Un avocat nommé lieutenant-général

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La création d’un grand camp éloigné du théâtre de la guerre : neutralisation et affaiblissement de l’ennemi

L’emplacement stratégique du camp

La situation géographique du camp

Dès août 1914, plusieurs places font l’objet d’études pour évaluer leur potentiel d’accueil. La presqu’île de l’Île Longue apparaît comme un lieu rassemblant les critères attendus par les autorités grâce à sa situation géographique et à sa capacité d’accueil de près de 5.000 prisonniers.
Jean-Claude Farcy a dénombré près de 58 camps de concentration en France en 1918, dont la moitié se situe sur le littoral atlantique9. L’historien propose une typologie de ces camps en fonction du profil des internés qui y sont détenus. Il distingue ainsi les camps de famille, les camps de mobilisables, les camps de suspects, les camps de triage, les dépôts surveillés et les dépôts libres10 . En août 1914, le préfet du Finistère précise que son département a la capacité d’accueillir « des individus suspects ou des prisonniers de guerre »11. Le camp de l’Île Longue peut ainsi être considéré à la fois comme un camp de mobilisables, du fait de la présence de prisonniers de guerre et de potentiels mobilisables dont l’intention était de répondre à l’ordre de mobilisation, mais également comme un camp de suspects avec la présence de civils suspectés de sentiments germanophiles. La dangerosité supposée de ces individus encourage les autorités à les éloigner, à la fois de la population locale, mais également du front.
Dès lors, la presqu’île de l’Île Longue, rattachée à la ville de Crozon, ainsi que l’ensemble des places situées sur le littoral atlantique suscite l’intérêt des autorités. Durant l’année 1914, plusieurs places sont ainsi choisies pour progressivement devenir des camps. Dès août 1914, le préfet du Finistère présente la presqu’île comme le lieu réunissant tous les critères pour accueillir les prisonniers. Il rappelle qu’il s’agit « d’une presqu’île isolée au milieu de la rade [de Brest] » qui rassemble « des conditions de sécurité parfaites ». Il y propose la création de deux camps. D’une part, l’utilisation du fort, qui pourrait être transformé en un camp capable de recevoir près de 430 prisonniers. D’autre part, des baraquements pouvant accueillir près de 5.000 hommes peuvent être construits à proximité12. Cet emplacement réunit également les conditions préconisées par le ministère de la Guerre. Elles concernent principalement les facilités de communication et de ravitaillement avec le reste du territoire, l’évacuation d’éventuels malades vers Brest, la présence de travail pour occuper les prisonniers et la possibilité d’établir de bonnes conditions de détention13. Avec la possibilité d’interner « 4 à 5.000 hommes », le camp de l’Île Longue constitue l’un des principaux atouts de la politique d’internement de la France. Il représente l’un des plus grands camps du territoire, tandis que les autres camps du Finistère ne logent, comme pour les autres français, qu’entre 100 et 1000 prisonniers14. Le terrain du camp présente également de nombreux avantages qui permettent d’installer des structures essentielles aux bonnes conditions des internés.

