Un meta-modèle multi-monde et multi-échelle pour la simulation à base d’agents de systèmes complexes
Présentation du modèle biologique de l’étude
Les éléments et informations sur la description morphologique, la biologie et l’écologie en général du rat noir ont été synthétisées dans Granjon et Duplantier [2009]. L’espèce du rat noir est Rattus rattus du sous-ordre Myomorpha de la super-famille Muroidea, de la famille Muridae et de la sous-famille Murinae [ibid]. Ce rat est essentiellement commensal, il vit dans des villes et villages de toute importance. Néanmoins il est parfois capturé aux alentours des villages où il y a des cultures maraîchères et des vergers. Etant surtout nocturne, le rat noir est parfois aussi diurne quand il est en milieu commensal et en fortes densités. Il est arboricole à l’état sauvage. Il se déplace dans les toits en paille des habitations. Il se nourrit surtout des céréales dans les stocks, mais il est omnivore. Il est probable que Rattus rattus soit en compétition avec Mastomys natalensis et les autres Murinae africains commensaux [ibid]. Cet animal peut se reproduire durant toute l’année, tant que les ressources sont disponibles (Ouganda, [Delany, 1975]; Zimbabwe, [Smithers et Black, 1975] ; Nigeria, [Buxton, 1936]). En général il atteint la maturité sexuelle à 68 jours, sa gestation dure entre 20 et 22 jours, son poids à la naissance est 4,5 g et il est sevré au bout de 28 jours [Brooks et Rowe, 1987]. Cette espèce peut être localement très abondante. Par exemple plus de 200 individus ont été capturés en 2 semaines dans un poulailler au Sénégal [Granjon et Duplantier, 2009]. La Figure 2 présente la localisation de tous les points de capture de Rattus Rattus par CBGP/BIOPASS en 2009. Si la peste est la maladie humaine la plus connue associée au rat noir, il est aussi porteur de Borrelia crocidurae au Sénégal [Trape et al., 1996], réservoir de la leptospirose au Zimbabwe [Dalu et Feresu, 1997] et du typhus murin dans divers pays d’Afrique [Gratz, 1997]. Le rat noir est aussi porteur d’hantavirus : des séroprévalences très élevées ont été signalées en Basse Casamance (23 %) et au Sénégal oriental (15 %)
Diffusion du rat noir au Sénégal
Contexte historique et géographique
Le rat noir a commencé à s’étendre en dehors de sa zone d’origine située dans la péninsule indienne [Musser et Carleton, 2005] il y a environ 10 000 ans. Il a été introduit en Europe il y a environ 2500 ans, et ses populations dans ce continent ont longtemps été confinées aux routes et aux ports commerciaux [Aplin et al., 2003; Audouin-Rouzeau et Vigne, 1994]. Il a atteint l’Afrique de l’Ouest très probablement au cours du 15ème siècle, avec les premiers Partie A. Etat de l’art 8 navigateurs portugais [Rosevear, 1969]. L’arrivée de populations de rats noirs a été favorisée par l’établissement de ports commerciaux permanents le long de la côte atlantique (Figure 3). Le premier port d’Afrique de l’Ouest a été fondé en 1659, à Saint-Louis (Sénégal), et est rapidement devenu le centre commercial le plus important en Afrique de l’Ouest, en conservant ce rôle jusqu’à la construction de Dakar en 1860. Bien que moins importants, les ports de Banjul et Ziguinchor ont joué un rôle non négligeable dans le commerce depuis respectivement 1816 et 1888 [Sinou et al., 1989]. Le rat noir est resté limité aux zones côtières jusqu’à ce que se développe le transport commercial le long des fleuves Sénégal et Gambie au cours des 18e et 19e siècles ([Sinou, 1981] ; Figure 3). Cette pénétration de l’intérieur des terres le long des rivières est confirmée par la présence dans le Musée britannique de spécimens de R. Rattus provenant de Bakel sur le fleuve Sénégal, et à partir de Kuntaur et Maka Colibentan sur le fleuve Gambie [Rosevear, 1969]. Le commerce de la rivière diminua progressivement après les années 1950, et les rats noirs ne sont plus trouvés le long du fleuve Sénégal (Figure 3, 1930-1990). Cependant, une voie alternative pour l’invasion à l’intérieur des terres est apparue dans les années 1930, avec la construction de routes et le développement du transport routier. La répartition des rats noirs au Sénégal à la fin du 20e siècle a été décrite en détail par Duplantier et al. [1991]. Les rats sont abondants dans les villages et villes de la région de la Casamance (sud de la Gambie), de Tambacounda (est de la Gambie) et le long de la côte Atlantique (au sud de Dakar). Cependant, ils sont absents de la partie orientale du Sénégal en bordure du Mali et de la moitié nord du pays (Figure 3). Le rat noir est actuellement en train