Fray Luis de Leon à l’épreuve de la traduction
Formation d’un traducteur Il ne sera pas question, dans ce premier chapitre, d’offrir au lecteur une énième biographie de fray Luis de León, mais seulement de retracer son parcours de traducteur. Cerner les différents épisodes de la vie de fray Luis qui ont pu exercer une influence sur son activité traductive, telle est ici la visée. Certains événements ont nécessairement orienté le travail de fray Luis : le choix des textes à traduire, la façon de les présenter et certaines de ses techniques traductives ne sont pas le fruit du hasard. Fray Luis reçoit une éducation parfaitement médiévale au couvent des Augustins et à l’université de Salamanque, ce qui se laisse deviner dans nombreuses de ses œuvres. En un sens, donc, ces années de formation structurent la pensée du jeune fray Luis, et préparent le terrain de ses futures traductions. Il y a, chez fray Luis, un lien intrinsèque entre sa vie et la traduction. Son expérience d’étudiant à Salamanque a façonné son goût pour la traduction, c’est ensuite la traduction qui met sa vie en péril. En effet, l’épisode tristement célèbre de son emprisonnement dans les geôles de l’Inquisition est dû, en partie, à sa traduction du Cantique des Cantiques. Fray Luis vit à une époque où la traduction de la Bible en langue vernaculaire est férocement réprimée, et son activité philologique est entravée par les contraintes qui pèsent alors sur ceux que l’on accuse de « judaïser ». Mais cet événement fâcheux n’arrête pas notre traducteur. À sa sortie de prison, fray Luis continue, plus que jamais, de traduire. Son aspiration ultime est d’obtenir la chaire de Bible à l’université de Salamanque : il l’obtient en 79, ce qui lui permet de faire confluer sa charge d’enseignement et sa tâche de traducteur. Son œuvre vise à offrir au peuple espagnol les trésors de la littérature antique dans sa langue maternelle, d’une part, et de redonner ses lettres de noblesse au castillan, d’autre part. En cela, fray Luis est un modèle d’humaniste de la Renaissance. Ce premier chapitre brosse ainsi un aperçu historique de la vie de fray Luis en tant que traducteur officiant dans cette époque si particulière qu’est l’Espagne du Siècle d’Or. 1. Les années de formation Il ne faut pas entendre par ce titre que fray Luis aurait été « formé » dans ce que l’on pourrait appeler une « école de traducteurs ». Le terme « école de traducteurs » est d’ailleurs très controversé. Selon Julio-César Santoyo, pour qu’il y ait « école », il faut qu’il y ait un mécène qui réunisse autour de lui et de son immense bibliothèque des traducteurs, grassement payés, dont la mission est de récolter à l’étranger des textes à traduire. Fray Luis ne présente rien de tout cela. Il travaille seul et n’est l’agent de personne. Malgré tout, il ne traduit pas à partir de rien, et ses traductions résultent, en partie, de la formation intellectuelle qu’il reçoit lors de ses années étudiantes : cet héritage médiéval implique une approche des textes et une conception de l’acte traductif toutes particulières, qu’il convient d’étudier de près si l’on veut mieux saisir le travail du traducteur. L’apprentissage des langues La maîtrise des langues est sans doute la première chose qui vient à l’esprit, lorsque l’on songe à la formation d’un traducteur, qu’il soit de notre époque ou de celle de fray Luis. Pour traduire, il faut avant tout connaître les deux langues, celle du texte à traduire et celle dans laquelle on traduit. Cette réflexion, qui semble aujourd’hui être un truisme, ne l’était certainement pas au XVIe siècle. Que l’on songe, pour s’en convaincre, à cette confession (vraie ou non) de l’Infant Don Pedro du Portugal, qui présente au roi Don Duarte son frère sa traduction du De officiis de Cicéron : Y así, Señor, aunque el tomo entero puede ser considerado mal traducido, creo que (mi) versión del último