Tracer des limites, les franchir
Frontière : le même et l’autre (et ce qui tient des deux)
En quittant l’acception purement territoriale précédente et examinant les emplois les plus courants du mot « frontière », on observe que le rapport à « l’autre » – appellation certes trop large – est toujours sous-jacent. Cependant s’il est vrai, comme le rappelle Jean-Pierre Vernant, que l’image de soi se construit dans son vis-à-vis, celui-ci a des visages différents et des traits parfois flous : étrangers pour les autochtones, nomades pour les sédentaires, esclaves pour les hommes libres, auxquels on pourrait ajouter les morts pour les vivants, les dieux pour les mortels, etc. Sur un même ensemble de personnes, les frontières ainsi dessinées sont multiples et se superposent, sans coïncider : on peut être à la fois étranger et homme libre, autochtone et esclave. Et, comme dans le cas précédent des territoires, chaque frontière instaure entre des groupes une relation qui peut être envisagée à deux, mais aussi à trois : le même, l’autre et ce qui tient des deux7 . Pour en donner un exemple simple, certains groupes de personnes peuvent nomadiser dans les périodes où les pâturages le permettent et se fixer lorsque ce n’est plus le cas : qualifiera-t-on ces groupes de nomades dans un cas et de sédentaires dans l’autre ? Et définir un « étranger » est un exercice encore plus redoutable : y a-t-il un vis-à-vis qui lui fait face et permet de le qualifier ainsi ? Il peut être intéressant d’examiner quels concepts élabore, à partir de situations concrètes, une discipline dont l’objet est d’abstraire. Parce que le mot « frontière » est employé dans des contextes très variés, la topologie mathématique utilise de façon imagée les mots de « frontière », d’« intérieur » et d’« extérieur », illustrant ce qui a été dit sur une relation qui peut être à deux, mais aussi à trois (voir l’annexe 1 pour plus de détails).Ce détour fait apparaitre la frontière comme un espace tiers, plutôt que comme une ligne de séparation nettement définie. Il montre aussi qu’on peut définir autant de frontières sur le même ensemble de personnes qu’il existe de critères : il en résulte un « pavage » de l’ensemble par ces différentes frontières.
Objet de la recherche
Ce qui précède invite à définir le mot « frontière » comme un lieu où deux espaces entrent en contact, avec une double fonction : pont pour rencontrer « l’autre », barrière pour le repousser. L’objet de la recherche présentée ici est de montrer qu’il existe de tels lieux intermédiaires dans la Syrie de l’Âge du Bronze récent, et de mettre en évidence quelques-uns de ces « entre-deux » qui voient à la fois échanges et affrontements. Il aurait été à la fois irréaliste et inutile de tenter d’établir une liste exhaustive de ces « frontières » ainsi définies, étant donné la diversité des champs conceptuels dont elles relèvent : géopolitique, linguistique, etc. Nous avons retenu certaines d’entre elles qui, même étudiées depuis longtemps, nous paraissaient l’avoir été sous un autre angle. Ce sont les questions que nous nous posions à leur sujet qui ont déterminé un choix qui aurait pu être autre. Voici quelques-unes de ces questions : – Lorsque plusieurs autorités se superposent « verticalement » (celle du lieu, celle d’un État plus puissant dont la première n’est pas indépendante), les institutions ne dessinentelles pas des frontières, qu’on peut appeler juridiques ou économiques, autour de la question « de laquelle relève-t-on ? » ? – Lorsqu’un État fixe des frontières (au sens le plus habituel de ce terme) à un autre État, que vise-t-il effectivement : celui-ci ou une troisième partie ? – Existe-t-il des langues qui soient elles-mêmes des frontières (entre d’autres langues) ? – Les choix politiques d’un État sont-ils déterminés par le fait d’être « sur la frontière » (entre deux empires puissants) ? – Pourquoi des individus, des groupes traversent-ils les frontières ? – Est-on étranger « à », ou « un » étranger (sens relatif ou absolu) ? Leur formulation même montre qu’on ne peut les aborder, encore moins y répondre, sans faire appel aux concepts de disciplines telles que le droit, l’économie, la linguistique, … : une grande humilité s’impose.