La construction de structures propices à de bonnes conditions de détention

Les plans réalisés par le génie militaire, alors propriétaire des lieux, montrent l’étendue des possibilités offertes par la taille du terrain qui mesure près de sept hectares15. Il se situe à une centaine de mètres du fort et est entouré de champs cultivés. Le camp est ainsi éloigné de la population locale et n’est accessible que par un unique chemin. La mise à distance des prisonniers constitue une préoccupation première des autorités. En décembre 1914, le ministre de la Guerre rappelle que les camps doivent suffisamment se tenir éloignés de la frontière16. Cette mesure permet, en effet, d’éloigner les internés des frontières et de les dissuader de s’évader pour être ensuite enrôlés dans l’armée allemande. Dans l’état descriptif des lieux, il est rappelé que le camp est « situé à la pointe nord de l’île et placé pour partie, sur les terrains militaires du Fort et de la batterie déclassés ». Il est ensuite précisé que « l’on accède à ce camp, d’une part par la mer, en utilisant un débarcadère aménagé sur une pointe rocheuse située au nord du camp et à l’ouest de l’île, à l’origine d’une rampe empierrée construite sur le flanc de la falaise et qui conduit à l’entrée du camp ; d’autre part, par la terre au moyen d’un chemin carrossable empierré » 17. En outre, cet éloignement dissuade les prisonniers de planifier un plan d’évasion, dont la réalisation s’avérerait complexe dès les premiers instants de leur fuite.
l’intérieur du camp, les conditions de sécurité sont, en effet, prises au sérieux. Trois espaces distincts divisent le camp. Le plus grand est destiné au logement des prisonniers. Près de 34 baraquements entourent les cuisines et les douches. Huit baraques Adrian, qui ont la particularité d’être démontables, servent de bibliothèque, de salles de réunion et de gymnase. Cet ensemble est clos par des fils barbelés et un chemin de ronde, qui rappellent l’importance accordée à la surveillance des internés. À l’extérieur de la clôture, un espace est d’ailleurs réservé aux troupes de garde qui disposent également de baraques, d’une cuisine, de lavabos, de douches et de latrines. La partie nord-ouest du camp est dédiée à l’activité des prisonniers. Le terrain des jeux, entourés de fils de barbelés, possède un terrain de football, une piste de course, un terrain vague, un terrain pour la gymnastique, un terrain de tennis et un endroit dédié au jeu de quilles18. Quant au fort, il dispose d’une infirmerie, d’une salle de réunion et d’une salle dédiée à la pratique religieuse. Les anciennes batteries ont été transformées en locaux disciplinaires.
Les importantes capacités spatiales et numériques du camp nécessitent également la mise en place de structures qui offrent aux autorités la possibilité d’effectuer un étroit encadrement. Leurs bureaux et le poste de police, situés au nord du camp, sont ainsi placés entre l’entrée du camp et les baraquements des prisonniers. Cette surveillance se doit d’être particulièrement effective car le camp accueille plusieurs milliers de prisonniers aux profils variés.

La présence de différents types de prisonniers

En 1914, lors de la construction du camp, le génie militaire ne prévoit que l’internement de prisonniers de guerre19. Pourtant, ils ne représentent que 40% des 6.499 internés qui on transité dans le camp entre 1914 et 1919. En effet, ce dernier détient, au fil de la guerre, deux autres types de prisonniers. D’une part, dès novembre 1914, il accueille des prisonniers qui partagent des critères communs aux prisonniers de guerre et aux internés civils, mais que nous avons choisi d’intégrer à la catégorie des internés civils. Il s’agit d’individus perçus par les autorités comme des « prisonniers de guerre civils » car ils ont été interceptés sur les bateaux en provenance des États-Unis et sont soupçonnés de vouloir répondre à l’ordre de mobilisation. D’autre part, les internés civils qui n’ont pas eu le temps de quitter le territoire avant l’annonce de la mobilisation générale intègrent aussi le camp, notamment à partir de septembre 1915 et de juillet et août 1916, date à laquelle les terrains sont remis à l’administration civile à titre de concession temporaire20.

