Tragédie en cinq actes et en vers de Jean RACINE
Analyse
Sources
Avec ‘’Britannicus’’, Racine avait choisi un sujet qui s’inscrivait bien dans les normes de l’époque, où l’on voulait que les intrigues des pièces soient situées dans des périodes historiques attestées et connues. C’est un épisode de l’Histoire de I’empire romain au Ier siècle après J.-C., et plus précisément celui de I’avènement de Néron en 55 après J.-C., et de ses suites.
Il s’appuya, comme il l’indiqua dans ses préfaces à la pièce, sur les “Annales” de Tacite (livres Xl à XV), historien qu’il qualifia de «plus grand peintre de l’Antiquité» (seconde préface). Tacite s’attacha à restituer les évènements d’une manière fidèle, impartiale (sa devise était «fides incorrupta») en montrant comment les caractères des protagonistes les influencèrent. Ainsi, dans les ‘’Annales’’, l’analyse psychologique des acteurs, et l’atmosphère de l’Histoire impériale tiennent une place importante. Tacite signala l’inceste entre Agrippine et Néron (dont Racine ne dit rien parce qu’il ne pouvait rien en dire à son époque, mais qui est clair pour tout le monde). Il raconta la lutte qu’elle mena pour accéder au pouvoir, l’avènement de Néron, son affranchissement de la tutelle de sa mère, qui tenta en vain de maintenir son emprise, leur affrontement machiavélique pour le pouvoir et pour la vie, le double conflit entre eux dont les enjeux étaient le pouvoir, la survie et les plaisirs, cette concurrence pour le pouvoir entre eux aboutissant à I’élimination de Britannicus, que Néron, avide de puissance et de jouissance, fit empoisonner, percevant en lui un rival dont la perspicacité était dangereuse), cette mort marquant le début d’un règne cruel, la fin prochaine d’Agrippine qu’il tue parce qu’elle limite son absolutisme et sa liberté, et menace peut-être sa vie.. Chez lui, bien que la réaction décisive de I’empereur soit activée par une blessure de vanité, le conflit entre lui et Britannicus est exclusivement politique : Néron craint d’être renversé par le fils de son prédécesseur, qui avait gardé de puissants partisans, sa dangereuse perspicacité étant la cause directe de son élimination Mais Racine emprunta aussi quelques traits à la ‘’Vie de Néron’’ figurant dans la ‘’Vie des douze Césars’’ de Suétone, qui, plus explicite encore que Tacite au sujet de l’inceste entre Agrippine et Néron, signala les taches de sperme qui furent décelées sur le vêtement de celui-ci après qu’il ait passé un moment avec elle ; qui indiqua encore qu’il sodomisa son frère avant de le tuer, qui écrivit qu’après le meurtre de sa mère, Néron «ne put jamais […] étouffer ses remords, et souvent il avoua qu’il était poursuivi par le fantôme de sa mère, par les fouets et les torches ardentes des Furies», idée courante chez les Anciens.
Intérêt de l’action
Cette sombre tragédie qu’est ‘’Britannicus’’ est aux antipodes de la précédente, ‘’Andromaque’’, de sa galanterie, de ses héros sympathiques, de son dénouement heureux pour les victimes désignées. Racine voulut-il séduire par la surprise? Cet ambitieux irrité par les critiques voulut-il remplacer la galanterie par I’Histoire, et projeter la violence d’un homme irritable et concupiscent.
Alors qu’‘’Alexandre’’ et ‘’Andromaque’’ avaient séduit la cour, les gens du monde et les femmes, il fallait maintenant rallier les doctes et les admirateurs de Corneille, qui en avaient critiqué la galanterie, comme fade et historiquement fausse, qui avaient trouvé superficiel le sujet d’’’Andromaque’’. Il fallait battre le grand aîné sur son propre terrain. D’où le choix d’un sujet historique et romain, c’est-à-dire fort sérieux, étroitement inspiré de Tacite, qui montra des rivalités passionnelles, mais aussi un grand problème politique (thème traditionnel de Ia tragédie héroïque) : il s’agit de savoir qui, de Néron, d’Agrippine ou même de Britannicus, sera maître de I’empire. Peu de galanterie, beaucoup de violence, et deux portraits très fouillés, étroitement inspirés d’un Néron et d’une Agrippine également avides de pouvoir. Cependant, si Racine revint à I’Histoire, et s’il donna beaucoup de consistance à I’enjeu politique, s’il rivalisait directement avec Corneille, il ne composa pas pour autant une tragédie cornélienne. Il n’allait pas faire la même chose que son aîné, au contraire. Ce n’est pas I’héroïsme qu’il alla chercher à Rome, mais la monstruosité. On a observé que ‘’Britannicus’’ était une sorte d’inversion de ‘’Cinna’’, qui passait alors pour la meilleure pièce de Corneille, qui y avait peint la transformation d’un tyran, Auguste, en personnage héroïque préférant la grandeur de la clémence au cycle répression-rébellion, tandis que Néron, d’abord un bon empereur, fait empoisonner son rival, héritier légitime, tourne au tyran comploteur, ne se transcende pas au nom d’un intérêt supérieur, et reste tragiquement aliéné. ‘’Britannicus’’ présente, contrairement aux héros cornéliens, des êtres profondément déchirés par les passions, la volonté de puissance. Le texte même (vers 32-34) indique que le parcours de Néron est I’inverse de celui d’Auguste ; la scène où Agrippine fait le procès de son fils évoque celle où Auguste convainc Cinna de trahison. Elle commence par un vers analogue, mais aboutit à un meurtre et à une rupture définitive au lieu de la réconciliation vainement exigée ici et réalisée chez Corneille.
