Un modèle de la mission comme « concept de stratégies »
EXPLORER LA NOTION DE PURPOSE : TROIS CAS D’ENTREPRISES AVEC FINALITES
La première partie du manuscrit était consacrée à une première analyse des nouvelles formes de société, en particulier de la Flexible Purpose Corporation, et des nouvelles formes de gouvernance dont ces formes sont à l’origine. Nous avons montré qu’une propriété fondamentale distinguait ces nouvelles formes des modèles classiques de société, et des théories de la gouvernance dont on dispose aujourd’hui : le purpose. Isoler un tel objet, dont les propriétés semblent surprenantes, appelle donc à déplacer le « microscope », et à l’étudier plus spécifiquement. Or surmonter les limites des cadres théoriques et parvenir à une modélisation du purpose nécessite en premier lieu de recueillir des données pertinentes sur cet objet. Dans cette première partie, nous justifions la méthode que nous avons employée pour construire notre modélisation, ainsi que les cas que nous avons choisi pour ce faire (1.1.), puis nous détaillons les cas mobilisés qui nous serviront à construire le modèle (1.2.).
Logique de l’exploration : matériau et méthode
Pourquoi et comment « modéliser » ?
L’ambition de construire un cadre théorique adapté au purpose commence par poser un problème de méthodologie : si le purpose est un élément nouveau apporté par ces nouvelles formes, peut-on l’étudier en dehors de ces formes-là ? Et comment l’étudier alors qu’il s’agit précisément d’un élément nouveau ? Quelle « protocole expérimental » concevoir pour construire une théorie adaptée ? Nous pouvons rationaliser notre approche comme une méthode de theory building (Eisenhardt 1989, Eisenhardt & Graebner 2007). Dans une première étape, nous avons identifié un fait ou un phénomène, la mission, qui met à mal les cadres théoriques classiques : il peut s’agir d’un contre-exemple ou d’un symptôme des limites de ces cadres théoriques (Siggelkow 2007). La méthode de theory building, quelque soit ses variations (grounded theory (Glaser & Strauss 1967), case study research (Yin 2009), collaborative management research (David & Hatchuel 2007) etc.) suppose pour faire face à une lacune théorique de ce type de faire des « allers retours » entre les données empiriques, et une ébauche de modèle théorique qui vise à atteindre un niveau de généralité supérieur à celui du cas isolé (Weil 1999, Eisenhardt & Graebner 2007, David 2012 [2000]-b). Pour Siggelkow (2007), un seul cas, lorsqu’il est choisi avec soin et analysé avec le plus de précision possible, peut constituer une base solide à la constitution d’un « free-standing model », c’est-à-dire d’un modèle théorique qui paraît plausible en luimême et pour lequel le cas sert à identifier les principaux paramètres. Pour (Eisenhardt & Graebner 2007), une collection de cas permet de s’affranchir de la nécessité de « persuasion » du modèle seul, en démontrant une première forme de réplicabilité des résultats, et en outre d’atteindre un modèle plus épuré car débarrassé de contingences spécifiques à chacun des cas. Dans les deux cas, il convient de remarquer que la construction d’un tel modèle relève d’une approche abductive : les cas ne sont pas choisis pour leur représentativité car il ne s’agit pas de « tester le modèle », mais choisis parce qu’ils remettent en question le domaine de validité des théories existantes (Eisenhardt & Graebner 2007). Dans notre cas, deux précautions supplémentaires s’imposent. Premièrement, le fait empirique qui justifie notre approche de construction théorique n’est pas un cas « réel » d’organisation : le « purpose » est davantage défini par la négative par rapport aux autres options de gouvernance et son instanciation n’est pas encore claire. C’est comme si, en ayant écarté l’hypothèse que la lumière nécessitait un « milieu physique » pour se propager tel l’éther, nous nous étions mis par défaut à la recherche d’une particule : mais où regarder, et comment regarder ? Il nous faut donc justifier avec précaution les choix des « particules » et des « microscopes » avec lesquels nous étudions. Deuxièmement, l’étude des cadres théoriques menées en partie 1 s’était focalisée sur la gouvernance des entreprises, et non sur les pistes d’explications possibles pour le « purpose » en soi. Nous proposons donc en toute rigueur une étude des champs de recherche susceptibles d’avoir traité de la question de la mission d’une entreprise, et en