TROIS ACTRICES-AMIES de GUITRY
Comme le dit Jacques Siclier : « Les emplois de fantaisistes revenaient, surtout avant la guerre, à des comédiennes entre deux âges spécialistes de la caricature, excellentes d’ailleurs dans les seconds rôles de vaudeville » et il cite trois des actrices favorites de Guitry sur les six qu’il a sélectionnées : Pauline Carton, Marguerite Pierry et Jeanne Fusier-Gir. Les trois caractéristiques qu’il retient sont justifiées : leur côté caricatural, leur jeunesse enfuie et la qualité de leur prestation. Notre étude consacrée aux actrices-amies de Guitry portera, comme la série précédente, sur une catégorie qui n’a pas, au départ, la préférence de l’auteur puisque, nous l’avons vu, ce sont les acteurs qu’il admire car il leur attribue un rôle essentiel dont il ne croit pas les actrices capables. Leur influence est néanmoins fondamentale dans son cinéma car s’il aime et respecte davantage les acteurs ce sont les actrices qu’il épouse et dont il parle souvent dans ses pièces et dans ses films, même s’il ne leur donne pas souvent la parole. On ne peut pas dire la même chose des trois actrices qui furent des amies et avec lesquelles il se sent très à l’aise car leur relation commune n’est ni érotique ni amoureuse. Trois d’entre elles lui ont été fidèles pendant toute sa carrière : Pauline Carton, Marguerite Pierry et Jeanne Fusier-Gir. Ce sont ces trois actrices, et elle seules, qui feront l’objet de notre étude. La première raison de ce choix c’est que la participation de ces trois actrices est la plus régulière et la plus longue dans l’œuvre du cinéaste. Comme il le dit à Pauline dans Je l’ai été trois fois mais il aurait pu le dire aux deux autres en parlant de ses amours. « Elles passent et vous vous restez ! ». Pauline Carton est la plus active des trois car elle a tourné 22 films pour Guitry. Elle a très bien connu ses épouses et joué avec elles, sauf avec Charlotte Lysès. Marguerite Pierry, elle, n’a tourné que six films avec Sacha mais ses rôles sont souvent plus dramatiques et plus longs que ceux de Pauline Carton. Elle se considérait d’ailleurs un peu comme une tragédienne et ses propos sur le comique au théâtre donnent une haute idée de ses exigences. Elle joua des rôles,importants dans Ils étaient 9 célibataires, Donne-moi tes yeux, Aux deux colombes, La Vie d’un honnête homme mais aussi dans deux cameos : Napoléon et Si Paris nous était conté. La troisième d’entre elles, Jeanne Fusier-Gir, participa à neuf de ses films : La Malibran, Le Diable boiteux, Toâ, Le Trésor de Cantenac, Tu m’as sauvé la vie, Deburau, La Poison et à deux cameos : Si Versailles et Si Paris nous était conté. Ses personnages furent parfois essentiels à la diégèse comme dans Le Diable boiteux, Toâ ou Tu m’as sauvé la vie. Ils furent parfois aussi plus légers et plus éphémères dans La Malibran, Le Trésor de Cantenac et La Poison mais ses passages rapides sont souvent impressionnants, tel celui de la sinistre marchande à la toilette dans Deburau. Elle n’a pas tourné autant de films dans sa carrière que Pauline Carton mais elle en compte quand même 80 et elle a travaillé pour Cavalcanti, Siodmak, Ophüls, Duvivier (trois fois), L’Herbier, Bernard, Clouzot et Carné. Une autre raison de notre choix, c’est que, pour ces trois actrices, une confusion s’est parfois établie entre les rôles de personnages modestes (femme de chambre, bonne) qu’elles ont joués avec brio et leur niveau social ou intellectuel véritable. Il nous a paru utile de montrer qu’avec Guitry, elle ont parfois joué des rôles plus complexes et plus dramatiques, car leur formation classique doublée parfois d’une expérience originale au music-hall, leur permettait de les aborder. C’est cette très longue coopération avec Guitry, cette amitié profonde et durable qui les unissait, qu’il sera intéressant d’étudier afin de rendre compte de l’originalité et de la richesse de leur personnage. Elles ont toutes les trois fait partie de cette « troupe » de Guitry à laquelle Pauline Carton était si fière d’appartenir comme elle le dit dans ses lettres à « son » metteur en scène. Pauline et Jeanne étaient un peu interchangeables dans leurs emplois