Cette inversion venait de causes beaucoup plus générales : en 1642 (date de ‘’Cinna’’) la tendance dominante était encore de croire I’être humain capable, par un effort héroïque, de maîtriser ses passions, et de renoncer à la vengeance. En 1669, on croyait au contraire, depuis longtemps, qu’elles I’entraînent irrésistiblement. La monarchie absolue de Louis XIV, dans le domaine théâtral, orientait le goût du public aristocratique vers I’expression et I’analyse des sentiments plutôt que vers I’exaltation des rêves et des actions héroïques. Ainsi, en choisissant trois personnages historiques issus de la même famille, Racine donna un aspect privé à un épisode de la Rome impériale. Cette réduction au microcosme familial mettait en évidence la confusion des intérêts privés et des enjeux politiques. S’il choisit l’accession au pouvoir de Néron, il peignit aussi les aspects passionnels et les exigences intimes et contradictoires. Racine reprit le thème des frères ennemis (présent dès ‘’La Thébaïde’’), même s’il n’y a qu’une parenté naturelle ténue entre le fils de Claude et celui de sa nièce, par ailleurs lointains descendants de la soeur d’Auguste. Mais, soucieux de pathétique, et adepte, comme Corneille, de la tradition grecque qui considérait les meurtres entre proches comme des sujets particulièrement tragiques, il les considéra comme des frères, le terme revenant dix fois (vers 364, 1070, 1211, 1217, 1303, 1385, 1618, 1620, 1675, 1708)Le choix d’un sujet historique ou mythologique était imposé par l’esthétique de la tragédie classique que Racine choisit aussi délibérément. Proposant, dans sa première préface, la tragédie comme «une action simple, chargée de peu de matière […] et qui […] n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages», et l’opposant à une action remplie «de quantité d’incidents» et «d’un grand nombre de jeux de théâtre d’autant plus surprenants qu’ils seraient moins vraisemblables» (ce qui définissait en les caricaturant les pièces de Corneille, ce qui condamnait, au nom du naturel, le goût des intrigues complexes et des caractères surprenants que le vieux dramaturge affichait dans ses œuvres les plus récentes), manifestant son souci de représenter les causes psychologiques d’un mouvement lié à la quête du pouvoir, Racine créa une intrigue dépourvue d’évènements extérieurs, où tout s’enchaîne selon les virtualités infernales inscrites dans la donnée initiale. Un tel schéma était de nature à provoquer non point l’admiration devant la manière dont les héros font face aux coups du sort ou surmontent les conflits (ce qui caractérise la conception cornélienne), mais à faire agir les ressorts de la tragédie grecque que sont la terreur et la pitié devant la violence des affrontements politico-passionnels, l’émergence de la monstruosité du personnage principal, et I’inéluctabilité du sort funeste des autres personnages. Il restait ainsi fidèle à l’esprit de la tragédie grecque (la pièce rappelle I’histoire des Atrides, et le sort de Junie reproduit celui de Daphné) et fidèle aussi à sa propre conception de la tragédie : les personnages sont saisis dans une crise proche de son dénouement, car les passions, poussées à leur paroxysme, exigent une solution rapide ; ainsi est créée une tension dramatique extrême qui fait de la tragédie un jour fatal ; ainsi est représenté, conformément au modèle aristotélicien, le moment crucial, I’instant critique, où le héros oscille entre le bien et le mal.
Intérêt littéraire
Comme la composition, Racine soigna particulièrement l’écriture de cette tragédie en cinq actes et en vers. On peut essayer de déterminer les qualités du texte de ’’Britannicus’’ en examinant successivement la langue et le style. La langue se caractérise évidemment par des usages du XVIIe siècle :
– dans le lexique qui est I’un des plus riches des tragédies profanes de Racine, comprenant beaucoup de termes liés au sujet historique («empire», «empereur», «sénat», «sénateur», «consul», «affranchi», «vestale», «Iégion»), à la domination politique ou relationnelle, et au déguisement («feindre», «intelligence» [au sens de «complicité»], «soupçon», «suspect», «tramer») ;
– dans la syntaxe : les anacoluthes ; l’antéposition du pronom complément d’un infinitif qui se plaçait devant le verbe dont dépendait l’infinitif : «je m’allais placer» (vers 110) – «Je ne la puis donc voir» (vers 953) – «ne se plus forcer» (vers 1053) – «tu te vas signaler» (vers 1673) – «ne le peut souffrir» (vers 1714).Le style est la seule chose sur laquelle ‘’Britannicus’’ fit d’emblée I’unanimité. Au long de ses 1 768 alexandrins, la pièce manifeste une certaine majesté, voire une tonalité assez grave, se signale même comme la plus pompeuse des tragédies de Racine car s’y déploie toute la grandeur romaine, la belle fermeté rhétorique à laquelle on était alors habitué.
