L’hospitalité privée, une pratique émergente qui tend à s’encadrer
Si les pratiques d’hospitalité privée paraissent nouvelles, son histoire en démontre le contraire. Selon Anne Gotman, « le mot « hospitalité » tel qu’il est employé aujourd’hui serait apparu pour la première fois dans la langue française en 1206, emprunté au mot latin hospitalitas, lui-même dérivé de hospitalis. Il désigne alors l’hébergement gratuit et l’attitude charitable qui correspond à l’accueil des indigents, des voyageurs dans les couvents, les hospices et hôpitaux. »1 De la même manière, la définition du Larousse la détermine comme une « action de recevoir et d’héberger chez soi gracieusement quelqu’un. »2 Si l’hospitalité renvoie à une dimension religieuse c’est parce-qu’elle permet de faire preuve d’une vertu chrétienne qui est la charité. Cette pratique a commencé à se formaliser dans les hospices et hôpitaux. « L’hospitalité publique désigne ici ce qu’un siècle plus tard on pensera sous le nom de « question sociale », soit la prise en charge d’un malheur structurel et non pas accidentel, qui ne peut plus être laissée à l’imprévoyance »1. Progressivement, les pratiques d’hospitalité privée se réduisent au profit de l’hospitalité publique où l’Etat doit assurer ces missions d’accueil. Les droits de l’asile et du réfugié s’inscrivent dans cette hospitalité publique. Toutefois, comme nous l’avons vu, elle est mise à mal par des politiques de contrôle des frontières, des territoires et des circulations. Selon Michel Agier, « c’est ce qui explique les « retours » de l’hospitalité qui, par un chemin inverse, pourrait-on dire, va de la politique vers la société et de celle-ci vers le monde privé, domestique. »2. Selon Benjamin Boudou, face à la détresse des exilés, l’hospitalité serait vue comme une « obligation quasi-légale d’accueillir (c’est-à-dire de donner asile ou de transformer l’étranger en citoyen) » 3. Si cette obligation relève de la responsabilité, pour autant elle ne peut être exigée. L’hospitalité « s’avère une ressource rhétorique permettant d’opposer aux positions de droit une responsabilité éthique qui valorise la partialité de la compassion privée contre l’impartialité bureaucratique publique, les gestes privés et concrets contre l’abstraction des droits, l’urgence de l’aide contre l’inertie de la réponse institutionnelle. »4.
En tout état de cause, héberger un inconnu chez soi ne va pas de soi. Cet acte n’est pas sans cause et sans conséquence. L’hospitalité n’est pas inconditionnelle ou absolue mais « conditionnée, relationnelle et contextuelle. »5. Que cette démarche d’hébergement soit faite de manière informelle ou formelle, sur le coup de l’urgence ou après un long temps de réflexion, sur du court ou du long terme, des limites peuvent intervenir dans la relation entre accueillants et accueillis. La situation sociojuridique complexe des exilés et la gestion de la fin de cohabitation sont aussi matières à difficultés. Face à ces problématiques et au nombre d’exilés à la rue, certains acteurs ont senti le besoin de formaliser un encadrement spécifique à ces initiatives citoyennes. C’est ainsi que depuis la fin des années 2000 et avec plus d’ampleur depuis 2015, un ensemble de programmes s’est développé à Paris et dans toute la France pour encadrer l’hospitalité privée. Ces programmes sont gérés par des associations et des collectifs. Ils mettent en lien des exilés en besoin d’hébergement et des habitants désireux d’accueillir.
Les formes de mobilisation de ces organisations diffèrent néanmoins en fonction de l’objectif qui leur est donné. La priorité de certains acteurs est de mettre à l’abri dans l’urgence des exilés sans domicile fixe et ce même s’il s’agit que d’une seule nuit. D’autres acteurs priorisent plutôt un projet de cohabitation sur du plus long terme quitte à ce que le début de la période d’hébergement prenne effet après un processus d’admission chronophage. Bien qu’elles s’inscrivent dans des réalités différentes, leur point commun est de formaliser à minima l’hospitalité privée à travers la création d’une charte, d’un règlement, d’un contrat ou en leur absence en formulant des recommandations orales. Toutefois, est-ce possible d’institutionnaliser la relation d’hospitalité ? C’est en tout cas le pari de la DIHAL (Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement) qui, en mars 2017, a lancé un appel à projets d’hébergement de 1000 personnes réfugiées chez des particuliers. L’objectif n’étant pas juste de « formaliser » mais de « structurer, professionnaliser et accompagner les initiatives de la société civile en faveur de l’hébergement de réfugiés chez les particuliers. »1. L’hébergement citoyen n’est pas conçu comme une simple solution d’accueil temporaire mais comme un dispositif « tremplin » permettant d’impulser ou de renforcer le processus d’intégration des réfugiés. La mission des 12 associations sélectionnées est d’encadrer les cohabitations du début jusqu’à la fin (cf. les étapes en annexe 1) mais aussi « de garantir un accompagnement social (assuré par des travailleurs sociaux) de l’ouverture des droits sociaux jusqu’à ce qu’une solution pérenne en termes de logement et d’emploi soit trouvée. »2.