particulier des travaux de management stratégique autour du « common purpose », et autour de la Partie II. – Modélisation de la mission : un nouveau type d’engagement dans l’action collective 102 construction de la stratégie pour le collectif. Ces éléments complèteront la palette d’outils à disposition pour la modélisation. En ce qui concerne la première précaution, nous avons déjà aperçu plusieurs formes de « purpose » outre celui de la FPC, tels que les « missions sociales » des entreprises sociales. Nous démontrerons dans ce chapitre que le « purpose » n’est ainsi pas un objet nouveau en soi : ce sont les formes surprenantes qu’il prend (notamment celle d’un engagement à valeur juridique) qui met aujourd’hui en lumière le déficit de théorie quant à ces objets. Le protocole peut ainsi être le suivant : en se basant sur cette hypothèse, nous construisons un modèle à partir d’un nombre réduit de cas (non forcément représentatifs) ; grâce au modèle, nous disposons d’un nouveau « microscope » permettant d’identifier des entreprises semblables et de les classifier ; et c’est grâce à cette variété de cas identifiés que d’une part nous montrerons que le modèle possède effectivement une force de généralité, et que d’autre part nous pourrons en affiner les propriétés et étudier les implications managériales qu’il entraîne. Nous utiliserons dans ce chapitre trois cas d’entreprises avec purpose : deux cas de FPC, ces formes juridiques étant un vivier naturel pour isoler des cas d’étude empirique sur le purpose, et un cas étonnant d’entreprise française s’étant définie un « mandat » depuis sa création, Nutriset. 1.1.2. Nutriset : la construction progressive d’un cas de recherche-intervention Les travaux du CGS engagés dans le cadre de la chaire Théorie et Méthodes de la Conception Innovante ont amenés en 2011 Marine Agogué et Elsa Berthet à étudier une entreprise surprenante, nommée Nutriset, pour les difficultés de conception à laquelle celle-ci était confrontée. Surprenante en effet, parce qu’il s’agit d’une entreprise ayant adopté une forme classique, celle d’une Société par Actions Simplifiée à but lucratif, qui a pourtant eu un impact humanitaire considérable : elle a en effet participé à la conception d’un produit révolutionnaire de lutte contre la malnutrition, dont les performances dans les pays du Sud sont sans commune mesure avec les traitements précédents. En l’espèce, il s’agit donc d’une entreprise à but lucratif ayant atteint un objectif profondément sociétal, que l’on aurait pu considérer comme propre à des acteurs caritatifs ou associatifs, et ayant d’ailleurs nécessité de travailler avec de tels acteurs (comme Action contre la Faim, ou Médecins Sans Frontières). Fin 2011, peu après le démarrage de cette thèse, la direction de Nutriset a sollicité le laboratoire pour une question parallèle, quoique très liée à la première. Conscients de la spécificité de leur société – que son fondateur, Michel Lescanne, avait dotée d’un « mandat » dès sa création en 1986, celui de « nourrir les enfants » – les dirigeants de Nutriset ont commencé à s’inquiéter de l’inadéquation des modèles classiques de l’entreprise par rapport à plusieurs objectifs : promouvoir un objectif qui ne se limite pas à la rentabilité financière sans pour autant abandonner la logique entrepreneuriale, préserver une capacité de collaboration avec des organismes à but non lucratif devenant suspicieux face à une société en forte croissance, et sécuriser le « mandat » même en cas d’ouverture du capital de cette PME familiale à d’autres investisseurs extérieurs. Il s’agit pour cette recherche d’un cas particulièrement adapté : une entreprise à but lucratif souhaitant conserver une forme juridique de société commerciale, se définissant une ambition non limitée à la rentabilité financière, et souhaitant formaliser son engagement dans cette ambition. Nous avons donc commencé une collaboration de longue durée avec Nutriset, sous forme de recherche intervention (Hatchuel & Molet 1986, David 2012 [2000]-a), afin d’explorer les formes possibles de ce type d’engagement, tout en conservant les capacités d’innovation de l’entreprise. Pour le présent chapitre, nous ne détaillerons qu’assez peu l’organisation de Nutriset, en accord avec notre ambition de se focaliser sur la mission en soi. Nous reviendrons toutefois sur les conditions de cette recherche intervention, ainsi que sur les résultats de cette recherche au chapitre 5.