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Controverses historiques et informations parcellaires
Dans son livre La Llamada de España: Escritores Extranjeros en la Guerra Civil, Niall Binns18 désigne la guerre d’Espagne comme « una guerra ni civil ni española ». En effet, cette guerre d’une violence sans précédent mit à nu les graves divisions politiques de l’Europe, dans un temps de crise économique profonde et d’essor des nationalismes.
Une des particularités de l’Irlande des années 1930 fut que la presse irlandaise et la majorité de la population eurent très rapidement plus de sympathies pour le camp nationaliste, qui était représenté et perçu comme venant à la défense de la religion catholique. Ce sentiment s’enracinait notamment dans plusieurs siècles de relations entre les hiérarchies irlandaise et espagnole de l’Église, qui dataient du temps où la formation des prêtres irlandais devait s’effectuer hors de l’île. Ainsi le père Alexander McCabe, recteur du Collège Irlandais de Salamanque est non seulement un témoin historique privilégié dont nous examinerons les actions et les écrits, mais aussi un des derniers représentants d’une longue tradition irlandaise d’éducation universitaire en théologie dans les pays catholiques du continent. Par ailleurs, l’article de Mervyn O’Driscoll et Dermot Keogh dans les Cuadernos de Historia Militar de 201319 sur l’histoire des relations militaires entre l’Irlande et l’Espagne souligne que l’arrivée des contingents de Frank Ryan et Eoin O’Duffy en Espagne était exceptionnelle dans l’histoire des relations militaires entre les deux pays. Les précédents Irlandais engagés militairement dans la péninsule ibérique étaient les « Wild Geese » et leurs descendants, issus des exils successifs de 1609 et de 1691 ; l’indépendance irlandaise ne donna pas lieu, au XX° siècle, à des relations bilatérales développées dans le domaine.
De leur côté, les auteurs irlandais engagés dans le camp républicain mettaient parfois l’accent sur les parallèles entre l’Irlande et les mouvements indépendantistes basque et catalan.
Peadar O’Donnell, par exemple, rend compte de l’intérêt manifesté à Barcelone pour la guerre d’indépendance en Irlande à partir de 1916, et d’autres figures de la direction de l’IRA s’étaient rendus au pays Basque au début des années 1930 :
To arouse his Irish readers’ sympathy for the largely pro-Republican Catalans, he points out that the Catalans took a keen interest in the Irish struggle for independence and were ready to violently defend their right to publicly demonstrate their solidarity with the Irish freedom fighters (…) The death of Terence MacSwiney, Lord Mayor of Cork during the Irish war of independence, after his long hunger strike in Brixton Prison, England, provoked an uproar in Barcelona such as even Dublin itself did not surpass. 20
Même lorsque Frank Ryan se retrouva emprisonné dans le camp de concentration nationaliste de San Pedro de Cardeña en 1938, il continua à affirmer sa solidarité avec les mouvements séparatistes espagnols, « declaring himself to be a separatist republican just like the Basques and the Catalans »21.
Un engagement justifié par un héritage historique lointain
Le contingent de 700 volontaires irlandais sous le général O’Duffy fut rattaché à la Légion Étrangère de l’armée espagnole sous le nom de XV Bandera del Tercio, et fit l’objet d’un soutien sans faille des descendants des grandes familles des « Wild Geese » résidant en Espagne, et particulièrement de la part de la Duchesse Blanca O’Donnell de Tetuán22. À travers ces appuis politiques se construisit une entreprise de justification historique de l’engagement irlandais dans le camp Nationaliste, à laquelle participa le journaliste nord-irlandais Francis McCullagh, témoin direct de la construction de l’Espagne franquiste, notamment dans la région de Salamanque, en 1936 et 1937. Dans son ouvrage In Franco’s Spain23, contemporain des événements, il va jusqu’à décrire l’arrivée de la XV Bandera comme « the return to Spain of the Milesians », évoquant ce peuple mythique, voire apocryphe, qui serait arrivé en Irlande depuis l’Espagne à une époque incertaine. Il rapporte également que l’aumônier de la XV Bandera, le père Mulrean, donnait des sermons dans la même veine :
He was urged to preach a mission-style sermon ‘exhorting all the drunkards to take the pledge’. Instead, he preached on a text from St. Paul, ‘I have fought the good fight, I have finished the race, I have kept the Faith.’ He set the presence of the brigade in an historical context suggesting that in the 20th century the spirit of Sarsfield, of the O’Neills and O’Donnells, and of the Wild Geese was as alive as ever in their blood and in their hearts.24
De manière plus générale, Fearghal McGarry souligne que le procédé était très répandu dans les titres de presse irlandais soutenant les franquistes. Dans un article de 2002, « Irish Newspapers and the Spanish Civil War », il commente la tendance de l’Irish Independent à écrire de longs articles sur les Wild Geese, le Collège Irlandais de théologie à Salamanque25 et la longue histoire des relations entre les deux pays catholiques, et à mettre en exergue la foi comme élément central de motivation de la brigade d’Eoin O’Duffy dans leur engagement en Espagne.