d’envahir le sud-est du Sénégal. Il a été capturé pour la première fois dans plusieurs camps de garde à l’entrée du Parc National du Niokolo Koba dans les années 1980 et dans la ville de Kédougou en 1998 [Bâ, 2002], [Konečnỳ, 2009]. Partie A. Etat de l’art 9 Figure 3 – Invasion du Sénégal par le rat noir fondée sur des données historiques. Les zones grises représentent la répartition approximative au fil du temps (voir dans le texte pour la datation et références). On peut noter la disparition du rat noir le long du fleuve Sénégal, après la diminution du commerce fluvial après les années 1930 (zone ombragée au Nord). Source : [Konečnỳ, 2009]. IV.B.2 Mode de diffusion L’introduction du rat noir dans la ville de Kédougou vers 1998 [Konečnỳ et al., 2013] indique que les rats de Kédougou viennent directement de Tambacounda. En effet, Entre 2004 et 2007, 257 rats noirs ont été échantillonnés dans 24 sites dispersés sur toute la plage de Partie A. Etat de l’art 10 répartition de l’espèce au Sénégal (suivis écologiques réalisé par le CBGP et le laboratoire BIOPASS). Cet échantillonnage a permis la détermination de la structure génétique spatiale du rat noir au Sénégal (Figure 4). Cette structuration génétique a montré une étroite parenté entre la population de rat noir à Kédougou et celle de Tambacounda. En plus de cela ils n’ont pas trouvé de rat noir dans les villages se trouvant entre Kédougou et Niokolo Koba. Ce qui montre qu’il ne s’agit pas de progression de proche en proche de village en village, mais bien d’un saut d’une ville à l’autre. Le rat est donc arrivé à Kédougou via les véhicules. Ceci est conforté par le fait qu’il n’a été retrouvé à Kédougou que quelques années après le bitumage de la route entre ces deux villes. L’invasion du rat noir s’effectue par les transports humains. Les géographes du projet CHANCIRA ont déterminé que ces transports étaient principalement le fait des véhicules de commerce et a priori les gros véhicules où les rats peuvent se dissimuler (bateau, train, camions). Figure 4 – Sites d’échantillonnage et structuration génétique des populations de rat noir au Sénégal. Les icones gris correspondent aux sites échantillonnés. Chaque couleur représente un groupe de populations appartenant à un même groupe génétique. KED : Kédougou ; NKNP : Parc National de Niokolo Koba. Source : [Konečnỳ et al., 2013]. Pour que le modèle puisse intégrer en temps utile et indifféremment toutes ces connaissances pluridisciplinaires, nous avons choisi et adapté une approche orientée connaissance-événements dont nous présentons un état de l’art dans la section suivante. Partie A. Etat de l’art 11 V. L’approche orientée connaissance-événement pour la prise en compte de la pluridisciplinarité et des environnements évolutifs Dans ce travail, nous ne cherchons pas à construire un modèle théorique sur comment fonctionne un monde ou en essayant de faire des simulations pour retrouver quelles sont les données qui vont avec. Mais nous nous focalisons uniquement sur ce que les différents chercheurs biologistes, écologues, géographes veulent que l’on inscrive dans le modèle. C’est en fonction de ces connaissances (théories et discours accompagnés par fois de données) [Aubert et Müller, 2013; Belem et al., 2011; Le Fur, 2013a] transcrites sous forme de données et ensuite sous forme d’événements, que l’on construit et met à jour de l’environnement de simulation et que l’on prend en compte les événements historiques déterminants du phénomène étudié. En ce qui concerne l’approche orientée événement nous citerons ceux de Worboys [2005] et de Gasmi et al. [2015]. Les travaux de Worboys [2005] portent sur les fondations de la théorie de l’information sur lesquelles des modèles explicatifs et prédictifs utiles de phénomènes géographiques dynamiques peuvent être fondés. A partir de séquences de snapshots temporels, il retrace l’évolution de ces fondations à travers les histoires de vie de l’objet, jusqu’aux chroniques d’événements. Cet auteur fait une distinction ontologique entre les « choses » (entités constituantes) et les « événements » (entités occurrentes). Au lieu de ne faire porter la plupart des recherches que sur la représentation de l’évolution dans le temps des entités géographiques, Worboys soutient que les « événements » devraient être mis à niveau à un statut égal à celui des «choses» dans les représentations de la géographie dynamique et suggère des manières de le faire. Il a ainsi développé une théorie orientée événement pure de l’espace et du temps, et suggère les possibilités que la théorie prévoit en