UN LIEN SOCIAL IMMANENT

UN LIEN SOCIAL IMMANENT

De l’individuel au collectif « Symbole d’horizontalité et de fluidité, le réseau apparaît comme une cathédrale renversée : il désigne non plus le céleste et l’éternité, mais le futur et le mouvement » (Musso, 2004). En reliant l’individu au collectif, les Technologies Numériques de l’Information et de la Communication43 font office de catalyseur social. L’éducation – et la formation à distance en particulier – sont les secteurs emblématiques de ce phénomène. L’Amérique du Nord, en raison de géographie et démographie intrinsèques, a toujours fait figure de pionnier en matière de elearning à l’échelle du G2044. Pour suivre une formation dans cette région du globe, la FOAD45 a toujours constitué la seule alternative. En Europe, la formation à distance s’est finalement démocratisée avec une industrialisation de la formation accrue. Considérée aujourd’hui comme une véritable opportunité dans le cadre d’une formation professionnelle, la formation à distance permet de découvrir de nouvelles méthodologies de travail, d’acquérir une culture de l’Internet et de tisser des liens avec autrui sur les réseaux socionumériques46. C’est le « connectivisme47 » tel qu’il a été développé en 2005 par George Siemens et Stephen Downes. À partir de l’analyse des limites des principales théories de l’apprentissage (béhaviorisme, cognitivisme, constructivisme), de l’étude des potentialités des réseaux sociaux et des TNIC, les deux canadiens ont élaboré « une théorie solide pour l’apprentissage à l’ère numérique » (G. Siemens, 2008). Celle-ci s’illustre aujourd’hui à travers les Massive Open Online Courses48 dont le principe est de mettre en interaction un grand nombre d’apprenants (jusqu’à plusieurs milliers) autour d’une thématique commune, la médiation étant régulée par un ou plusieurs référents pédagogiques. Pendant les séquences synchrones, les interactions naissent entre apprenants et avec les intervenants puis se prolongent en mode asynchrone pour ceux qui en éprouvent le besoin. Dans ce concept, le contenu pédagogique n’est plus essentiel. Les ressources didactiques sont aujourd’hui omniprésentes sur l’Internet à qui sait tirer parti des fonctionnalités de recherche sémantique et de curation de contenu. Le connectivisme produit en revanche de riches interactions sociales, issues notamment de la pluri-culturalité du web et propose bien des scenarii à visée pédagogique en contexte de formation à la fois massif et distant. Aussi reviendrons-nous plus longuement sur la problématique de l’industrialisation de la formation qui est déterminante dans cette recherche (cf §. 3.6. Industrialisation de la formation). 

Le réseau : un concept ancestral 

« Une étude historique des réseaux, de leur genèse et de leur évolution est un bon garde-fou contre tout déterminisme » (Lemercier, 2005). La sociologie des usages invite à clarifier a priori le contexte dans lequel les sciences sociales envisagent l’impact de la technique sur la société (Jauréguiberry & Proulx, op. cit., p.10). Deux épistémologies antagonistes s’opposent fréquemment : un déterminisme technique, pour lequel l’innovation technique favorise l’évolution sociale, et la posture opposée, celle du déterminisme social, pour laquelle les inégalités sociales (hiérarchie et fracture sociale notamment) se renforcent avec un développement technologique accru. Aussi Jauréguiberry & Proulx recommandent-ils l’étude d’usage comme alternative posturale à ce double déterminisme. Les paragraphes qui suivent ont pour objectif de dissiper toute thèse déterministe selon laquelle les technologies numériques seraient à l’origine de phénomènes ayant donné lieu à la réseautique sociale. Il s’agit en réalité d’une notion ancestrale qui a traversé les siècles et les frontières pour bâtir les fondations de ce qu’est le web social aujourd’hui. « L’Internet n’est pas qu’une technologie, c’est une idéologie de la connectivité » (Quéau, 2000). 