Aire géographique choisie
L’ensemble de référence se compose des personnes vivant entre le XIVe siècle et le début du XIIe avant Jésus-Christ au sein d’une aire géographique qui a pour foyer la Syrie. Il lui associe en tant que de besoin des États qui lui sont proches géographiquement (ceux de la côte méditerranéenne jusqu’à Tyr et au-delà) ou qui jouent un rôle majeur à son égard entre les XIVe et XIIe siècles : le Mitanni, l’Égypte, l’Anatolie et la Mésopotamie. Nous appellerons Syrie la région délimitée à l’ouest par la Méditerranée, au nord par le mont Amanus et le fleuve Oronte, à l’est par l’Euphrate (et ses affluents : Baliḫ et Ḫabur) de la grande boucle du fleuve jusqu’à la Babylonie et enfin au sud par le désert syro-arabique.Elle se compose de milieux très différents : côte méditerranéenne, vallée de l’Euphrate lorsque celui-ci débouche des montagnes puis traverse la steppe, domaine dit « des marges arides ». L’eau qui permet l’agriculture vient du ciel9 ou des fleuves. Les puits de l’ouest font écho aux canaux de l’est. Une telle diversité n’a pas empêché cette région du Proche-Orient ancien d’être un lieu d’échanges intenses, qu’ils soient politiques, commerciaux ou culturels. Les voies terrestres de circulation ont de longue date sillonné la Syrie, relié la côte méditerranéenne à l’intérieur des terres et rejoint l’Euphrate. Celui-ci, en traversant sur une longue étendue une région aride, a joué un rôle déterminant dans l’établissement de liens étroits entre le monde mésopotamien et la Syrie du nord (et au-delà l’Anatolie). Les voies maritimes ont, elles aussi, favorisé des échanges entre des régions qui y avaient un intérêt commun. Les montagnes quant à elles n’ont jamais formé un obstacle infranchissable. En raison peut-être de cette diversité, la Syrie se caractérise dès les premiers siècles du IIe millénaire par la présence de nombreuses villes, sièges de royaumes qui ont une politique et une diplomatie propres. Cet éclatement, qui persiste dans la seconde moitié du millénaire, rend ces petits royaumes vulnérables lors de la montée en puissance successive dans la région des quatre grands empires, égyptien, mitannien, hittite et assyrien. Cependant, il explique aussi que les villes de Syrie gardent des personnalités variées et que les langues parlées diffèrent, même si l’akkadien est la langue écrite des échanges internationaux, commerciaux ou diplomatiques.
Période choisie
Le choix de la période, XIVe siècle10- début du XIIe siècle, est guidé par deux considérations principales : le grand bouleversement que constitue le XIVe siècle dans une histoire qui connaîtra un développement dramatique au début du XIIe siècle et l’abondance de la documentation écrite concernant la Syrie, accentuée par l’apparition d’une écriture cunéiforme alphabétique à Ugarit.Le XIVe, un siècle de calamités ? Il est tentant de décrire le XIVe siècle avant notre ère dans des termes qui ressemblent à ceux que l’historienne Barbara Tuchman a employés pour le XIVe après notre ère11, ce siècle de la peste noire, de guerres et de famines incessantes où les champs, lorsqu’ils n’ont pas été dévastés par les combattants de l’un ou l’autre camp, sont en jachère, faute de bras. Lorsque le Proche-Orient ancien émerge des « siècles obscurs » au début du XIVe siècle avant notre ère, deux des quatre grandes puissances de l’époque étendent leur ombre sur la Syrie : au nord le Mitanni, alors au faîte de sa puissance, et au sud l’Égypte. L’empire hittite émerge tout juste de graves troubles intérieurs et doit faire face à des attaques qui partent des rives du Pont jusqu’à la Méditerranée. La Babylonie est absorbée par ses luttes contre les montagnards du Zagros et l’Élam. L’Assyrie, quant à elle, est encore sous domination mitannienne et peine à se faire reconnaître, notamment par l’Égypte, comme une grande puissance à l’égal des quatre autres (voir cartes page suivante). Le XIVe siècle va voir un grand bouleversement géopolitique. L’Égypte d’Aménophis III se rapproche du Mitanni devant la montée hittite. Sous l’impulsion de Šuppiluliuma I, qui va mener trois campagnes syriennes pendant la première moitié du XIVe siècle pour asseoir son autorité sur la Syrie du nord, puis celle de son fils Muršili II, l’empire hittite devient en effet une puissance majeure en Syrie, au détriment de l’Égypte et du Mitanni. À noter que ses armées ramènent de Syrie la peste (nom générique donné aux épidémies), qui va être un fléau durable. La puissance du Mitanni décline à tel point après sa défaite par les Hittites qu’Aššuruballiṭ I saisit cette occasion pour débarrasser l’Assyrie de sa tutelle. En raison de luttes internes pour le pouvoir, le Mitanni disparaît en tant que puissance politique et est remplacé par deux royaumes, l’un à l’ouest de l’Euphrate sous tutelle hittite et l’autre à l’est sous tutelle assyrienne : le Ḫanigalbat, qui vont jouer le rôle d’États tampons entre les Hittites et les Assyriens jusqu’au XIIIe siècle. L’Assyrie réduit alors le Ḫanigalbat au statut de simple province, dirigée par un membre de la famille royale assyrienne. La Babylonie, bien qu’elle conserve un grand rayonnement culturel, voit son importance politique décliner pendant que celle, économique, politique et militaire de l’Assyrie s’accroît.
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