Les prisonniers civils

La capture d’otages ennemis constitue une représailles classique dans les guerres, déjà visible depuis l’Antiquité. Pourtant, le début du XXe siècle est marqué par l’évolution de cette pratique qui témoigne de la « totalisation » de la guerre »21 . Cette nouvelle forme de représailles se caractérise par la capture massive des prisonniers, ainsi que par la durée de leur internement. L’expression « camps de concentration » apparaît à la fin du XIXe siècle lors de la guerre hispano-américaine de 1898 et lors de la seconde guerre des Boers de 1899-1902 pour qualifier la concentration et l’enfermement d’un nombre important d’individus sur un même lieu22. Désormais, les civils prennent entièrement part à la guerre et deviennent des cibles de premier choix. Mais si cette pratique est connue des belligérants, elle n’apparaît pas pour autant maîtrisée.
Dès le début de la guerre, les autorités françaises sont débordées par le nombre de prisonniers civils capturés. La question des lieux ayant la capacité d’accueillir plusieurs milliers d’internés devient centrale et constitue l’une des principales préoccupations des autorités civiles durant les premiers mois de la guerre. Le recensement de 1911 avait, en effet, évalué le nombre d’Allemands mobilisables à 34% de l’ensemble des ressortissants allemands présents sur le sol français23. À l’Île Longue, sur les 2.616 dates d’arrestation présentes sur les fiches de renseignement des prisonniers24, 84% ont lieu en 1914, dont 71% en août et septembre 1914. Le camp accueille ainsi, dès novembre 1914, près de 550 internés civils. Pour diminuer les effectifs des internés et dans le cadre de négociations entre les belligérants en octobre 191425, les populations civiles les plus fragiles sont progressivement évacuées vers la Suisse. Dès lors, une catégorisation des internés se met en place. Quatre catégories sont définies par le Ministère de l’Intérieur en septembre 1914. Les trois premières catégories, regroupant les « hommes considérés comme mobilisables de 17 à 60 ans », les « personnes notables susceptibles d’être considérées comme des otages » et les « personnes suspectes », doivent être internés. En revanche, les « femmes, enfants, vieillards ne rentrant pas dans les catégories précédentes » sont libérés26. Ce choix s’explique par la volonté des autorités d’immobiliser de potentiels mobilisables et « ennemis intérieurs » menaçant le territoire français. En octobre 1914, le ministre de la Guerre rappelle ainsi l’importance stratégique de cet internement car un « certain nombre [d’otages] allaient être convoqués sous les drapeaux allemands ». Leur libération présenterait ainsi « un grave inconvénient au point de vue de la Défense nationale »27.
Mais la quantité d’internés n’est pas l’unique facteur de la catégorisation des internés. Une classification qualitative se met progressivement en place. Elle repose sur l’origine sociale des internés. En juin 1915, le ministre de l’Intérieur souhaite connaître « les sujets allemands occupant une situation sociale relativement élevée »28. Cette hiérarchisation sociale n’est pas nouvelle, puisque dès le 13 août 1914, les préfets devaient rechercher, parmi les civils évacués, les Allemands qui correspondaient à ce signalement29. Près de 85 internés allemands internés dans les camps finistériens sont ainsi recensés dans cette catégorie30. Dans la majorité des cas, leur profession détermine leur situation sociale. 13% d’entre eux exercent des métiers à responsabilités, tels que directeur d’usine et 25% en lien avec le commerce. 44% sont étudiants ou exercent un métier qui a nécessité le suivi d’études supérieures, à l’image des ingénieurs. 5% ne sont pas choisis pour leur métier mais parce qu’ils sont rentiers. Les artistes-peintres, qui représentent 6% du groupe, et les prêtres font également partie de ce groupe, probablement parce qu’ils s’inscrivent dans des réseaux intellectuels ou qu’ils possèdent une importante influence sur les autres internés.
Le choix de retenir en captivité les catégories sociales les plus élevées n’est pas anodin. Les internés de ces catégories représentent des « otages »31 de qualité qui servent de gages en cas de représailles. À l’inverse, à travers les bonnes conditions de détention qu’ils leur sont offertes, les autorités y voient l’occasion d’améliorer le traitement des internés français de même catégorie retenus en Allemagne. Dès lors, des différences de traitement apparaissent en faveur de ces internés. Ils bénéficient principalement d’une amélioration de leurs conditions de détention. Par exemple, les plus influents peuvent être logés seuls dans des hôtels ou des résidences privées surveillées32. Si cette pratique ne semble pas avoir été appliquée dans le cas des internés retenus dans le département du Finistère, certaines décisions ont été prises en faveur d’internés appartenant à une catégorie sociale élevée. En octobre 1917, le dépôt de Lanvéoc est saturé et jugé en mauvais état. Dès lors, quinze internés sont transférés dans le camp de l’Île Longue, qui offre de meilleures conditions de détention33, dans le but de désengorger le camp de Lanvéoc. Or, la totalité de ces individus appartiennent l’une des cinq catégories professionnelles précédemment citées34. A l’Île Longue, ce type de population côtoie plusieurs autres groupes sociaux, mais également les prisonniers de guerre, dont les conditions de capture diffèrent.

