Transmission et savoir-faire

Transmission et savoir-faire

« A côté de la gradation hiérarchique prend place une division simple des travailleurs en habiles et inhabiles. Pour ces derniers les frais d’apprentissage disparaissent ; pour les premiers ils diminuent comparativement à ceux qu’exige le métier ; dans les deux cas la force de travail perd de sa valeur ; cependant la décomposition du procès de travail donne parfois naissance à des fonctions générales qui, dans l’exercice du métier, ne jouaient aucun rôle ou un rôle inférieur. La perte de la valeur relative de la force de travail provenant de la diminution ou de la disparition des frais d’apprentissage entraîne immédiatement pour le capital accroissement de plus-value, car tout ce qui raccourcit le temps nécessaire à la production de la force de travail agrandit ipso facto le domaine du surtravail. » Karl Marx1 Il apparait, jusqu’ici, que les travaux qu’effectuent les intérimaires sont changeants et incertains. Main d’œuvre temporaire et fluctuante, cette catégorie de travailleurs est principalement employée pour suppléer les ouvriers permanents, comme nous l’avons vu. Le plus souvent les intérimaires effectuent des actions techniques par le biais d’outils et de machines sans toujours connaître pour autant le sens global, voire même partiel, de l’activité  qu’ils réalisent. Au delà de l’aliénation technique2 qui en résulte, nous avons observé comment les travailleurs temporaires composent avec ces divers éléments. Dans ce chapitre, nous nous intéresserons plus particulièrement aux processus de transmission des savoir-faire ainsi que leur acquisition au regard d’un régime contractuel qui postule l’interchangeabilité de la main d’œuvre.

En effet, les intérimaires dont-il est question dans cette recherche ne sont pas embauchés parce qu’ils disposent de compétences précises mais pour réaliser des travaux annexes et subordonnés. Il peut donc paraître incongru de mobiliser la question du savoir-faire à propos de travailleurs « non-qualifiés » et « temporaires ». Pourtant, nous allons voir que cette démarche offre des pistes heuristiques afin de saisir plus précisément la place sociale des intérimaires dans les unités de production. Pour cela, je m’appuierais principalement sur l’outillage conceptuel forgé par l’ethnologie des techniques ; en tant que domaine d’étude qui s’attache à saisir les articulations entre le « matériel » et le « social ». Les travaux de Marie- Noëlle Chamoux1, qui s’inscrivent dans ce champ, seront particulièrement mobilisés. L’ethnologue a notamment contribué à replacer la question du savoir-faire et de la transmission dans la réflexion anthropologique. Cette démarche demande de prêter une attention particulière aux gestes et aux techniques du corps qu’impliquent l’action outillée sur la matière et, plus généralement, aux savoir-faire techniques : s’apprend et se transmet ? Sous quelles formes et selon quelles modalités ? Par quels moyens s’incorporent et se façonnent les gestes, les postures, les automatismes et les réflexes (en bref, les conditions d’action sur la matière) dans une configuration où la flexibilité et la polyvalence dominent ? Et, enfin, dans quelle mesure ces savoirs sont-ils partagés et interviennent dans la constitution des groupes sociaux ?

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En effet, nous verrons que si les savoir-faire offrent des ressources pour mener à bien les activités quotidiennes, ils concernent également l’inscription sociale des intérimaires dans les équipes de travail. Dans le cas qui nous intéresse, ces savoirs sont inégalement partagés et majoritairement clivés en fonction du régime d’embauche et du statut des détenteurs et des récipiendaires des savoir-faire. Enfin, nous pourrons constater que ces frontières ne sont pas totalement hermétiques et que des conseils pratiques peuvent être délivrées à la main d’œuvre temporaire. Ces diverses techniques et ces savoirs de métiers s’accompagnent de valeurs et de représentations qui, une fois partagées, vont participer à l’insertion des intérimaires. Et nous pouvons d’ores et déjà signaler, à la suite de François Sigaut, que « L’apprentissage du savoir-faire est avant tout celui d’un « savoir vivre » ; il transmet tout à la fois : savoirs efficaces, sens et identité1 ». J’essaierai ici de saisir ensembles toutes ces dimensions pour questionner les modalités de l’apprentissage et de la transmission des savoir-faire dans un contexte intermittent. Ainsi, j’entends démontrer que le cadre social de l’intérim structure, oriente et, parfois, empêche certains processus de transmission interindividuels et collectifs. D’autant plus qu’il apparaîtra que leur position d’« étrangers » dans l’espace et dans les équipes de travail, temporaires de surcroît, place les intérimaires « à la marge » des canaux de transmission des savoirs-faires professionnels.

 

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