Au sein de somptueuses tirades politiques et morales, très déclamatoires, les répliques sont souvent sentencieuses :
– dans la bouche de Burrhus : «La douleur est injuste, et toutes les raisons
Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.» (vers 281-282),
«On n’aime point, Seigneur, si l’on ne veut aimer.» (vers 790).
– dans la bouche de Narcisse : «Il n’est point de secrets que le temps ne révèle.» (vers 1404).
– même dans la bouche de Junie : «J’ose dire pourtant que je n’ai mérité
Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.» (vers 609-610),
«Toujours quelque crainte accompagne l’amour.» (vers 1582).On trouve aussi plus de formules denses ou antithétiques que dans les autres tragédies de Racine, qu’il suscita :
– pour faire sentir I’invisible présence du pouvoir :
– Agrippine, parlant du sénat, rappelle : «J’étais de ce grand corps l’âme toute-puissante.» (vers 96)
– pour exercer son ironie :
– à l’égard de Britannicus, de I’excessive naïveté qu’il manifeste lui-même (vers 329-335, 339-346) ;
– à l’égard d’Agrippine (vers 1223-1257) ;
– pour évoquer les fantasmes de ses monstres :
– quand Néron exprime des menaces visant Junie : «je lui vendrai cher le plaisir de la voir.» (vers 522) ou Britannicus : «J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.» (vers 1314).
– quand Narcisse se montre cynique : «osez par un divorce assurer vos plaisirs.» (vers 482), «pour nous rendre heureux, perdons les misérables.» (vers 760).On relève dans le texte de ‘’Britannicus’’ plus d’amples et raisonnés affrontements que dans ses autres tragédies, mais deux monologues seulement, totalisant treize vers, contre une moyenne de soixante-huit vers dans les autres tragédies profanes, les dilemmes étant transformés en débats.
On remarque, en particulier, la vigueur des «imprécations» solennelles d’Agrippine, dans sa tirade de V, 6, où elle maudit Néron, pressent que sa conscience accusatrice ne cessera de le hanter, termine sur cette puissante admonestation prophétique, marquée d’une significative répétition :
«Et ton nom paraîtra, dans la race future, Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.» (vers 1691-1692).
Racine montre un talent de narrateur qui se manifeste en particulier :
– chez Néron dans l’évocation érotique et transgressive sinon sacrilège du trouble qu’il ressentit à la vue de Junie, une véritable vibration lyrique animant ce qui est l’une des plus belles pages de Racine (vers 385-404) ;
– dans le récit saisissant que fait Burrhus de l’empoisonnement de Britannicus (vers 1620-1642).
‘’Britannicus’’ est la pièce de Racine où il y a Ie moins d’espace pour la poésie : ni légende, ni passé ou avenir prestigieux, ni Orient, ni mer, ni détours de palais obscurs, ni profonde transcendance. L’urgence du danger, le sérieux d’une pièce historique et romaine, la densité de I’intrigue, la fermeté rationnelle de Burrhus et d’Agrippine, la sournoiserie de Néron et de Narcisse ne permettent ni évocations poétiques ni épanchements lyriques. Britannicus et Junie seuls en sont capables (vers 693-706, 1547-1560), et Racine mit beaucoup de délicatesse à peindre son couple de jeunes amoureux ; mais ils n’en ont pas le loisir. Même les passions ne s’expriment pas avec I’ardente spontanéité qu’on trouve chez Hermione, Pyrrhus ou Oreste et, plus tard, à un moindre degré, chez Roxane, Mithridate ou Phèdre. Néron et Narcisse sont trop dissimulés pour s’exprimer ainsi, et Agrippine trop orgueilleusement solennelle.
Les effets proprement poétiques sont rares. On remarque :
– quelques hypallages : «prodigue amitié» (vers 81) – «tristesse obscure» (vers 379) – «cœur opiniâtre» (vers 939) – «coupable audace» (vers 1319) ;
– des hyperboles qui sont souvent celles du langage galant ;
– les oxymorons que sont «le simple appareil / D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil» (vers 389-390), le «heureusement cruelle» du vers 1703.
– quelques métaphores et comparaisons le plus souvent conventionnelles :
– «le timon de l’État» (vers 45) que tient Néron ;
– le «port dans la tempête» (vers 71) que cherche Agrippine ;
– le «voile» (vers 95) derrière lequel Agrippine dirigeait le sénat ;
– «le venin» (vers 116) qui, selon Albine, tue Agrippine ;
– «le joug» qui, au vers 201, fut porté par Rome ; qui, au vers 468, fut imposé à Néron ; qui, au vers 1441, selon Narcisse, est accepté les Romains qui, comme des bêtes de somme, seraient habitués à leur condition ; qui, au vers 1678, est non seulement la métaphore de la domination mais aussi, avec «joug de mes bienfaits», une alliance de mots expressive, ironique et désabusée, un oxymoron ;