Un espace de sociabilité
L’importance du journal littéraire réside dans sa capacité à réunir une communauté de lecteurs soudée par des pratiques culturelles communes dans un espace de communication. Les éléments constitutifs du journal, à savoir sa régularité de publication, la diversité des sujets abordés et de ses formes textuelles, comme la possible intervention des lecteurs, sont à l’origine de cet espace. En cela, le périodique littéraire apparaît comme un nouveau lieu de sociabilité entretenant des liens étroits avec d’autres espaces mais doté de caractéristiques spécifiques. En tant qu’élément structurant de la société lettrée du XVIIIe siècle, le journal littéraire invente une nouvelle forme de communication. S’adressant à une communauté bien plus large que celle constituée par d’autres lieux de sociabilité, comme par exemple les académies, les salons ou les clubs, il permet les échanges entre un nombre et une diversité inédits de lecteurs, il favorise le dialogue entre eux et de ce fait s’intègre dans le processus de création d’un espace public.
Des modèles rivaux : les lieux de sociabilité
Antoine Lilti, dans son excellent ouvrage, Le monde des salons, définit la « sociabilité » comme l’étude des pratiques des salons et/ou de convivialité des élites701 . La notion de sociabilité apparaît au XVIIIe siècle et se développe notamment en réaction aux théories de Hobbes. Comme nous le savons, maints philosophes de la période tels David Hume ou Adam Smith promeuvent l’idée, contestée par Rousseau, selon laquelle l’homme serait un animal social, plus sociable que les autres animaux et qui bénéficierait du commerce avec ses semblables. Contrairement à la notion de civilisation, qui repose sur la distinction entre barbares et civilisés, la sociabilité oppose l’humanité à l’animalité. Elle consiste en la réunion de pratiques de civilité, – donc de pratiques sociales fondées sur le dialogue et l’échange – , et de pratiques culturelles. Elle suppose l’existence d’un espace dans lequel pourraient se retrouver les membres d’une société pour échanger et dialoguer sur différents sujets. Or, le périodique littéraire se présente comme un lieu de culture et de divertissement apte à rassembler des lecteurs de milieux et d’expériences très différents. Dans ce cadre, l’acte de lecture, individuel, apparaît fondamental dans la constitution d’un espace social puisqu’il permet l’expression personnelle de chaque membre de la communauté et la rencontre entre chacun d’entre eux. Déjà à partir de la fin du XVIIe siècle on assiste à une multiplication des lieux dits « de sociabilité » qui sont également des lieux de transmission d’une culture. L’appropriation d’un savoir ne se fait plus seulement de façon solitaire par les livres ou dans le cadre d’un enseignement mais par le biais de la conversation, ou plus largement de l’échange verbal. Ces espaces d’échange facilitent la communication entre des groupes sociaux de plus en plus larges. L’accès au savoir tend à se démocratiser tandis que l’esprit du siècle signale une réelle volonté d’échange et de débats. Le périodique littéraire s’inspire largement de ces lieux de sociabilité et tend à les mettre en scène dans ses volumes. Il faut néanmoins relativiser ce constat enthousiaste puisque les lieux de sociabilité évoqués dans ces journaux sont ceux d’une petite partie de la population, caractérisée par son alphabétisation et son aisance financière, contrairement à la sociabilité paysanne par exemple. Rappelons les chiffres de Robert Muchembled qui comptabilise environ 29% d’hommes et 14% de femmes qui savent lire et écrire à la fin du XVIIe siècle tandis qu’un siècle plus tard, il avance les proportions suivantes : 47% d’hommes et 27% de femmes702. L’alphabétisation a beaucoup progressé mais la majeure partie de la population est encore exclue de ces lieux de sociabilité. Sans s’identifier à eux et conservant toujours une distance critique à leur égard, le périodique littéraire érige ces espaces en « modèles rivaux ». La sociabilité à l’œuvre dans le journal littéraire en reprend