par conséquent ils sont la source de revendications et de redéfinitions permanentes8 . Au Royaume-Uni, leur application a été pour le moins contestée, et la définition d’un droit à la liberté religieuse ou d’un droit à l’égalité, ou bien la création même d’un droit à la vie privée, ont fait l’objet d’intenses débats9 . Or, les juges ont été appelés à trancher dans ces affaires : ils ont donc pris des décisions de nature politique. La possible politisation du rôle des juges à cause d’une loi sur les droits de l’homme a été largement critiquée dans le Livre Blanc du HRA, qui mettait déjà en garde le législateur sur la possibilité de donner aux juges le pouvoir de remettre en cause des lois votées par le Parlement : « Il n’existe pas d’indication qui suggèrent que [les juges] désirent ce pouvoir, ni que le public souhaite qu’ils l’aient10. » Ainsi, l’accroissement du pouvoir judiciaire était une crainte présente dès le début du débat public. Les critiques adressées aux cours étaient articulées autour de deux pôles : le premier était que les juges créaient la loi sans en avoir la légitimité, le second était qu’ils empêchaient le gouvernement de prendre les mesures qu’il jugeait nécessaires. Leur légitimité à prendre de telles décisions a été remise en cause, dès le début du travail préparatoire au HRA, dans le même Livre Blanc qui affirmait que le Parlement pouvait prendre des décisions de nature politique parce qu’il disposait d’un « mandat démocratique » et que la Chambre des Communes avait acquis ce mandat parce qu’elle était « élue, responsable devant les électeurs et représentative11 . » Les juges, eux, ne bénéficieraient pas d’une telle position et se devraient donc de rester neutres, image qu’ils ont longtemps gardée12. Pourtant, la neutralité des juges elle-même est sujette à débat : jusque dans la deuxième moitié du XX e siècle, par exemple, le parti travailliste considérait que les juges favorisaient les conservateurs la classe dirigeante en général13. Par ailleurs, le personnel juridique évoluait : il devenait plus varié, et représentait un échantillon un peu plus large de la population, une plus grande variété de points de vue existait donc au sein du pouvoir judiciaire14. Que les juges acceptent de jouer un rôle dans le système de prise de décision politique n’était donc pas une nouveauté, c’était plutôt la dimension de ce rôle qui faisait débat.
Les limites au pouvoir judiciaire
Cette réticence politique par rapport au pouvoir judiciaire peut expliquer pourquoi son expansion a été toute relative. En effet, elle a été encadrée par des structures conçues pour la limiter d’un côté, tandis que les juges eux-mêmes faisaient preuve de modération dans leurs décisions, de l’autre. Les parlementaires étaient conscients que la création du Human Rights Act allait donner un rôle plus important aux juges. La loi sur l’adhésion à la Communauté européenne avait constitué un précédent, l’application de la jurisprudence européenne ayant largement contraint le Parlement britannique. Par conséquent, ils ont mis en place dans le HRA une batterie de mesures destinées soit à limiter l’impact légal des décisions juridiques, soit à diminuer la marge d’interprétation dont les juges disposaient. La création des déclarations d’incompatibilité a été la plus directe de ces mesures. La structure même de la loi ne permettait pas à des juges de renverser des textes votés par le Parlement, ils ne pouvaient que signaler les incompatibilités qu’ils constataient. Le but de ce système était donc de ne pas laisser le débat sur les droits de l’homme entre les mains du pouvoir judiciaire, mais bien de forcer un retour des mesures problématiques vers la scène politique31. Même si une large majorité des déclarations d’incompatibilité ont été corrigées par le Parlement dans un délai très court, il n’en reste pas moins que c’est lui qui avait le pouvoir d’amender la loi, de la façon qu’il considérait la plus appropriée. Les juges ont donc été soumis à la loi par le HRA, plutôt que de devenir une source absolue de la jurisprudence . Par ailleurs, le Human Rights Act a imposé dans certaines parties de la loi une manière spécifique d’interpréter le texte, en particulier quand les mesures mises en place ont fait l’objet de lobbying intense lors du débat sur la loi. C’était le cas du droit à la vie privée garanti face à la liberté de la presse. En effet, les professionnels du secteur avaient insisté pour que des limites plus précises soient mises à l’exercice de ce droit. Les juges ne pouvaient donc pas créer euxmêmes les conditions de violation du droit à la vie privée, mais devaient se plier à un article 12 particulièrement détaillé. Les droits protégés par le HRA n’étaient pas détaillés dans le texte lui-même, qui ne faisait que renvoyer aux articles de la Convention, sauf en ce qui concernait le droit à la liberté d’expression, détaillé par les cinq paragraphes de l’article 12, et la liberté d’expression renforcée par les deux paragraphes de l’article 13. Ainsi, les députés étaient conscients que l’incorporation de la Convention pourrait poser un dilemme entre vie privée et liberté de la presse et ils ont souhaité mettre des barrières légales pour le résoudre de manière préventive. Le gouvernement a également favorisé le développement d’un plus grand nombre de tribunals, ce qui a signifié une augmentation du nombre d’affaires qui ne passaient plus devant les juridictions normales. Ces tribunaux, à la nature plus administrative que judiciaire, se sont multipliés dans la deuxième moitié du XXe siècle, afin de constituer un outil de résolution des conflits entre les individus et l’État, dont le rôle avait crû avec le développement de l’État providence . Mis en place pour se charger des conflits nés dans l’application de lois précises, ces tribunaux ne sont pas constitués en majorité de juristes ou présidés par des magistrats classiques. La nature très technique des décisions qu’ils doivent prendre fait que des spécialistes des questions concernées font partie intégrante de ces tribunaux. Par exemple, dans les tribunaux chargés des questions de droit du travail (les employment tribunals), il y a trois membres : le président est un juriste, et les deux autres membres du tribunal sont habituellement un représentant syndical et un représentant patronal.