de soubrette (Marguerite Pierry joua des rôles de bonnes terrifiantes mais pas chez Guitry) et quand Pauline Carton émigra en Suisse, pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est Jeanne qui hérita du rôle. D’autres liens les avaient rapprochés dans le passé. Guitry avait rencontré Jeanne Fusier-Gir dès sa jeunesse dans un cours d’art dramatique où l’avait envoyé Lucien et elle fut la seule actrice de la « troupe » qui se permit de le tutoyer. Dès 1907, elle avait joué pour lui dans La Clef avec Réjane. A partir de 1927, Pauline Carton, très fière d’être devenue l’interprète de l’auteur le plus célèbre de France, se sentit comblée et elle ne quitta plus la « troupe » Enfin Marguerite Pierry fut pour Guitry une femme de collègue, puisque Marcel Simon dirigeait un théâtre comme lui et il l’avait souvent rencontré chez Feydeau dans sa jeunesse. Ces trois actrices ont un autre point commun : elles figurent toutes les trois en bonne place dans la bible du cinéma français d’acteurs d’avant-guerre que constitue Les Excentriques du cinéma français de Chirat et Barrot. Pauline Carton et Jeanne FusierGir appartiennent au chapitre intitulé Madame est servie et Marguerite Pierry est l’une des « Petites Marguerites » (avec Deval et Moreno).
Persona de Pauline Carton
Le personnage de Pauline Carton est traditionnellement celui de la bonne ou de la concierge comiques, donc d’une actrice de seconds rôles et cette définition est également reprise par un certain nombre de critiques. Raymond Chirat, parlant des acteurs qui lui ressemblent, déclare en effet : « Chaque acteur affiche sa spécialité et s’en pare, fier de ses effets. Ils se méfient du contre-emploi qui brouille leur image de marque et préfèrent 380 cuisiner des recettes qui ont assuré leur fortune4 . » Jacqueline Nacache semble être également de cet avis qui, dans L’Acteur de cinéma, considère l’actrice comme un character actor, à l’image de Ward Bond, acteur récurrent des films de John Ford, « qui provoque, comme elle, un mécanisme de réminiscence primaire qui arase, aplanit la question de la réalité5 ». La silhouette rassurante de Pauline Carton devrait-elle alors être toujours la même, afin qu’on puisse la reconnaître ? Pauline Carton est en effet un peu comme un de ces protagonistes de la commedia dell’arte que décrit Renoir dans Le Carrosse d’or (1952) et qui ne jouent jamais que Pierrot ou que Colombine. Elle, elle joue la bonne et c’est ce que le spectateur attend d’elle. On souhaite retrouver son chignon noir, ses bottines et son tablier et, lorsqu’elle modifie son style comme dans Courrier Sud (Billon, 1936) où ses cheveux blanchissent, elle nous met mal à l’aise. Le philosophe Edgar Morin déclare lui aussi, dans Les Stars, que « les acteurs comme Carette, Tissier, Dalban, Georgette Anys et Pauline Carton, soit titi parisien, efféminé, inspecteur de police, matrone, vieille fille, n’arrivent qu’aux frontières de la starité et interprètent des types secondaires, pittoresques et non des héros de films puisqu’ils ne sont pas soumis à la dialectique d’interpénétration qui associe certains acteurs à certains personnages6 ». Ses analyses portant sur la star ne concernent donc que partiellement Pauline Carton qui n’est effectivement qu’une actrice de seconds rôles – et c’est dommage. Ginette Vincendeau, pourtant, nous permet d’oublier cette vision un peu réductrice de Pauline Carton. Dans son livre sur Jean Gabin, elle explique en effet que cet acteur est une star parce qu’il a « absorbé une partie de ses personnages, et les a enrichis de sa personnalité7 ». Or, c’est très exactement ce que fait Pauline Carton quand elle joue, particulièrement avec Guitry, chez qui la vie et le théâtre s’interpénètrent systématiquement. Dans ses films, elle est parfois beaucoup plus qu’une actrice, elle est sa confidente comme dans la vie. Au cours de ses conversations avec elle, surtout dans Je l’ai été trois fois ou dans Le Comédien, Guitry évoque presque familièrement cette amitié qui les unit depuis 15 ou 20 ans. Le théâtre de Guitry consistant souvent en une mise en scène, parfois joyeuse mais souvent mélancolique, de ses amours et de ses amitiés,