Typologie des formes d’accompagnement social dans les dispositifs d’hébergement solidaire Selon le décret du 6 mai 2017, le travail social « vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. »1. Selon le Conseil Supérieur de Travail Social, « l’accompagnement social personnalisé peut se définir comme une démarche volontaire et interactive qui met en oeuvre des méthodes participatives avec la personne qui demande ou accepte une aide, dans l’objectif d’améliorer sa situation, ses rapports avec l’environnement, voire de les transformer. ». Les travailleurs sociaux constituent un ensemble hétérogène de professionnels2 qui exercent dans des lieux divers et variés. Intervenir au sein du domicile de particuliers qui hébergent des exilés est assez nouveau pour eux. Toutefois, les programmes ne bénéficient pas tous de la présence d’un travailleur social comme c’est le cas en structure institutionnelle dans le dispositif national d’accueil. La mise en oeuvre du travail social dans les programmes se dessinent selon plusieurs modèles et fait émerger des pratiques hétérogènes. Et ce d’autant plus que les organisations qui encadrent ces pratiques s’inscrivent dans des réalités différentes. Comme évoqué plus haut, elles n’ont pas toutes les mêmes moyens matériels, financiers et humains, le même cadre d’intervention, le même public ou encore le même positionnement politique.
Ces facteurs vont être déterminants dans la forme d’accompagnement social mis en place. L’enquête menée ne dégage pas de profil homogène de travailleur social. Si la coordinatrice du programme Erable disait avoir fait le choix de recruter une conseillère en économie sociale familiale (pour son ancrage dans les domaines de la vie quotidienne), éducateur spécialisé et assistante sociale sont aussi embauchés pour assurer ce poste. Le diplôme de travailleur social n’étant donc pas forcément requis dans les programmes. Dans le programme Pissenlit par exemple, avoir une expérience auprès des exilés ou parler une ou deux langues étrangères sont des compétences suffisantes pour assumer le rôle d’intervenant social. En outre, on remarque que dans les programmes où il n’y a pas de travailleur social attitré, d’autres acteurs – souvent bénévoles – se voient attribuer des rôles spécifiques d’accompagnement tels que « responsable suivi » à Pachira ou « accompagnateur » à Jasmin. Au-delà des rôles attribués aux membres d’équipe de chaque structure, les formes d’accompagnements varient. L’objectif de cette première partie est de dresser une typologie des formes d’accompagnement social dans les programmes de cohabitations solidaires.
Dans un premier temps, nous nous concentrerons sur les programmes où l’absence des travailleurs sociaux est palliée par des formes d’accompagnement bénévole (1). Nous verrons d’abord le cas particulier de Pachira (1.1) puis de Jasmin (1.2) ; deux programmes fonctionnant différemment mais avec le point commun de réinventer la place du bénévole dans la mission de suivi et d’accompagnement. Dans un dernier point, nous verrons cependant que la position de bénévole engendre des limites pour les acteurs de l’hébergement solidaire (1.3). Dans un deuxième temps, nous ciblerons notre analyse sur les programmes où interviennent les travailleurs sociaux. (2) Nous regarderons d’abord du côté du programme Pissenlit où l’accompagnement s’effectue en trois espace-temps au carrefour de l’hospitalité privée et publique. (2.1) Nous nous concentrerons ensuite sur le cas du programme Ceibo où l’accompagnement social se rapproche finalement d’une forme d’intervention classique. (2.2) Nous examinerons enfin le cas du programme Erable où l’accompagnement par le travailleur social s’effectue tant auprès des hébergeurs qu’auprès des hébergés. (2.3) En introduction de chaque sous-partie, est réalisé un petit résumé sur le fonctionnement des programmes. Le tableau qui récapitule les informations des cinq programmes de l’enquête se trouve dans la partie méthodologie de recherche (cf. p 20). Malgré leur pertinence dans la typologie des formes d’accompagnement social, le positionnement politique des structures et leur positionnement par rapport à la place de l’hébergeur n’ont pas été intégrés car ils font l’objet d’une analyse plus approfondie en troisième partie.
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