Un monde virtuel
L’espace médiatique créé par le journal littéraire s’inspire résolument du monde extérieur. Il en reprend les codes sociaux et culturels et est façonné par les événements de son temps. Pourtant, nous avons pu voir qu’il possède des particularités qui lui sont spécifiques, et qui le distinguent des autres lieux de sociabilité d’une part mais également de l’espace public, dans la mesure où il ne touche qu’une partie très sélective de la population. L’ambivalence du périodique littéraire conduit à s’interroger sur la structure de cet espace offert aux lecteurs et sur les principes qui le régissent. L’espace médiatique s’affranchit des frontières temporelles et géographiques pour recréer un monde nouveau, représenté dans ces périodiques. Il met en relation des personnes multiples sans s’appuyer sur un lieu physique. Pour cette raison, nous envisagerons l’espace médiatique du journal littéraire comme un monde virtuel, propice à la prise de parole et à l’expression de soi.
Un espace rhétorique et géographique de transition
La métaphore bien connue de « République des Lettres », utilisée pour décrire cet espace de dialogue entre les lettrés et les amateurs signale un emploi politique de la sphère littéraire. L’usage récurrent, et déjà à l’époque, de la métaphore renvoie quasiment à un emploi lexicalisé. Il signale la nécessité pour les contemporains de nommer à partir d’une image, la spécificité des échanges autour des Lettres et fait écho à l’image usuelle et usée du « monde des Lettres ». Si l’expression « République des Lettres » a été forgée sur le sens étymologique du nom « république », c’est-à-dire, la « chose publique », il faut ajouter que Un monde virtuel son sens politique d’Etat est déjà attesté depuis le XVIe siècle. Ainsi, le « monde des lettres » et la « république des lettres » sont deux expressions créées pour donner une consistance physique, ici géographique, à un domaine culturel. Cela permet de donner une représentation mentale à un élément immatériel tel que le champ littéraire786 . C’est ainsi que nous nous sommes autorisée, depuis le début de cette étude, à parler du périodique littéraire comme d’un espace, ou d’un lieu. Mais il convient à présent d’interroger plus avant cet usage. Depuis l’Antiquité, les champs du savoir et plus particulièrement la littérature sont soumis à une métaphorisation fréquente pour pouvoir être analysés. Cette pratique a été adoptée par la suite et se retrouve encore au XVIIIe siècle. Desfontaines et Granet, par exemple, expliquent, à l’orée de leur périodique, qu’ils se donnent pour mission de parcourir le Pays des Lettres : Comme le Parnasse est situé au milieu du vaste Pays des Lettres, ne vous étonnez point, Mr., si les nouvelles que je vous mande aujourd’hui, & que je vous manderai dans la suite, ne sont pas toutes du Parnasse. On découvre aisément du haut de cette montagne tout ce qui se passe dans les vallons de la République Littéraire. Grâce à cette mise en espace des savoirs, le lecteur explore allègrement les paysages selon qu’il est dans le Parnasse ou dans les « vallons de la République Littéraire ». Chaque vallon représentant, on peut le supposer, un savoir spécifique. Les rédacteurs du Nouvelliste du Parnasse reprennent cette métaphore et présentent ainsi leur périodique comme un essai de cartographie de ces différents savoirs. Il s’agit bien de « territorialiser » un champ culturel, pour détourner le vocabulaire de Deleuze, afin de lui donner une consistance physique. C’est d’ailleurs ce que souligne Claude Labrosse lorsqu’il envisage le périodique littéraire comme un espace géographique, un territoire : Par la complexité de son organisation et sa présence permanente, le périodique fait du texte de presse une sorte de milieu homogène et organisé, où peut circuler l’énonciation des autres textes. C’est son mode original d’éditorialité. Il instaure un milieu de langage et de discours qui, de même qu’un espace newtonien pour d’autres phénomènes, permet une propagation de discours, de textes, de parole. Le périodique est au fond lui-même un territoire formé d’une circulation d’information et d’énoncés : à la fois texte-vecteur et territoire-réseau . En s’inspirant d’un vocabulaire relevant à la fois de la géographie et de la topographie (milieu, espace, vecteur, réseau, propagation), Claude Labrosse souligne la place du périodique littéraire dans un contexte de transmission. Ici, l’espace du périodique ne permet pas d’échange de forces physiques mais favorise un flux d’informations et de communication. Les termes employés ne sont