Un mannequin de la maison Paquin
Tout a pratiquement été dit à ce sujet dans le livre de Sirop. Ses films avec Guitry sont un florilège de la haute couture de l’avant-guerre et un rappel de l’époque de Lucien Guitry où les robes des actrices comptaient autant que leur talent. Jacqueline constituait une réclame exceptionnelle pour la maison Paquin, ce qu’elle affiche d’ailleurs car, quand son personnage, Marie Muscat, devient soudain riche dans Bonne Chance, on la voit franchir la porte du célèbre couturier. Tout Paris admirait ses robes, ce qui l’exaspérait souvent car les journalistes en parlaient plus que de son talent. Monthel en est un bon exemple qui fait la critique de Quadrille au théâtre, en 1937. « Nous applaudissons à sa grande élégance la charmante Jacqueline Delubac qui porte successivement une délicieuse robe bleu marine garnie de blanc au col et au poignet, un svelte tailleur sport marron avec jaquette à carreaux, un ensemble smart dont la jupe est marron et la veste brique avec une garniture de renards roses. Le tout est signé Paquin. Félicitations157 . On imagine l’agacement de l’actrice devant les mots « applaudissons » et « félicitations » qui s’adressent ici à des vêtements achetés et non à leur propriétaire. « Je suis un peu fatiguée » dit-elle à un journaliste après son divorce, « de porter avec élégance, des robes du soir et des chapeaux mode comme pour me convaincre que cela doit consoler de tout et suffire au reste -mais on ne me convainc pas 158 ». Ceci dit, elle éprouvait une véritable passion pour les créations de couture et un autre journaliste la décrit « promenant, sur une feuille de papier vélin, la pointe de son crayon pour créer des modèles et étalant sur son couvre-lit des aigrettes, des pochettes, des écharpes, des chemisiers et des mouchoirs en dentelle. Elle aime à dessiner des modèles de robe qu’un grand couturier lui confectionnera159 . » Françoise Choisel signale, qu’au moment où elle ne s’entendait plus du tout avec Guitry, pour se réconforter, « elle se faisait conduire chez les couturiers et les bottiers. Elle portait ses robes avec un chic extraordinaire160 ». Apparemment, comme le dit Jacqueline Delubac à un journaliste : « Cela ne me consolait pas de tout ! ». Que porte-t-elle? Beaucoup de robes longues. Les plus belles sont peut-être celles de Désiré et elles sont presque toujours dues à Paquin. Elles paraissent parfois un peu ridicules comme celle qu’elle porte dans la salle à manger du paquebot Normandie dans Les Perles de la couronne où, sur chaque manche, est fixée une sorte de cible sur lesquelles on aimerait tirer ou celle de Désiré qu’elle porte au repas et dont lemanches sont tellement énormes et contournées que ses « ailes de géant » l’empêchent quasiment de marcher. Mais, dans l’ensemble, elle voit juste et sobre. C’est un plaisir supplémentaire qu’offrent les films de Guitry qui mettent en scène ses chefs-d’œuvre de la haute couture. Tel est le personnage construit de toutes pièces par Sacha Guitry et parfois par les journalistes : une femme dont l’apparence est assez fabriquée, mais qui le sera beaucoup moins avec Marcel L’Herbier ou Musso. Notre description minutieuse n’est donc pas un blason sexiste coupable de faire de l’actrice uniquement un objet élégant. Il s’agit plutôt de définir les traits du personnage que Guitry lui « sculpta », comme il sculpte la statue « en glaise » de Geneviève de Séréville dans Donne moi tes yeux La mère de Jacqueline Delubac lui avait imposé de porter des vêtements de petite fille qu’elle détestait Sacha lui demanda d’adopter la panoplie de l’élégante selon ses goûts. Dans les deux cas, elle finit par se révolter contre le port de ces deux uniformes.
Les rôles de Jacqueline Delubac chez Guitry
Son physique juvénile et gracieux limita considérablement ses rôles. Dans ses dix films avec Guitry, de 1935 à 1938, elle joua des jeunes femmes de 28 à 31 ans, presque toujours riches et entretenues par un homme, mais rarement par un mari. Elle est pourtant sur le point de se marier (en courant !), à la fin du film, dans Quadrille, et, dans Bonne Chance, elle se marie aussi, mais dans les toutes dernières minutes du film également. Elle est tout de même épousée par le joueur invétéré du Roman d’un tricheur, « pour affaires », mais dès que lesdites affaires ne marchent plus, ils divorcent. Elle n’est vraiment mariée avec Sacha Guitry que dans Les Perles de la couronne, sous le nom un peu ridicule de Madame Martin, et Lorcey parle, à leur sujet, de « petite comédie matrimoniale qui pourrait bien toucher au drame161 ». En effet, Madame Martin (Françoise jouée par Jacqueline Delubac) est sur le point de tromper son mari jaloux (Jean joué par Guitry) pour obtenir de Raimu l’ultime perle de la couronne. Elle est enfin une femme trompée, mariée à Raimu l’infidèle dans Faisons un rêve ce qui fait, au total, cinq mariages pour dix films. Mais un seul (celui des Perles de la couronne) paraît relativement solide, les autres ne sont que des esquisses (Quadrille ou Bonne chance) ou des échecs (Le Roman d’un tricheur et Faisons un rêve). Quels types de profession lui confie- t-on ? Dans Le Mot de Cambronne, elle est bonne à tout faire (vraiment tout). Elle joue une étudiante un peu fauchée dans Le Nouveau Testament , une blanchisseuse vite transformée en héritière dans Bonne chance, une femme entretenue dans Désiré et Mon père avait raison , une enquêtrice qui fait ce travail parce que son mari en a besoin dans Les Perles, une joueuse dans 161 Jacques LORCEY, Les films de S. Guitry, Séguier, 2007, p. 101. 203 Le Roman, une improbable tireuse de cartes dans Remontons les Champs Elysées et, enfin, une journaliste indépendante dans Quadrille, ce qui surprend beaucoup de la part d’un Guitry machiste mais, à la fin du film, elle est tout à fait prête à troquer sa liberté contre les pièges du mariage.
