La thèse que nous présentons ici est une réflexion sur la traduction des classiques du théâtre conduite à travers les trois catégories traductologiques de l’herméneutique, de l’oralité et de la temporalité. Notre sujet de recherche est le traitement traductif des classiques du théâtre pour la représentation contemporaine. Notre questionnement porte sur la contribution de l’action herméneutique exercée sur l’œuvre par le traducteur, ainsi que sur l’impact de la dimension temporelle, dans l’élaboration de l’oralité cible. Notre corpus est composé de traductions italiennes de Phèdre de Racine et de Dom Juan de Molière destinées à la mise en scène entre 1948 et 2014. L’argumentation que nous proposons s’articulera en trois parties. Dans les deux premières, nous nous mesurerons à la littérature existante et nous nous positionnerons en son sein, afin de construire un cadre théorique pertinent pour l’enchevêtrement des trois axes herméneutique-oralité-temporalité dans le périmètre de recherche de la traduction des classiques du théâtre. Aussi, nous laisserons progressivement émerger quelques hypothèses, que nous nous réserverons de vérifier lors de l’analyse de corpus dans la troisième partie de notre thèse . Dans nos sections théoriques, nous consacrerons la première partie à l’herméneutique. L’objectif sera ici de placer notre étude dans le cadre de la réflexion traductologique générale, en nous interrogeant notamment sur l’apport du sujet à la traduction en tant qu’interprète de l’œuvre au-delà du texte (chapitre 1), ainsi que sur l’influence exercée sur l’action du sujet traducteur par les dimensions, à la fois externes et intériorisées, du contexte et de la culture . Nous nous efforcerons également de faire le point sur les deux grandes questions de l’équivalence et de l’éthique, pour préciser l’angle d’attaque – descriptif et cibliste – que nous choisissons d’adopter dans cette thèse . Dans la deuxième partie de notre travail , nous poserons les bases théoriques spécifiques de la traduction contemporaine des classiques du théâtre, en tâchant de mettre en exergue l’interdépendance des catégories oralité et temporalité au sein de notre périmètre de recherche. A cet effet, nous présenterons tout d’abord un état de l’art de la traductologie théâtrale pour identifier les axes les plus récurrents: le rapport entre texte et performance ou la question de la performability ; la speakability ou « mise en bouche » de la parole théâtrale traduite ; la limite floue entre traduction et adaptation ; les enjeux culturels du théâtre et de sa traduction. Pour chacune de ces questions, nous définirons notre positionnement, en nous concentrant tout particulièrement sur les aspects de la mise en voix et de la culture.
Nous débutons l’exploration théorique de l’oralité et de la temporalité dans la traduction théâtrale en réunissant dans un seul et même titre les concepts traductologiques fondamentaux du Sens et de l’Effet.
Ce choix risque de projeter notre enquête dans les eaux dangereuses d’une confrontation directe avec la matrice même de la pensée sur la traduction. Néanmoins, revenir sur ces principes nous paraît indispensable pour asseoir sur des bases conceptuelles claires l’analyse des dimensions distinctives de la traduction des œuvres classiques du théâtre.
Il ne s’agit pas ici de reparcourir l’histoire complexe des réflexions en la matière, ni de retrouver le bout d’un fil d’Ariane qui saurait s’imposer comme issue unique d’un tel enchevêtrement. A ce sujet, l’ouvrage de Laplace (1994) visant à extraire et confronter les concepts traductologiques clés de trois auteurs montre à quel point il est difficile d’aboutir à une découpe idéique et terminologique comparable de l’espace théorique observé. Aussi, une convergence notionnelle entre des idées fondamentales telles que sens, signification, traduction ou équivalence ne peut être établie qu’avec une certaine précaution. Nous n’avons pas non plus la prétention de refonder un système, qu’il soit épistémologique ou philosophique, ni d’élaborer une nouvelle théorie de la traduction littéraire. Simplement, nous souhaitons définir d’emblée le périmètre de notre étude en identifiant les traductèmes de base les plus pertinents. Dans cette démarche, nous serons amenée à dialoguer, au fil de notre réflexion, avec un certain nombre de voix éminentes qui, dans les dernières décennies, se sont interrogées sur ces mêmes grands concepts.