Ce procédé reflète les conséquences du mouvement culturel du « Celtic Revival » de la fin du XIX° siècle sur l’île, car de nombreux écrits et témoignages de sympathisants Républicains y font référence. Peadar O’Donnell ne s’étend pas sur le sujet, professant son manque de connaissances détaillées au-delà de son propre ancêtre illustre :
And so in my dreamy haze, to Spain: what all did I know about Spain, except that Red Hugh O’Donnell went there after the defeat of Gaelic Ireland at the Battle of Kinsale and that his grave is now unknown.26
Inversement d’autres prennent le temps de s’en indigner, tels Joe Monks : « Paddy [O’Daire] was upset because O’Duffy’s Fascists in Spain were calling themselves the « Wild Geese » »27.
Le même O’Daire continue de s’opposer avec véhémence à cet usage quarante ans plus tard, dans le documentaire de RTE de 1976, Even the Olives Were Bleeding, réalisé par Cathal O’Shannon. (…) One thing I strongly object to is that they used the title of the « Irish Brigade » and the « Wild Geese ». Because the Irish Brigade and the Wild Geese, in the first place they weren’t mercenaries, they had causes which they fought for and an enemy which they hated and that’s why they fought, and when they got there to fight, they fought. They fought and they died. On far foreign fields from Dunkirk to Belgrade like the warriors and chiefs of the Irish Brigades. And I think that if Ireland is looking for our warriors and chiefs who died on the foreign fields of Spain, you can look to people like Peter Daly, Kit Conway, Jack Nalty and Paddy Sullivan. Those were the chiefs, and not O’Duffy’s Blueshirts. They’re buried in graves all over Spain. The title belongs to the Republican side.
Au-delà de telles controverses sur la reprise de noms à connotations historiques et donc politiques, les rapports étroits entre le clergé irlandais, espagnol et romain se matérialisent en ce qui nous concerne dans la correspondance entre les archevêques des deux pays28, mais surtout à travers l’apport historique précieux d’Alexander McCabe, recteur du Collège Irlandais de Salamanque au moment du conflit. Dermot Keogh, l’ayant rencontré personnellement avant sa mort, le décrit comme « an O’Connellist29 and a moderate » qui n’était attiré ni par le nationalisme irlandais dans la lignée de 1916, ni par le monarchisme espagnol. Déjà en fonctions depuis 1935, McCabe fut témoin des débuts de la guerre civile dans les Asturies, en zone Républicaine, où se trouvait une maison de vacances d’été utilisée par les élèves en théologie. L’article de Regina Whelan Richardson sur le sujet décrit les bonnes relations entre les étudiants du Collège Irlandais et leurs voisins.