Les jeunes filles
Dans Bonne chance, Jacqueline Delubac est une jeune fille audacieuse (Marie Muscat) qui renonce à un mariage concocté par sa mère pour aller voyager avec un homme qu’elle connaît à peine mais avec lequel elle a des biens communs (l’argent gagné grâce à un billet de loterie !). Elle finira par l’épouser à la fin du film. Sa condition de jeune fille prolétaire et indépendante est donc très éphémère. Dans Mon père avait raison, l’année d’après, Jacqueline Delubac joue un rôle de jeune fille moderne intéressant : Loulou (Jacqueline Delubac) est amoureuse de Maurice (Paul Bernard), fils de Charles Bellanger (Guitry) auquel elle explique qu’elle est malheureuse car Maurice la laisse souvent seule, pour « aller s’occuper de son père », dit-il,. Pour qu’il ne soit plus seul, elle propose effrontément à Charles les « services » d’une de ses amies qui cherche un monsieur sérieux. Charles est séduit par la loyauté et l’amour de la jeune fille pour son fils et comprend qu’il est responsable des préjugés de Maurice concernant le mariage et du chagrin de la jeune Loulou. Il offre au couple un voyage à Venise qui consolidera leur amour. Maurice revient de Venise avec elle et lui demande de ne jamais lui mentir mais elle ne lui avait pas avoué sa complicité avec Charles. Le père révèle la supercherie et Maurice, horrifié par cette trahison, renonce à l’épouser. Mais Charles défend Loulou qu’il admire et Maurice l’épousera. Dans la première partie, Jacqueline Delubac fait preuve d’une autorité, d’une finesse et d’un charme étonnants et c’est elle qui dirige la scène d’entretien avec Charles (Guitry). Sa forte personnalité fait de Loulou un personnage intéressant, sans doute peu moral, mais courageux. C’est une jeune fille moderne sans préjugés qui connaît la vie et qui a le courage de défendre son amour. Le dialogue est très vif, le rythme soutenu et tout est fait pour mettre en valeur, par de nombreux gros plans, la vivacité, la franchise et la gaîté de la jeune fille et de l’actrice. Le visage de Sacha s’éclaire d’ailleurs de plus en plus au fur et à mesure qu’elle parle et c’est elle, en fin de compte, qui joue le rôle de « l’illusionniste », face à un Guitry séduit par sa plaidoirie. Le spectateur s’identifie à Sacha, éberlué et admiratif, qui joue le triple 204 rôle du mari, du metteur en scène et du partenaire amoureux et paraît sincèrement admirer sa femme. Au second acte, en revanche, elle est un peu plus étiolée car ce sont les hommes qui parlent désormais. Elle reste sur la défensive, n’est plus que l’ombre d’elle-même et ne parvient pas à se défendre. C’est Charles le patriarche qui s’en chargera, à sa place. Les hommes ont repris le pouvoir. De Jacqueline Delubac, Loulou a l’audace et l’intelligence. Comme elle aussi, elle est parfois accablée par l’autoritarisme de Guitry et renonce à se défendre …jusqu’au jour où elle brisera ses chaînes. Comme elle le dit en parlant de sa rencontre avec Guitry : « J’étais encore très malléable et c’est avec joie que je me soumettais à son autorité. Mais un jour vint où je compris que cette autorité commençait à me peser162 » Dans Le Nouveau Testament, Juliette (Jacqueline Delubac) est une jeune fille moderne qui travaille pour payer ses études. Elle est une secrétaire professionnelle et accepte sans rechigner de rester tard au bureau et d’effectuer un travail supplémentaire. Elle est franche, directe, appliquée mais elle sait aussi se protéger de la grossièreté et de la femme de son patron. Elle devient alors insolente avec brio. Comme la journaliste de Quadrille, elle donne une impression d’indépendance, d’humour et de sérénité. Etant donné sa condition modeste, elle n’est pas habillée avec extravagance par les grands couturiers. Il est évident que ce personnage ressemble beaucoup à l’actrice. Comme le dit Fernande Choisel : « Elle avait la tête bien sur les épaules. Issue de la grande bourgeoisie lyonnaise, elle en avait hérité le solide bon sens bien connu. Elle n’avait pas besoin de multiples consultations avant de prendre une décision Elle la prenait au moment voulu et toujours avec raison163 . »