pas anodins et évoquent par ailleurs ceux de Michel Serres, lorsqu’il explique que la culture est un : espace d’échanges et de transactions entre des domaines ouverts à une circulation généralisée du sens : la traduction, la communication, l’interférence, la distribution et le passage seraient les opérations à travers lesquelles s’effectuent les échanges entre formations culturelles et régions du savoir. Cette définition, déjà évoquée dans l’introduction de cette étude, s’applique à l’espace du périodique littéraire. La culture et le journal littéraire fonctionnent comme des espaces d’accueil du sens, des véhicules de transmission de celui-ci. Si l’on pensait le rapport entre les deux de façon inclusive – la culture étant au cœur du périodique littéraire -, il semble qu’il faille également les envisager dans une relation quasi-synonymiques. Le périodique littéraire devient une pratique culturelle, un objet culturel. Il est autant une manifestation culturelle qu’un objet de diffusion de celle-ci, au service de la culture. En d’autres termes, le périodique littéraire est tout à la fois l’écrin d’une culture et son symbole. Ces journaux diffusent des informations culturelles, dont le caractère abstrait est renforcé par la communication non physique entre les lecteurs et les rédacteurs. Il est un lieu de rencontre et d’échanges autour des idées. Il accueille l’information en même temps qu’il la transmet. Toutefois, il n’est en aucun cas à l’origine ou à la fin du processus de communication. Pour mieux le comprendre, nous pouvons reprendre l’image du rhizome, défini par Deleuze et Guattari, qui suppose que l’organisation des éléments ne suit pas une structure hiérarchique, mais que tout élément peut affecter ou influencer tout autre . Dans ces conditions, il n’y a pas de base ou de fondement à la communication mais celle-ci se déroule de façon aléatoire, se prolonge ou s’arrête pour repartir ailleurs. Comme le rhizome, la communication est ce qui prolifère, se ramifie sans cesse et cela, voilà l’idée fondamentale, en fonction de sa rencontre avec « le dehors ». Concernant le périodique littéraire, il est intégré à une chaine non linéaire de communication et de diffusion d’information. Bien au contraire, il participe d’une structure en réseau qui n’a ni fin ni commencement. La communication mise en place par les lecteurs s’adapte constamment : bloquée sur un sujet, elle est susceptible de reprendre ailleurs. Somme toute, l’espace du périodique littéraire se forme sur des frontières imprécises et mouvantes. Il est aléatoire, infini, déstructuré et désordonné, riche en potentialités. C’est précisément la particularité de cet espace d’échange qui ouvre la voie à une communication en réseau, semblable à une toile d’araignée qui n’aurait pas de centre.
Un effet de boucle
le virtuel au service de la matérialisation Cette introduction à la virtualisation souligne tout l’apport de cette théorie dans la compréhension du rôle joué par le journal littéraire du XVIIIe siècle. Si le mot n’existe pas encore à l’époque, le phénomène est déjà identifié et provoque des réactions contrastées. Ainsi, dans un « Discours sur la Lecture », Fréron montre qu’il a parfaitement conscience que l’impression fut une étape importante dans l’histoire de l’homme. Il en identifie les caractéristiques sans toutefois lui accorder une valeur positive et commence par rendre compte des œuvres avant l’imprimerie : L’impression n’était pas encore ; alors les hommes de génie composaient, & les autres, loin de les juger, les écoutaient humblement ; leurs travaux étaient créateurs ; les écrivains d’un même pays, d’une même Ville, avaient chacun un caractère frappant & distinct ; ils pensaient & s’exprimaient avec d’autant plus d’énergie que leur génie était isolé & solitaire. Un Livre était alors un bienfait pour l’humanité ; la nature & le sentiment, tels étaient leurs interprètes ; aussi ces ouvrages triomphèrent-ils des siècles, malgré l’esprit changeant des hommes, malgré le joug de la Politique, malgré le mélange barbare des langues ; ils furent reçus de toutes les Nations, parce qu’ils étaient fondés sur la connaissance réelle du cœur humain, sur la nature des choses, sur la droite raison, qui sont les mêmes dans tous les temps800 . Fréron décrit ici un monde merveilleux dans lequel l’isolement favorise la création de qualité et l’innovation. Dans cette époque révolue, chacun était préoccupé par le bonheur de la société jusqu’à l’apparition de l’imprimerie : On découvrit l’Art funeste de l’Imprimerie ; tout changea. Les connaissances, à la