The college had been on good terms with its Asturian neighbours, irrespective of their political hue. The mayor of Pendueles had sent copies of a pamphlet promoting socialist ideals and a forthcoming ‘fiesta patriótica’ to the Villa; the vice-rector sent 20 pesetas for the children’s excursion in return. The pamphlet is signed ‘A nuestros queridos amigos y huéspedes [illegible] los Nobles Irlandeses en prueba de nuestra mayor afecto y estimación. El Alcalde, Fernando García’. McCabe later wrote on the cover ‘Author executed by military authorization 1937’. The suffering of local people made a deep impression on him.30
Ainsi, les contacts directs et prolongés de McCabe avec des représentants des deux camps de la guerre en font un des témoins irlandais les plus informés de la progression des événements en Espagne. En tant que représentant du clergé étranger, il ne lui était pas particulièrement difficile de se déplacer dans la zone nationaliste d’Espagne. Francis McCullagh le mentionne également comme intermédiaire privilégié et guide pour les Irlandais venus observer la situation à Salamanque et négocier les affaires de la XV Bandera irlandaise, son financement ou encore l’utilisation des souscriptions faites par la hiérarchie catholique irlandaise « for the relief of [Spain’s] suffering catholics »31. Plus encore, dans son chapitre « Nearly a Prisoner of the Reds »32, McCullagh détaille un voyage effectué sous son égide près du front madrilène en compagnie de Patrick Belton, de l’Irish Christian Front, qui tentait de prendre le contrôle des quelques £43 000 collectés. McCabe fut aussi un point de contact utilisé par l’ambassadeur d’Irlande en Espagne, Leopold Kerney, qui rapporte son entrevue du 11 mai 1937 avec la Duchesse de Tetuán33 à propos de la XV Bandera en notant qu’elle était « a guest of Fr. McCabe at the Irish College »34, alors qu’elle était venue pour résoudre les tensions entre O’Duffy et le haut commandement franquiste.
L’échec d’Eoin O’Duffy : discours catholiques, sympathies fascistes
Dans son ouvrage incontournable Irish Politics and the Spanish Civil War, Fearghal McGarry souligne l’incertitude initiale en Irlande quant aux motivations des insurgés de la guerre d’Espagne pendant l’été de 1936.
After some weeks of confusion – reflected by news reports which described the Republicans and Nationalists as loyalists and fascists one week but ‘reds’ and ‘patriots’ the next – a pro-Nationalist consensus, inspired largely by disturbing accounts of anti-clerical atrocities in Spain, began to develop in the Irish Free State and among Catholics in Northern Ireland.35
McGarry fait allusion au caractère confessionnel de cette convergence de l’opinion publique autour d’un consensus de sympathie pour le soulèvement Nationaliste, orientée par des campagnes de presse de l’Irish Independent. La ligne éditoriale du journal de William Lombard Murphy se caractérisait, selon McGarry, par son catholicisme triomphaliste, son anticommunisme virulent et son soutien sans faille aux partis en faveur du Traité Anglo-Irlandais36 qui avaient fusionné pour devenir Fine Gael en 1933. Murphy était un descendant du patron des tramways dublinois du même nom, tristement célèbre pour son rôle dans l’écrasement des grèves du « Dublin Lockout » de 1913, ce qui devait le motiver personnellement à s’opposer au gouvernement Républicain espagnol, dont les réformes sociale et agraire étaient aux antipodes de son orientation politique.
« Most notably, a stream of atrocity stories outlining actual and invented accounts of horrific violence against the Spanish clergy was printed on an almost daily basis throughout the opening months of the conflict. These reports had an enormous impact on the Catholic population of the Irish Free State and contributed greatly to the widespread enthusiasm for the pro-Franco Irish Brigade and Irish Christian Front37. »
La principale stratégie fut de dépeindre le gouvernement de la République espagnole comme responsable de nombreux actes d’anticléricalisme, et ainsi à le rendre illégitime aux yeux des lecteurs38 : « The outbreak of the war was blamed on the Spanish government’s failure to prevent anticlerical violence in the months leading up to Franco’s coup (…) »39.
Dans ce contexte, le plus important facteur de motivation cité par les volontaires recrutés par Eoin O’Duffy fut logiquement celle d’aller « défendre la religion catholique » face à un gouvernement perçu comme illégitime, voire sanguinaire. L’ouvrage de Judith Keene, Fighting for Franco : International Volunteers in Nationalist Spain during the Spanish Civil War, comporte un chapitre entier sur les Irlandais, qui représentaient le contingent le plus important de volontaires : contrairement aux combattants portugais, allemands et italiens ils n’avaient pas été envoyés par le gouvernement de leur pays. Cependant, au-delà des discours à consonance religieuse, de nombreuses sources soulignent l’investissement de O’Duffy dans les structures du fascisme européen, suite à son départ des instances dirigeantes de Fine Gael en 1934, et sa participation au Congrès international fasciste de Montreux de la même année. McGarry y ajoute sa rencontre avec Mussolini en 1935 :
The following month [i.e, January 1935,] O’Duffy met Mussolini in Rome and attended a meeting, organized by the right-wing Catholic Italia e fede, where he was appointed to the Centre for Corporative Studies in Rome. Throughout 1935 O’Duffy made several similar trips to Europe strengthening his ties with international fascism40.