Avant d’entamer cette conversation, nous nous permettons dès à présent de tracer les plus gros traits de notre conception du couple Sens-Effet et d’ouvrir une première perspective sur son implication dans l’oralité traductive en clé diachronique.
Le terrain de jeux sur lequel nous tâcherons d’identifier la portée des concepts de Sens et Effet est celui du texte littéraire et, plus particulièrement de l’œuvre littéraire. Nous envisageons cette dernière comme un produit artistique qui, s’inspirant le cas échéant de la réalité, emploie un matériel linguistique pour tisser une histoire et donner vie à un univers fictionnel, dans un but esthétique non exclusif. En tant que production artistique, l’œuvre littéraire peut se doter (en amont, lors de la création et/ou en aval, lors de la lecture) d’une dimension symbolique, soit renvoyer – moins en les désignant qu’en les exprimant – à des objets, des idées ou des émotions qu’elle ne contient pas, mais sur lesquels elle porte un regard, un avis, un jugement. Telle que nous la concevons, l’œuvre littéraire est en premier lieu le système textuel qui héberge la construction fictionnelle. Nous ne pouvons pas déroger à cette prémisse, car le texte demeure le seul objet de travail concret, que l’on souhaite produire ou étudier une traduction. Or, nous suggérons également que l’objet effectif de la traduction est la deuxième dimension de l’œuvre, soit le monde fictif que le texte génère et supporte, un monde que l’auteur crée et met en mots et que le traducteur recrée en recourant à un système linguistique différent. Dans ce travail, le traducteur emporte dans la traduction sa propre représentation de ce monde, tel qu’il l’a compris et vécu en s’immergeant dans le texte de départ en tant que lecteur. C’est essentiellement de cette représentation cible, issue de la construction textuelle source, qu’il sera question au long de notre étude.
Cette représentation se double maintenant de l’idée que l’on se fait d’elle, « on » indiquant ici d’une part le lecteur/traducteur et le public plus large qui reçoit l’œuvre collectivement, dans l’espace-temps culturel de départ, comme dans celui d’arrivée. L’œuvre est donc également un objet social, culturel et historique, concret et mythique, autour duquel s’amoncèlent, au fil des années, une série d’études, commentaires, synthèses, anthologies, citations, récits, reprises, modulations, rappels intertextuels, traductions. Dans un mouvement additif plus ou moins réversible selon les aléas de la réception, ces matériaux secondaires finissent par se greffer sur l’identité potentielle de l’œuvre. Il nous semble également plausible de croire que tout ou une partie de cet appareil finit inévitablement dans la caisse à outils que le lecteur/traducteur porte avec lui dans l’aventure textuelle. Ici, ces matériaux supplémentaires contribuent à déterminer la représentation logique et émotionnelle que le traducteur se fait du monde fictif de l’œuvre, ainsi qu’à sculpter l’opinion globale qu’il se fait de celle-ci.
Il convient ensuite de prendre en compte la dimension extrinsèque dont l’œuvre se fait symbole, à savoir ce que l’œuvre veut dire au sujet du monde réel. L’éventuelle relation symbolique introduite par l’auteur peut ou non faire l’objet d’une recherche délibérée de la part du lecteur. Parallèlement, l’éventuelle relation symbolique identifiée par le lecteur peut ou non correspondre à un renvoi souhaité par l’auteur. L’appréhension de cette relation se configure à nos yeux comme un des éléments constitutifs du Sens de l’œuvre à côté de l’appréhension du texte, de la représentation de l’univers fictionnel et idéique qu’il évoque, de la perception de l’identité de l’œuvre s’étant constituée au fil du temps. Enfin, la dimension esthétique contribue également à l’émergence du Sens.
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