libro es la peor, puesto que, en algunos lugares, aunque no muchos, yo casi escribía a la ventura, sin entender lo que el texto decía C’est pour cette raison que l’historien refuse l’appellation « école de traducteurs de Tolède ». Voir Julio-César Santoyo, « La Edad Media » dans Historia de la traducción en España, éd. Francisco Lafarga et Luis Pegenaute Rodríguez, Salamanque, Ambos Mundos, 4, p. Fray Luis – dice Vossler – fue un traductor modelo: no tradujo nada ni por encargo, ni por dinero. Sus traducciones proceden del impulso íntimo de su propia inclinación. Cité dans Cristóbal Cuevas García, éd. De los Nombres de Cristo, Madrid, Cátedra, 77, p. . Cité dans Peter Edward Russell, Traducciones y traductores en la Península ibérica: (-5), Bellaterra, Université de Barcelone, 85, p. En fait, il y a peu de bons latinistes dans la péninsule ibérique des XVe et XVIe siècle, et la plupart des traducteurs ont recours à des traductions secondaires, en italien ou en français. C’est Leonardo Bruni qui, le premier, met l’accent sur cette nécessité de maîtriser parfaitement les deux langues lorsque l’on se mêle de traduction. Entre et , ce « pionnier de la théorie de la traduction » rédige son traité sur l’art de bien traduire, De interpretatione recta, et voici ce qu’il déclare : Así pues, la traducción correcta es una tarea extremadamente difícil. Pues en primer lugar se ha de poseer el conocimiento de la lengua de la que se traduce, y éste no debe ser parco ni general, sino vasto, corrientemente practicado […] Después debe manejar de tal manera la lengua a la que quiere traducir, que en cierto modo la domine y la tenga todo en su poder Ces idées révolutionnaires de Bruni vont peu à peu s’étendre en Europe, et en Espagne, on retrouve cette même exigence de maîtriser parfaitement les deux langues sous la plume d’Alonso Fernández de Madrigal, dit el Tostado : Para hacer alguna interpretación – dice – son dos cosas a lo menos necesarias: la primera es entendimiento de la verdad que se interpreta. Lo segundo, perfecto conocimiento de aquellas dos lenguas de quien y a quien se traslada Qu’en est-il alors de notre traducteur espagnol, fray Luis de León ? Une chose est sûre, ce dernier est loin de traduire a la ventura comme avouait le faire l’Infant Don Pedro. Las lenguas de quien se traslada Au cours de sa formation à Salamanque et Alcalá, fray Luis apprend les trois langues sacrées de la Bible : le latin, le grec et l’hébreu. Le latin ou la grammatica Fray Luis commence son instruction à Madrid et Valladolid, puis arrive à l’université de Salamanque en octobre 42 pour y faire ses études de droit. Sur la façade de la vénérable D’après Maurilio Pérez González, es innegable que Bruni fue un pionero como teórico de la traducción. Voir Maurilio Pérez González, « La traducción literaria según Leonardo Bruni » dans La recepción de las artes clásicas en el siglo XVI, éd. Luis Merino Jérez, Cáceres, Université d’Extrémadure, 96, p84. Traduit du latin vers l’espagnol par Maurilio Pérez González. Voir Maurilio Pérez González, « Leonardo Bruni y su tratado De interpretatione recta », Cuadernos de Filología Clásica. Estudios latinos, 8, 95, p‑1. Cité dans Historia de la traducción en España, op. cit., p-5. université, le médaillon des Rois Catholiques représente la visée essentielle de ce foyer intellectuel : diffuser le savoir humain, systématisé par les sept arts libéraux du Moyen-Âge que sont la grammaire, la rhétorique, la logique ou dialectique (trivium), l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique (quadrivium) . Or, comme le rappelle Rafael Lazcano González, la pratique de la traduction fait partie du trivium : fray Luis se fait donc traducteur dès ses premières années d’étudiant. De ces « trois voies », la grammaire en est la première et principale, puisque c’est en comprenant le fonctionnement de la langue que l’on peut