l’utilisant pour représenter le mouvement d’un véhicule à travers une région. Gasmi et al. [2015] ont proposé une méthodologie pour construire des modèles à base d’agents d’événements historiques, en particulier les événements de crise, afin de répondre à de nouvelles questions à leur sujet ou de les explorer avec de nouvelles approches. Cette méthodologie consiste à recueillir, numériser et indexer de nombreux documents historiques provenant de diverses sources, construire un système d’information histo-géographique pour représenter les événements concernant l’environnement et le phénomène étudié et enfin concevoir un modèle à base d’agents d’activités humaines dans cet environnement reconstitué. Cette approche permet ainsi de rendre dynamique un environnement de simulation en l’alimentant de données pluridisciplinaires telles que des données historiques et géographiques. Nous présentons dans la section suivante la géographie statique et la géographie dynamique.
Modèles statiques et modèles dynamiques en Géographie
Treuil et ses collègues [2008] définissent les concepts de modèle statique et de modèle dynamique : un modèle est statique quand « il a pour propos la représentation de la structure Partie A. Etat de l’art 12 d’un système de référence photographié à un instant donné, sans allusion à son évolution dans le temps ». Dans ce cadre un système d’information géographique (SIG) peut être considéré comme un modèle statique permettant de répondre à l’aide d’opérateurs d’analyse spatiale à des questions sur le système de référence [Taillandier, 2015]. À l’inverse, un modèle dynamique est un modèle qui inclut dans sa représentation « des hypothèses ou des règles concernant l’évolution dans le temps du système de référence » [Treuil et al., 2008]. Apporter une composante dynamique à la géographie ou aux systèmes d’information géographique permet d’élargir le nombre de questions auxquelles le modèle peut répondre [Taillandier, 2015]. Cette composante dynamique peut être obtenue par une démarche computationnelle c’est à dire la modélisation puis la simulation informatique [Varenne a, 2010].
Modélisation par les Systèmes multi-agents
Dans cette section nous présentons le passage du système réel à la modélisation et la simulation par les systèmes multi-agents avec une revue de quelques plates-formes dédiées, notamment la plateforme SimMasto qui a été utilisée dans ce travail.
Du système réel à la simulation
Un système est une collection d’objets interagissant dans un environnement. Les objets, pouvant être eux aussi des systèmes (sous-systèmes), constituent autant d’entités du système et sont caractérisés par un (des) attribut(s) et une (des) activité(s). Une activité est tout processus susceptible de changer l’état du système. Cet état est défini par la description de l’ensemble des entités attributs et activités qui composent le système à un instant t. Un système complexe est une collection de sous-systèmes entretenant des relations entre eux (dont les interactions produisent un comportement global qui n’est pas réductible à la somme des comportement locaux) avec chaque sous-système pouvant à son tour être constitué de collections de sous-sous-systèmes… et ainsi de suite jusqu’au niveau d’abstraction choisie [Coquillard et Hill, 1997]. En d’autres termes, un système complexe est un système dans lequel les interactions produisent un comportement global qui n’est pas réductible à la somme des comportements locaux [Aniorté et al., 2006]. Pour comprendre le fonctionnement d’un système réel, il est nécessaire de faire une expérimentation qui consiste à perturber le système selon un protocole déterminé et à l’aide d’un dispositif expérimental. Ces expérimentations sont souvent très compliquées voire impossibles à mettre en œuvre. A la place on fait donc recours aux expérimentations informatiques que l’on appelle simulations (qui est un modèle plongé dans le temps [Coquillard et Hill, 1997]). Dans ce cas, le dispositif expérimental est informatique et s’appelle simulateur [Treuil et al., 2008]. Un modèle étant défini par Ferber et Perrot [1995] comme suit : Un modèle, en science, est une image stylisée et abstraite d’une portion de réalité. L’intérêt d’un modèle est d’abord d’être plus explicite, plus simple et plus facile à manipuler que la réalité qu’il est censé représenter. Les modèles éliminent ainsi un grand nombre de détails considérés comme inutiles par le modélisateur afin de mieux se Partie A. Etat de l’art 13 consacrer aux données que celui-ci juge pertinentes relativement au problème qu’il désire résoudre.