les grands principes. En effet, dans le courrier d’un lecteur, publié par Prévost, la sociabilité est associée à ces lieux de rencontre que sont les salons, les académies ou les clubs entre autres. Elle est définie selon un certain nombre de principes – respect de la morale, supériorité de la raison, intérêt pour le bonheur et la perfection de la société – qui ne sont pas sans rappeler les lois auxquelles les rédacteurs affirment s’être soumis dans leurs préfaces, pour la composition de leur périodique : L’ordre de la sociabilité lie les hommes les uns envers les autres, & les oblige de remplir tous les devoirs nécessaires à cette liaison. Ces devoirs sont de deux sortes : absolus ou extérieurs, & libres ou intérieurs. […] Mais l’ordre moral ou parfait de la société dépend de la pratique de ces devoirs libres. […] Ce sont ces devoirs qui forment l’ordre parfait de la société, qui donnent lieu à toutes les vertus, & qui mettent dans leur beauté les actions de la raison […]. L’amour de la société qui fait le bon caractère, & la raison épurée, sont la cause des devoirs libres. Chacun est exhorté à être sociable. Etre sociable, c’est contribuer à l’ordre moral, au bonheur & à la perfection de la société ; c’est avoir des qualités qui gagnent les cœurs, & qui méritent l’estime de tous les bons esprits703 . La sociabilité dépend d’une logique double : elle est établie par les lois et les codes qui régissent et fondent une société, mais plus précisément encore, elle suppose une attention de chacun à l’égard des autres membres de la société. La perfection de la société n’est rendue possible que par la pratique des devoirs libres, qui consistent à vouer un intérêt réel pour les hommes et la société. Selon Prévost, la sociabilité suppose un goût particulier pour l’échange et la conversation. Elle exprime le désir de contribuer à l’amélioration de la société, notamment à travers la recherche du bonheur. La sociabilité qui consiste à créer du lien entre les hommes, place la vertu et l’échange des idées au centre de son système, ce qui explique qu’elle ne s’exerce véritablement qu’à travers le dialogue.
Modèle épistolaire
La correspondance est, depuis l’invention de l’écriture, le moyen le plus utilisé pour communiquer et échanger. La lettre répond à un besoin et à une réalité : informer et s’informer. Dès la Renaissance, les savants, hommes du monde et hommes de pouvoir communiquent sur les dernières nouvelles, échangent sur leurs lectures et leurs connaissances. Progressivement, la pratique s’intensifie par le biais de réseaux de correspondance. Certaines personnalités peuvent recevoir plusieurs dizaines de lettres par jour et multiplient les interlocuteurs, jusqu’à avoir une centaine de correspondants dans toute l’Europe. Les progrès des transports et de la poste, ainsi que la simplification des tarifs, permettent de développer largement ce moyen de communication. Alors que la lettre était au départ une forme d’écriture sans règle ni code, elle devient progressivement l’objet de nombreux ouvrages visant à en codifier l’écriture en fonction de son destinataire ou de son contenu. Bien qu’elle ne semble impliquer que deux personnes, un émetteur et un destinataire, elle prend une importance progressive en ce qu’elle peut être lue à une assemblée nombreuse. Certains épistoliers écrivent en pensant à l’impression du destinataire et à la lecture qu’il en fera lorsqu’il sera en société. La lettre devient ainsi un genre littéraire à part entière, comme l’attestent notamment les nombreux romans épistolaires caractéristiques du siècle. Après Erasme qui eut une correspondance fondée sur les échanges intellectuels, ce sont les lettres de Mme de Sévigné qui deviennent le modèle d’un genre d’écrire704 . Les articles à son sujet sont nombreux dans les périodiques littéraires, et soulignent les nombreuses rééditions de ses lettres. Mme de Sévigné a su allier la relation intime à l’échange des idées, comme en témoigne cette citation de Fréron : L’éclatante disgrâce qu’essuya sous le dernier règne M. Fouquet, Surintendant des Finances, fait