Ces voyages introduisirent O’Duffy dans les cercles fascistes européens, notamment italiens et espagnols, et son admiration pour Mussolini se refléta dans le nom du National Corporate Party qu’il avait fondé en 1934. Les « Blueshirts » et « Greenshirts » qu’il organisa successivement se voyaient attribuer des noms qui faisaient écho au nom des Chemises Noires du Parti National Fasciste italien. Son arrivée en Espagne fut ainsi un résultat logique de contacts récemment établis, de l’aide et de l’approbation de la hiérarchie de l’Église catholique en Irlande : In Crusade in Spain, O’Duffy claims he undertook to organize the volunteers for Franco after a member of the Carlist command approached him on the suggestion of the Cardinal Primate of Ireland. His original contacts were made through Juan de la Cierva from the London group of the Friends of Nationalist Spain41.
Table des matières
Introduction
1. UN ENGAGEMENT EN ESPAGNE MARQUÉ DU SCEAU DU CATHOLICISME ?
Controverses historiques et informations parcellaires
Un engagement justifié par un héritage historique lointain
L’échec d’Eoin O’Duffy : discours catholiques, sympathies fascistes
Catholicisme social contre socialisme catholique
Les réticences du Parti travailliste irlandais à soutenir la cause républicaine
Le père Michael O’Flanagan et le catholicisme des Irlandais républicains
Le catholicisme basque, un élément propagande mais aussi signe de la complexité du conflit
Les brigadistes irlandais face au sujet épineux des églises brûlées
L’ambivalence plus nette de l’Irish Times et de la communauté protestante
2. CORRESPONDANCES ENTRE L’ENGAGEMENT POLITIQUE EN IRLANDE ET L’ENGAGEMENT EN ESPAGNE
La presse irlandaise: des voix isolées contre un courant majoritaire
The Irish Independent : une voix stridente pro-Franco et « manichéenne »
The Irish Press: organe et reflet de la politique gouvernementale ?
Ireland Today
Le journalisme local
Témoins directs irlandais
Francis McCullagh : un reporter nord-irlandais pro-Franco mais critique
Peadar O’Donnell : un témoin républicain irlandais (Republican Congress) devenu proche des anarchistes
Frank Ryan : un journaliste, chef de la « colonne Connolly » et auteur du « Book of the XV Brigade »
Un engagement plus intellectuel et politique que religieux pour les pro-Républicains
L’engagement intellectuel: une guerre de poètes?
Le débat historiographique politisé sur le nombre de participants
En 1936, un parfum de 1921: quel lien entre les camps opposés de la guerre civile
irlandaise et de la guerre civile en Espagne ?
Identité nationale et identité de classe au temps des « fronts populaires »
Jarama, le baptême de feu de toute la XV Brigade Internationale
L’aide médicale à la République, une coordination plus pan-britannique qu’irlandaise
3. HÉRITAGE DIPLOMATIQUE ET MÉMORIEL DE L’ENGAGEMENT IRLANDAIS
La mise en place d’une diplomatie irlandaise en Espagne
Leopold Kerney en Espagne, un désintérêt rapide pour la République ?
La politique de neutralité du gouvernement discutée
L’effort diplomatique pour sauver Frank Ryan
Un travail de mémoire historique dans l’obscurité
Bob Doyle et le travail de mémoire
Traces dans la chanson à texte et l’imaginaire populaire
Un relatif oubli de la « Bandera » pro-Franco ?
Conclusions
Bibliographie
Sources primaires
Sources en Archives
Livres
Sources secondaires
Livres
Articles
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