Les réseaux pré-numériques

 Les réseaux socionumériques sont trop souvent assimilés à un phénomène récent ; pour Castells, le réseau n’est pas une organisation nouvelle, mais au contraire ancestrale (Castells, 2002). Les réseaux sociaux en ligne ne doivent pas masquer l’ancienneté de pratiques et de formes de sociabilité dont il serait naïf de croire qu’elles ont été engendrées par Internet. En réalité, l’affaiblissement des liens, la transformation de la notion de groupe, l’horizontalisation et l’informalisation des relations ont précédé Internet, et l’ont peut-être même suscité, plutôt qu’elles n’en sont les conséquences (Mercklé, 2011a) En Sciences Humaines et Sociales49, la notion de réseau est généralement convoquée pour ses caractéristiques sociales ; c’est un objet d’étude qui intègre un ensemble de relations interhumaines (Barnes & Grange, 2014, p. 209‑237), les infrastructures, les lieux, les flux, la médiatisation, sans omettre la mobilité des usagers. L’organisation « en réseau » multiplie les interdépendances en stigmatisant les sociétés contemporaines (Bakis, 1993). A en juger les travaux d’analyse des réseaux sociaux (Wasserman et Faust, 1994 ; Lazega, 1995 ; Degenne et Forsé, 2004 ; Mercklé, 2011 ; Scott, 2012), leur origine est celle de l’humanité elle-même : dès lors qu’il y a interaction entre individus et entités sociales, il y a des réseaux sociaux. L’historiographie pose que des réseaux existaient déjà en France au XIXème siècle (Gribaudi & Blum, 1990), en Italie au XVème (Padgett & Ansell, 1993), dans la Rome antique (Alexander & Danowski, 1990) ou le Néolithique méditerranéen (Brysbaert, 2011). Outre l’historienne Claire Lemercier, d’autres sociologues, anthropologues et politologues ont étudié les liens qui, de tout temps, ont existé entre individus. Différentes approches sont convoquées suivant qu’il s’agisse des élites florentines de la Renaissance, des réseaux égocentrés par le biais d’analyses de relations épistolaires, des réseaux familiaux liés à l’épiscopat, des réseaux scientifiques, économiques ou politiques.

Les académies italiennes 

La terminologie d’académie est utilisée à partir du XVème siècle pour désigner un groupe de personnes animées de considérations intellectuelles se réunissant régulièrement pour discuter des sujets tels que la culture, les courants philosophiques, la recherche et les sciences. La particularité de ces académies était de donner lieu à des publications issues de ces échanges périodiques à l’instar de l’académie vénitienne, l’académie de Rome, Sienne, Bologne ou Padoue. Ces Académies endossent la fonction de promotion de la recherche dans différents secteurs tels que la littérature, les sciences naturelles, l’astronomie, l’histoire et la géographie (explorations), et les arts (musique, théâtre, arts figuratifs). La diffusion du savoir issu de ces communautés rayonnait à travers toute l’Italie et même en Europe moderne sous forme manuscrite ou imprimée « La façon dont une société fait corps, s’unit, en même temps qu’elle hérite d’une expérience du passé, ce que l’on appelle souvent la connaissance, mais aussi, et plus largement, les savoirs » (Stiegler, 2006, p.22). 

Les salons mondains parisiens

 En France, la première forme de réseau identifié remonte à 1779 ; il s’agit de salons aristocrates informels ne tenant ni procès-verbal ou liste de membres. L’un d’entre eux consignait toutefois dans un journal quotidien le nom des cent deux personnes qui rejoignaient trois fois par semaine le cercle d’aristocrates de cour, membres de l’administration royale, un médecin, des évêques, trois hommes de lettres, un savant… Loin d’être un salon littéraire, il s’agissait d’un lieu de sociabilité aristocratique dont l’objectif n’est pas de façonner des réseaux intellectuels, mais bien d’intégrer les hommes de lettres aux réseaux de la mondanité parisienne50, voire européenne. Ainsi, le XVIIème siècle sera une véritable « fête épistémologique » du réseau que l’on convoque pour trouver une explication à tout phénomène naturel ; l’Encyclopédie et Les Lumières trouvent des formes réticulées dans tous les corps qu’ils soient solides et cristallins, organisés et vivants. « Le monde est fait d’un nombre incalculable de réseaux qui unissent les choses et les êtres aux autres » (Durkheim, 1955).

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