presque la matière d’un petit recueil de Lettres de Madame de Sévigné qui n’avaient point encore paru […]. On y voit toute l’inquiétude de Madame de Sévigné au sujet du jugement qu’on devait bientôt prononcer contre son illustre ami. Les grâces du style se trouvent jointes à la vivacité du sentiment, de sorte que ces Lettres, ainsi que toutes celles de cette femme célèbre, font tout à la fois l’éloge de son esprit & de son cœur.Contrairement aux autres modes de sociabilité, la lettre reflète l’esprit et le cœur de son auteur. Elle révèle la personnalité de celui-ci, ce qui a fortement contribué à ériger les lettres de Mme de Sévigné en modèle du genre, ainsi que le rappelle Prévost : Nous jouissons beaucoup plus du mérite de Madame de Sévigné que ses contemporains ; car sans compter qu’elle ne pouvait être connue personnellement, comme il arrive toujours, que d’un nombre borné de parents & d’amis, les éloges mêmes que ses plus zélés partisans faisaient de son esprit & de son caractère n’en ont jamais pu donner une si haute idée que celle qu’on en prend aujourd’hui dans ses Lettres706 . La personnalité de Mme de Sévigné se reflète dans ses lettres. Sa vertu et son bon caractère, si connus par ses contemporains, peuvent être d’autant plus admirés par les lecteurs du XVIIIe siècle. La lettre condense les qualités de son auteur, notamment dans son aptitude à l’échange et à la conversation. La lettre associe l’intimité d’une relation à la qualité des échanges intellectuels, comme le soulignent les lettres de Mme du Châtelet et de Voltaire par exemple, lorsqu’ils discutent des théories leibniziennes tout en étant très proches. La relation épistolaire se développe ainsi dans des directions différentes : personnelle ou savante, collective (entre sociétés savantes, académies, etc.) ou individuelle. Mais toute relation épistolaire n’implique pas un espace de sociabilité. L’existence de celui-ci est soumis d’une part à l’exigence d’une habitude, d’un usage fréquent et régulier et d’autre part à la mise en place d’un discours culturel et pas seulement personnel. La relation qui se tisse entre les correspondants n’est pas forcément intime, c’est un mode de sociabilité qui se développe également avec les voyages. Les réseaux de correspondance témoignent des relations entre les savants et intellectuels d’autres lieux, dans toute l’Europe. Au départ, ces pratiques étaient surtout le fait des jeunes nobles ou des savants mais progressivement la pratique se développe et les fils de bourgeois peuvent à leur tour prétendre à ces voyages éducatifs. Il s’agit finalement d’aller à la rencontre des nouvelles idées et théories, de les discuter, voire de les promouvoir. Contrairement aux autres réseaux de sociabilité, la lettre possède un caractère « muet » qui la distingue du dialogue. Comme le périodique, et ainsi que le souligne MarieClaire Hoock-Demarle, l’échange épistolaire implique bien une idée de distance et de conversation décalée dont sont bien conscients les épistoliers : En s’adressant à un absent, tout échange épistolaire s’inscrit dans un espace réel, géographiquement repérable que ni le dialogue, présence de l’autre « entre quatre yeux », ni le monologue du journal intime ne peuvent prendre en compte. La lettre quitte physiquement le lieu qui la voit naitre pour parcourir son itinéraire propre707 . Parce que le mode de communication est écrit, l’échange est fondé sur une distance d’émission et de réception, distance amplifiée par une différence géographique. Cette spécificité est prise en compte par les épistoliers dans leurs courriers puisqu’ils imaginent ou anticipent la réception de la lettre. La lettre contient en elle-même différentes temporalités : le temps commun, le temps auquel pense l’émetteur lorsqu’il imagine le jour auquel le destinataire recevra la lettre, le temps du destinataire qui se souvient que la lettre a été rédigée plusieurs jours auparavant, etc. La prise en compte de ces différences témoigne du fait que la correspondance est vécue comme une activité sociale, un dialogue sur le mode de l’écrit.