Les prisonniers de guerre

La capture de soldats sur les fronts constitue un enjeu essentiel du début de la guerre, dans un contexte où les contemporains pensent que son issue se joue dans les semaines à venir. Dès lors, les principales captures de soldats ont lieu dans les premier mois de la guerre, ainsi qu’en mai et septembre 1915. Elles sont liées à la guerre de mouvement qui dure jusqu’en 1915, et dont la stratégie de déplacements rapides entraîne un nombre important de captures. Ainsi, en octobre 1914, on compte près de 2.356 officiers et 139.140 hommes de troupes capturés sur le front ouest. En février 1915, la France détient près de 50.000 Allemands contre 245.000 prisonniers français pour l’Allemagne35. Ces chiffres sont d’autant plus importants que la mobilisation des deux principaux belligérants est massive. Près de 13 millions d’Allemands sont mobilisés sur les deux fronts et 7,9 millions du côté français36. Dans le camp de l’Île Longue, les 276 dates d’arrivées des prisonniers de guerre, dont nous disposons grâce aux fiches de renseignements, correspondent aux arrestations en masse de 1914 et 1915.
L’absence de prisonniers de guerre à partir de septembre 1916 s’explique par la transformation du camp de l’Île Longue en un camp de prisonniers civils. Les locaux et le terrain, propriétés de l’autorité militaire, sont provisoirement remis à l’autorité civile jusqu’à la libération des internés1. Seuls quelques prisonniers arrivent au camp entre août 1918 et avril 1919. Pour autant, si la majorité des départs ont lieu entre août 1915 et avril 1916, une partie des prisonniers de guerre ont pu rester dans le camp, et n’ont été que majoritairement libérés en octobre 1919, au moment de la libération de l’ensemble des internés du camp. Les départs antérieurs s’expliquent, soit par un transfert de ces prisonniers dans d’autres camps, souvent réservés aux militaires, soit par un rapatriement anticipé lié à leur état de santé. Ce dernier aspect explique la hausse des départs entre août 1915 et avril 1916 qui ont lieu dans le camp de l’Île Longue. En juillet 1915 et janvier 1916, des accords bilatéraux sont respectivement signés avec l’Autriche et l’Allemagne. L’âge des rapatriables est abaissé de 60 à 55 ans et une liste d’infirmités autorisant un rapatriement est établie. Un autre accord est signé avec l’Allemagne en mars 1916. Il autorise l’internement en Suisse des malades dont l’état de santé est précaire mais insuffisant pour autoriser un rapatriement définitif dans leur pays2. Ces accords n’ont que partiellement concerné les internés civils, dont les départs sont minimes durant cette période.