Systèmes multi-agents
La modélisation par les systèmes multi-agents est un domaine assez connu et largement utilisé pour étudier les systèmes complexes dans divers domaines [Coquillard et Hill, 1997; Epstein, 2006; Ferber et Perrot, 1995; Gilbert, 2007; Railsback et Grimm, 2011; Resnick, 1994; Treuil et al., 2008]. Nous allons donc, sans entrer dans le détail, décrire ci-dessous les principes et utilités de la modélisation par les systèmes multi-agents. La modélisation du comportement intelligent d’une seule entité informatique ou agent est l’intelligence Artificielle (IA) classique. Pour traiter plusieurs agents, l’intelligence artificielle distribuée (IAD) cherche à représenter le comportement collectif via le comportement individuel pour la résolution de problèmes complexes. Elle s’intéresse alors aux comportements intelligents provenant de l’activité coopérative de plusieurs agents. Ce qui introduit le concept de système multi-agents.
Définitions
Suivant les auteurs, il y a plusieurs définitions de la notion de système multi-agents. Nous retenons celle de Ferber et Perrot [1995]. On appelle système multi-agents (ou SMA), un système composé des éléments suivants : a. un environnement E, c’est-à-dire un espace disposant généralement d’une métrique ; b. un ensemble d’objets O. Ces objets sont situés, c’est-à-dire que, pour tout objet, il est possible, à un moment donné, d’associer une position dans E. Ces objets sont passifs, c’est-à-dire qu’ils peuvent être perçus, créés, détruits et modifiés par les agents ; c. un ensemble A d’agents, qui sont des objets particuliers (A ⊆ O), lesquels représentent les entités actives du système ; d. un ensemble de relations R qui unissent des objets (et donc des agents) entre eux ; e. un ensemble d’opérations permettant aux agents de A de percevoir, produire, consommer, transformer et manipuler des objets de O ; f. des opérateurs chargés de représenter l’application de ces opérations et la réaction du monde à cette tentative de modification, que l’on appellera les lois de l’univers. Ces mêmes auteurs proposent une définition minimale commune du terme agent dans laquelle un agent est une entité physique ou virtuelle : a. qui est capable d’agir dans un environnement ; b. qui peut communiquer directement avec d’autres agents, c. qui est mue par un ensemble de tendances (sous la forme d’objectifs individuels ou d’une fonction de satisfaction, voire de survie, qu’elle cherche à optimiser) ; d. qui possède des ressources propres ; e. qui est capable de percevoir (mais de manière limitée) son environnement ; f. qui ne dispose que d’une représentation partielle de cet environnement (et éventuellement aucune) ; Partie A. Etat de l’art 14 g. qui possède des compétences et offre des services ; h. qui peut éventuellement se reproduire ; i. dont le comportement tend à satisfaire ses objectifs, en tenant compte des ressources et des compétences dont elle dispose, et en fonction de sa perception, de ses représentations et des communications qu’elle reçoit. Les objets (y compris les agents) ont donc des attributs qui varient dans le temps. L’ensemble des valeurs des attributs d’un objet à un instant donné constitue l’état de cet objet, et la réunion de l’ensemble des états des objets forme l’état du système [Treuil et al., 2008].
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