ensuite tâcher de raisonner (par la logique) et de persuader (par la rhétorique). Il faut comprendre « grammaire » comme synonyme, à l’époque, de « latin ». Savoir la grammatica, c’est avant tout savoir le latin. Depuis les bancs de l’université de Salamanque, fray Luis jouit ainsi d’un contact direct avec les auteurs classiques latins : Virgile, Cicéron, Salluste, Ovide forgent la culture et la « grammaire » du jeune étudiant. C’est donc tout naturellement que fray Luis devient latiniste : en franchissant les portes de l’université de Salamanque, l’apprenti traducteur se plie à un enseignement parfaitement codifié et hiérarchisé, pyramide intellectuelle dont les fondations sont la bonne maîtrise du latin. À l’époque, qui ne connaît pas cette langue est un « idiot » – ce que rappelle Sebastián de Covarrubias dans son Tesoro de la lengua castellana : El español llama idiota al que teniendo obligación de saber o latín o facultad, es falto e ignorante en ella, o al incapaz que intenta el arte o ciencia que no ha estudiado . L’apprentissage des autres langues à partir desquelles fray Luis traduit est moins évident. L’essor progressif de l’hellénisme Même s’il semble que fray Luis ait préféré traduire les auteurs latins plus que les auteurs grecs, celui-ci connaît également la langue grecque qu’il tâche d’apprendre depuis son plus jeune âge, comme il le clame dans son discours pour obtenir la chaire de Bible, le novembre Voir Gaspar Morocho Gayo, « Humanismo y Filología poligráfica en Cipriano de la Huerga. Su encuentro con fray Luis de León », Ciudad de Dios: Revista agustiniana, vol.4, n°2, 91, p86. Rafael Lazcano González, « La traducción del libro de Job, de Fray Luis de León », Religión y cultura, 1, 7, p. . Sebastián de Covarrubias, Tesoro de la lengua castellana o española. Edición integral e ilustrada de Ignacio Arellano y Rafael Zafra, Madrid-Francfort-sur-le-Main, Iberoamericana-Vervuet, 6, p5. 79 : no comencé a aprender los principios de la gramática griega […] seis meses ha, sino desde mi primera edad me apliqué al estudio de todo esto que he dicho . Pourtant, comme le rappelle José Francisco Ruiz Casanova, les traductions depuis le grec restent assez rares dans l’Espagne du XVIe siècle. À partir de la deuxième moitié du siècle seulement, elles commencent à se développer, mais très progressivement. Ce n’est pas faute d’enseigner le grec à l’université. En effet, en , le pape Clément V ordonne par décret d’enseigner le grec, l’hébreu, l’araméen et l’arabe dans cinq hauts lieux de la chrétienté : Rome, Bologne, Oxford, Paris et… Salamanque, où fray Luis commence ses études . Malgré tout, l’enseignement du grec n’occupe pas, dans la péninsule ibérique, la même place que celui du latin, et il n’y a qu’à rappeler la célèbre polémique qui oppose Leonardo Bruni – le « pionnier de la théorie de la traduction » dont il était question plus haut – à Alonso de Cartagena pour se convaincre du peu d’avancée en matière d’études helléniques dans l’Espagne d’alors . Si le premier a reçu en Italie de son maître Manuel Chrysoloras ce que Laurence Bernard-Pradelle nomme un « désir du grec », le second doit bien avouer qu’il ignore cette langue. Ainsi, la formation médiévale des étudiants espagnols ne prévoit pas l’apprentissage du grec aussi solidement que le latin. Si fray Luis en vient à maîtriser cette langue, c’est sans doute parce que c’est l’une des langues sacrées de la Bible, et que le jeune moine augustin évolue dans l’orbite des érudits qui développent les études bibliques en Espagne. Mais c’est sans doute l’hébreu qui va avoir le plus de poids dans la formation intellectuelle de fray Luis. L’hébreu, « langue première » Cette langue, fray Luis va l’apprendre, avec patience et passion. C’est en 56 qu’il rencontre fray Cipriano de la Huerga : le grand hébraïste espagnol, qui détient la chaire de Bible Cité dans Eugenio