vérité, se répandirent avec plus d’aisance & de rapidité ; mais ce génie qui crée & qui invente disparut aussitôt de dessus la terre. La masse des ouvrages imitateurs & encore imités s’accrut sans cesse ; la presse ne se reposa plus, & les années, en se succédant, augmentèrent ce déluge qui menace aujourd’hui de submerger l’esprit humain. Fréron associe à l’imprimerie le développement des connaissances et des rencontres. Le dialogue et le partage des idées sont un des effets de ce progrès technique, issu de la virtualisation du savoir et de la communication. Le rédacteur de l’Année littéraire déplore cette évolution et l’envisage comme un appauvrissement culturel pour la société. Ce type de discours n’est pas sans rappeler celui des opposants au journal littéraire, mais aussi à Internet, et aux nouvelles technologies. Or, la forme du journal littéraire répond au processus de virtualisation de l’information et de la communication qui se développe au XVIIIe siècle. La caractéristique première du journal littéraire, qui le distingue des autres périodiques, c’est en effet l’importance qu’il accorde au dialogue avec et entre les lecteurs. Il ne se contente pas de diffuser une information mais cherche à établir une correspondance avec les lecteurs. En somme, le périodique littéraire répond au besoin de créer des réseaux de communication. Cette forme est en effet la première à diffuser un contenu culturel et réflexif à un grand nombre de personnes, qui reçoivent tous les mêmes informations, et peuvent ensuite échanger sur ce qu’ils ont lu. Elle développe toutes les potentialités de la relation épistolaire en augmentant considérablement le nombre de destinataires. Il a donc fallu créer de toutes pièces pour ces périodiques, un format, une structure, un contenu qui répondent au désir de plus en plus grand de communiquer largement. C’est d’ailleurs une nécessité de l’espèce humaine depuis ses débuts de chercher à développer les moyens de communication. Le langage d’abord, l’écriture, l’imprimerie, le téléphone et aujourd’hui Internet, toutes ces techniques ne visent qu’un seul but : augmenter les relations de communication humaine. À chacune de ces étapes, ainsi que l’a noté Pierre Lévy, le processus de virtualisation s’est mis en marche pour créer un nouvel objet répondant à la demande de relations humaines. Le journal littéraire est la réponse du XVIIIe siècle. Les rédacteurs auraient en effet pu concevoir un contenu similaire sans y intégrer avec une telle insistance tous les éléments liés au dialogue entre les personnes. Il aurait pu être informatif sans être personnel ou adressé. Mais plus que la diffusion de l’information, le périodique littéraire s’efforce de créer ce nouvel espace de sociabilité que nous avons évoqué précédemment. La volonté de partager et de diffuser les nouvelles a conditionné les choix éditoriaux et orienté la structure dialogique du périodique. Le processus de virtualisation a également entraîné la diffusion plus rapide et plus large de la connaissance. Bien immatériel par excellence, elle est déterritorialisée dans la mesure où elle passe d’une personne à une autre sans spécificité spatiale ni temporelle. La connaissance n’appartient à personne, elle ne peut qu’être transmise, diffusée ou conservée. Contrairement à l’événement, actuel, et qui dépend d’un ici et d’un maintenant, la connaissance est par essence un objet virtuel. Le processus de virtualisation permet de passer de l’événement à la connaissance de celui-ci, ce qui crée du neuf puisque l’événement devient narré et qu’il a besoin d’un support pour exister, ici le périodique littéraire. L’événement de la publication de la dernière pièce de Destouches, par exemple, se transforme en savoir dès lors qu’il figure dans le journal littéraire. Finalement, tout ce qui relève de l’événement s’inscrit dans une dynamique alternée d’actualisation et de virtualisation. Paradoxalement, et c’est ce qui produit l’acte de création, la virtualisation ne s’accompagne pas d’une disparition mais au contraire d’une matérialisation : le récit et le périodique. Or, la transmission de l’information et du savoir est à l’origine de la relation sociale, voire de sa construction, la virtualisation participe ainsi à la constitution de la société. C’est un processus caractéristique du processus de sociabilité. En somme, le périodique littéraire est un objet spécifique qui répond à un double besoin de l’époque : besoin de dialoguer et de s’informer. La virtualisation est la réponse à ces deux nécessités et aboutit à la création de l’objet-journal littéraire.