Distinguer les prisonniers de guerre des internés civils

Par manque de locaux permettant leur séparation, certains camps comme celui de l’Île Longue se retrouvent dans l’obligation d’interner les prisonniers de guerre avec les internés civils. Or, le cas des prisonniers de guerre diffère de celui des internés civils. Durant toute la durée de la guerre et de leur internement, ces deux types de prisonniers bénéficient de traitements distincts.
Premièrement, le sort des internés civils n’avait pas été anticipé par les États belligérants et les organisations internationales lors de la signature des conventions de La Haye de 1899 et 1907 qui régulent les captures et les conditions d’internement. La captivité des prisonniers de guerre est alors rapidement encadrée. Dès le 15 août 1914, la Croix-Rouge crée l’Agence Internationale pour les Prisonniers de guerre (AIPG)3 . En revanche, la condition des populations civiles reste préservée par le « droit des gens » dont les principes ont été théorisés aux XVIIe et XVIIIe siècles et qui restent, à la veille de la guerre, particulièrement abstraits4. Leur condition ne commence à être contrôlée qu’au moment de la création d’une section civile au sein du Comité Internationale de la Croix-Rouge à l’automne 1914.
Deuxièmement, la gestion de ces deux types de prisonniers est partagée entre le Ministère de l’Intérieur, chargé de l’administration des internés civils, et le Ministère de la Guerre, chargé de la gestion des prisonniers de guerre. Cette distinction entre la sphère civile et la sphère militaire explique les différences de traitements qui se répercutent dans le quotidien des prisonniers de guerre et des prisonniers civils et ce, de manière flagrante, puisqu’ils se côtoient régulièrement dans le camp. Si le Fort a, par exemple, probablement majoritairement accueilli des prisonniers de guerre, sa capacité d’accueil de 450 hommes et le partage de certains locaux laissent penser que des contacts réguliers ont lieu entre ces derniers et les internés civils. En outre, l’une des différences majeures entre ces deux types de prisonniers est l’argent dont ils disposent. Les prisonniers de guerre perçoivent une solde dont le montant est proportionnel à leur grade5. Celle-ci leur permet de vivre plus aisément dans le camp, contrairement aux internés civils qui ne disposent que de petites sommes retirées de leurs comptes bancaires, placées sous l’autorité de la trésorerie du camp ou à la Banque de France. Une fois qu’elles ont perçu leur argent, ces deux catégories de prisonniers ont l’obligation de l’échanger en tickets-monnaie lorsqu’elles souhaitent effectuer un achat6.
De plus, afin de les identifier, les prisonniers de guerre ont l’obligation de porter leur uniforme7. Pour Annette Becker, le port de l’uniforme ne constitue pas pourtant une barrière avec le monde civil. Les prisonniers de guerre seraient davantage des « civils en uniforme », du fait de leur appartenance au home front et de leur proximité physique avec les internés civils8. Mais les différences entre les internés civils et les prisonniers de guerre, liées à leur parcours et à leur statut accordé par les autorités et le droit international, montrent que cette expression reste discutable9. L’ambigüité avec certains internés civils est parfois plausible. Les autorités considèrent, en effet, une partie des internés civils comme de potentiels mobilisables qui, même s’ils n’ont pas été capturés sur le front, avaient l’objectif de répondre l’appel de la mobilisation. En septembre 1915, le préfet informe le ministre de l’Intérieur