Asensio, « Fray Luis de León y la Biblia », Edad de oro, 4, 85, p. . Voir José Francisco Ruiz Casanova, Aproximación a una historia de la traducción en España, Madrid, Cátedra, , p. Voir Historia de la traducción en España, op. cit., p9. Voir, par exemple, María Morrás Ruiz-Falcó, « El debate entre Leonardo Bruni y Alonso de Cartagena: las razones de una polémica », Quaderns: Revista de traducció, 7, 2, p. -57. Laurence Bernard-Pradelle, « Autour de la figure pionnière de Manuel Chrysoloras : peut-on parler d’une école de traducteurs de la première génération à Florence ? » dans Traduire les Anciens en Europe du Quattrocento à la fin du XVIIIe siècle : d’une renaissance à une révolution ?, éd. Laurence Bernard-Pradelle et Claire Lechevalier, Paris, Université Paris Sorbonne, , p5. Voir à ce sujet Emilia Fernández Tejero et Natalio Fernández Marcos, « Biblismo y erasmismo en la España del siglo XVI » dans El erasmismo en España, éd. Manuel Revuelta Sañudo et Ciriaco Morón Arroyo, Santander, Sociedad Menéndez Pelayo, 86, p7-8. à l’université d’Alcalá de Henares, va avoir une influence capitale dans la formation intellectuelle de notre traducteur – j’aborderai plus bas les conséquences de cette rencontre. La maîtrise de l’hébreu est fondamentale pour le travail traductif de fray Luis, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, parce que savoir l’hébreu permet à fray Luis de lire le texte biblique directement à la source, sans être esclave des traductions latines qui circulent à l’époque – la Vulgate de saint Jérôme, seule version alors autorisée, ou bien les traductions latines très littérales de Sanctes Pagnini et Vatable. Non seulement la connaissance de l’hébreu dispense fray Luis des traductions latines intermédiaires, mais cela lui évite aussi de devoir faire appel aux intermédiaires savants qui encadrent les traductions depuis l’hébreu. En effet, lorsqu’Antonio de Nebrija, un siècle avant fray Luis, commence à implanter en Espagne le goût pour la philologie et l’idée qu’il faut réviser le texte de la Vulgate de saint Jérôme, celui-ci, ne maîtrisant pas l’hébreu, est bien obligé de consulter en permanence rabbins et docteurs hébraïsants. À la différence de Nebrija, donc, fray Luis ne semble pas avoir besoin de savants juifs pour réaliser ses traductions bibliques, et les commentaires linguistiques qui étayent sa traduction du Cantique des Cantiques et de Job montrent suffisamment sa maîtrise de la langue. Mais surtout, au-delà de ces aspects pratiques que confère à fray Luis sa connaissance de l’hébreu, il en découle une autre conséquence, bien plus importante celle-là, à savoir l’aspect profondément hébraïque qui imprègne toute l’œuvre luisienne. Cet aspect, qui jusque-là avait été peu étudié par la critique, a récemment motivé plusieurs travaux de recherche. Mon intention n’est pas de tomber dans l’exagération qui consisterait à faire de l’hébreu et des études hébraïques la seule et unique grille de lecture des traductions luisiennes. Cependant, je crois qu’il ne faut pas non plus négliger l’impact qu’ont pu avoir pour fray Luis ces années de formation auprès de Cipriano de la Huerga, l’amitié nouée avec Arias Montano et l’initiation aux sciences talmudiques. Si cet aspect hébraïque a souvent été mis en lumière dans la traduction du Cantique des Cantiques et De los nombres de Cristo, il reste encore à prouver dans les autres traductions luisiennes : c’est l’un des objectifs de cette thèse, et cette question sera traitée dans les prochains chapitres. Latiniste, helléniste et hébraïste, fray Luis remplit parfaitement les conditions dictées par Leonardo Bruni et le Tostado concernant les langues à partir desquelles il traduit. Par ailleurs, et cela n’est pas étonnant, à sa profonde connaissance des langues-sources s’ajoute une admirable maîtrise de la langue-cible.
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