que les ennemis qui viennent d’être arrêtés sont « des civils pris sur des bateaux, amenés à Brest et qui ont été incarcérés sur ordre du préfet maritime, comme prisonniers de guerre parce qu’ils rejoignaient leur pays pour répondre à l’ordre de la mobilisation »10. En octobre 1915, le ministre de la Guerre rappelle que ces prisonniers, « capturés en mer en tenue bourgeoise », sont dans l’obligation de porter une tenue militaire11. Les incertitudes autour du statut de ces prisonniers de guerre civils disparaissent à partir de juillet 1916, lorsque le Ministère de la Guerre confie leur charge au Ministère de l’Intérieur12. A son arrivée dans le camp en 1916, l’interné Helmut Felle arrache « les bandes rouges, numéros, PG et bonnets » qu’il portait au camp d’Uzès et les jette à l’eau pour désormais porter des vêtements civils13.
Ainsi, le début de la guerre est marqué par la mise en place progressive de l’internement des prisonniers civils et militaires considérés comme des ennemis mettant en péril la « Défense Nationale ». La diversité de ces profils implique une prise en charge adéquate des autorités qui se partagent leur gestion. Les militaires capturés sur le front sont à la charge du Ministère de la Guerre, tandis que les civils sont placés sous l’autorité du Ministère de l’Intérieur. Cette pratique répond à plusieurs stratégies. La hiérarchisation des catégories de prisonniers, dominée par les catégories sociales élevées, permet de donner une valeur plus ou moins grande à ces otages. Si une minorité des prisonniers disposent de moyens financiers qui améliorent leurs conditions de détention, le traitement accordé à l’ensemble des prisonniers reste étroitement influencé par les politiques d’internement menées par l’Allemagne sur les prisonniers français. Les prisonniers sont alors considérés comme des otages permettant de faire pression sur le camp adverse, mais aussi d’obtenir une réciprocité quant au traitement des prisonniers français retenus en Allemagne. L’influence des politiques de réciprocité franco-allemandes sur les conditions de détention des prisonniers
La question des conditions de détention des prisonniers se pose dès la construction du camp en octobre 1914. Jusqu’à sa dissolution, des circulaires ministérielles sont régulièrement envoyées aux directeurs des camps de prisonniers afin d’adapter les conditions de ces derniers avec celles des prisonniers détenus en Allemagne au nom d’une politique de réciprocité. Elles concernent principalement le couchage, la propreté, la nourriture, le chauffage et les locaux disciplinaires. Si ces conditions restent souvent primaires, les prisonniers accordent toutefois une grande importance à deux éléments essentiels à leur captivité, que sont l’alimentation et le courrier. Ils contribuent au maintien de leur bonne santé et représentent le seul lien qu’il leur reste avec leur pays et leurs proches. Cet attachement aux politiques de réciprocité est d’autant plus important que les conditions de détention des prisonniers français en Allemagne sont réputées plus difficiles, notamment à cause du blocus économique qui touche le pays. Ils peuvent également être envoyés dans des Arbeits-Kommandos dans lesquels les conditions de travail apparaissent harassantes. Par exemple, 40% des prisonniers envoyés dans les mines ont été en incapacité de travail à cause des accidents de travail et des maladies respiratoires qu’ils ont développées14. À l’Île Longue, les conditions sont moins pénibles, mais les restrictions alimentaires se font de plus en présentes au fil de la guerre.

Des conditions de détention qui attisent la jalousie de la population locale

Les multiples circulaires émises par le Ministère de la Guerre et le Ministère de l’Intérieur témoignent du souci des autorités d’assurer des conditions de vie relativement acceptables, tout en prenant en compte les risques de protestation de la population locale qui juge les conditions de vie des prisonniers meilleures que les siennes. Un article, paru dans le journal républicain Le Finistère en janvier 1915, compare les conditions de détention des prisonniers avec celles de la population finistérienne et révèle leurs similitudes. Le journaliste affirme que « les soins donnés [aux prisonniers de guerre blessés] ne se différencient en rien de ceux dont sont entourés nos propres blessés ». Quant aux internés civils, leur régime est bien supérieur, comme on le pense, à celui réservé à nos prisonniers en Allemagne. Et puis ils ont la ressource de se procurer à la cantine du fort, moyennant finances, quelques suppléments dont ils ne se privent guère. C’est inouï, nous a-t-on assuré, la quantité de chocolat et de confitures qu’ils absorbent »15. Ce type de propos n’est pas rare au début de la guerre, dans un contexte où les contemporains sont certains de gagner une guerre qui sera courte. À partir de 1916, l’ancrage dans le conflit fait évoluer les mentalités et l’opinion des populations locales change, aux dépens des discours nationaux diffusés par les journaux patriotiques et républicains comme Le Finistère. Mais ces rapprochements entre les populations locales et les prisonniers concernent surtout les prisonniers de guerre qui ont été en contact avec certaines populations lors de leur affectation dans les exploitations agricoles. L’aide qu’ils apportent et leur participation à l’effort de guerre français modifient les perceptions des populations qui bénéficient d’une main-d’œuvre désormais prisée. En revanche, il est peu probable que ce changement d’opinion ait eu lieu à l’égard des internés civils qui sont restés éloignés de la population de Crozon durant toute leur captivité16.
De plus, ces derniers souffrent des privations alimentaires qui touchent le camp à mesure que la guerre s’éternise. À partir de 1917, l’interné Helmut Felle s’indigne de l’insuffisance du régime alimentaire réservé aux prisonniers. Le café, le thé, la farine et les légumes disparaissent progressivement du menu, tandis que la ration de pain diminue de 600 200 grammes par homme et par jour17. Ces fortes diminutions s’expliquent par les pénuries humaines et agricoles auxquelles doivent faire face toutes les populations de l’arrière. L’envoi des classes de jeunes hommes à la guerre aggrave la pénurie de main-d’œuvre agricole déjà fortement affaiblie par la perte de sa force de travail agricole masculine, estimée à 43% tout au long de la guerre18. La baisse des récoltes, pourtant attendues des populations, entraîne une inflation des matières premières qui sont prioritairement envoyées vers le front. La population finistérienne n’est pas exclue de ces difficultés. En 1916 et 1917, la Bretagne connaît d’importantes pénuries de main-d’œuvre, de blés et de fourrages19 qui ont pour conséquence l’exacerbation du nationalisme que les autorités tentent d’enrayer dans le but d’éviter tout débordement aux abords du camp. Ces manques confortent, en effet, le sentiment des populations locales de devoir nourrir des prisonniers assimilés à des bouches inutiles qui ne participent pas à l’effort de guerre local. Le sous-préfet de Brest rappelle ainsi, en juillet 1917, que « certains internés, avec le jeu de tickets, échappent à toute restriction, alors que la population civile est restreinte dans sa consommation de sucre »20 . Dès lors, plusieurs diminutions interviennent en 1916 et 1917 à un moment où les manques sont importants21. En février 1917, le préfet du Finistère décrète la diminution des denrées les plus rares. La ration journalière de pain est réduite de 600 à 500 grammes et la ration hebdomadaire de viande passe de 800 à 600 grammes22. Ces diminutions sont suivies, en août 1917, de l’interdiction de vendre à la cantine du camp des produits à usage inhabituel, tels que les langoustes, le saumon, les champignons, la charcuterie et le tabac 23 . Le décalage avec les chiffres mentionnés par l’interné Helmut Felle laisse penser que les internés de l’Île Longue ont connu des privations supplémentaires liées aux difficultés d’acheminement des denrées sur la presqu’île, qui n’ont cessé de diminuer jusqu’à la fermeture du camp en 1919. Elles s’expliquent également par les politiques de représailles franco-allemandes qui constituent un deuxième facteur de privations.

Table des matières

PARTIE 1 – JUSTICE ET JUSTICIABLES
CHAPITRE 1 – LE PAYS LAURENTIN
Justice en Nouvelle-France
Justice canadienne ou française ?
Le gouvernement de Montréal
CHAPITRE 2 – JACQUES-JOSEPH GUITON DE MONREPOS
Un avocat nommé lieutenant-général
Un officier métropolitain en terres coloniales
Un personnage de la société
CHAPITRE 3 – TIMOTHÉE SILVAIN
Un Irlandais en quête de distinctions sociales…
… Mais violent et colérique
Un conflit de fortes personnalités
PARTIE 2 LA VOIE DE LA RÉPARATION
CHAPITRE 4 – LA STRATÉGIE CRIMINELLE
L’honneur comme régulateur social
De l’infrajudiciaire au criminel
Un juge plaignant
CHAPITRE 5 – LE DÉROULEMENT ORDINAIRE
Information et récolement
Un procès sans accusé
Une saisie matérielle
CHAPITRE 6 – LA VICTOIRE DE MONREPOS
La contumace
Une alliée de la cause de Silvain
La sentance
PARTIE 3 – L’IMPOSSIBLE RÉPARATION
CHAPITRE 7 – LA DÉFENSE DE SILVAIN
Une victime du juge-justiciable
Des témoins trop proches
Charité et reconnaissance
CHAPITRE 8 – LA SECONDE INSTANCE
Le Conseil supérieur
La seconde sentence
L’opprobre de la condamnation
CHAPITRE 9 – UN DESTIN INÉLUCTABLE ?
Les relations familiales
Une colonie-village
Un destin prévu d’avance ?

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