Towa et la critique de la négritude senghorienne
la centralité de l’émotivité dans la négritude senghorienne Dans la négritude senghorienne l’émotion occupe une place importante. Si la négritude se définie comme « l’ensemble des valeurs de la civilisation du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les œuvres des Noirs »14 , il est aisé de remarquer, pour lui, que l’émotivité du Nègre constitue un des plus grands « dons » qui lui soit offert. L’émotion est généralement définie comme un mouvement, une réaction affective subite et involontaire souvent accompagnée de manifestations physiques, provoquées par un sentiment intense de peur, de colère, de surprise ou de joie. C’est un état de conscience assez complexe, généralement immédiat, accompagné de troubles physiologiques, c’est-à-dire pâleur ou rougeur de la peau, sensation de malaise, tremblements, incapacité de bouger ou agitation, etc. C’est ce qui fait dire à Lachelier : « Il n’y a, ce me semble, émotion que là où il y a choc, secousse. On devrait, par suite, appeler émotion l’action exercée sur la volonté (au sens large) par une représentation ou une affection simple, action qui provoque ensuite la réaction de la volonté. »15. Ce qui revient à dire que l’émotion est incontrôlable, le sujet ému est incapable d’agir, il ne peut que subir l’émotion. Ce n’est qu’une fois après que la volonté réagit. Si pour l’auteur de cette affirmation, l’émotion est la cause des manifestations et ces dernières sont les effets, d’autres théories soutiennent que ce sont les manifestations qui sont la cause de ce que l’émotion est l’effet. Il y a une troisième catégorie de penseurs qui soutiennent qu’il n’y a ni cause ni effet, mais plutôt simultanéité ; autrement dit ce que les manifestations extérieures expriment objectivement, les états de conscience corrélatifs l’expriment de manière subjective simultanément. C’est deux entités, à savoir l’état de conscience et les manifestations, constituent le sujet ému. Chez Senghor, il n’y a pas cette séparation entre cause, effet et sujet. Les manifestions, l’émotion et l’objet émouvant sont indissociables. Le Nègre a biologiquement cette particularité. Il est naturellement émotif. Sa faculté d’être ému se traduit par l’entrée en communion avec l’objet qui est devant lui. Il y a une fusion nette entre l’objet et le Nègre. La symbiose et telle qu’il s’identifie à l’objet avec lequel il entre en contact. Il y a une telle participation à l’objet que leur nature se trouve entremêlée, leurs substance confondue et désormais indissociables. Il n’y a plus aucune distinction faite entre l’objet au Noir. Etant naturelle et biologique, l’émotion est incontrôlable 14 Senghor, L.S., Liberté 3 : la civilisation de l’universel, op. cit., p. 90. 15Lachelier, Les théories physiologiques intellectualistes de l’émotion, in œuvres de Jules Lachelier, Paris, Ed. Alcan, 1933 pp. 10-11. 14 et irrémédiable. Elle s’impose à lui. C’est ainsi qu’il souligne : « la nature même de l’émotion, de la sensibilité du Nègre explique l’attitude de celui-ci devant l’objet, perçu avec une telle violence essentielle. C’est un abandon qui lui devient besoin, attitude de communion, voire d’identification »16 .Il sent la réalité, l’essence de l’objet et simultanément son essence. C’est pour cette raison que toute la nature qui l’entoure est considérée comme animée par des forces. C’est ce qui fait, selon Senghor, que le Nègre soit animiste. Le monde qui l’entoure est personnifié, en d’autres termes « animé d’une présence humaine. Elle s’humanise au sens étymologique et actuel du mot. Non seulement les animaux et les phénomènes de la naturepluie, vent tonnerre, montagne, fleuve, mais encore arbre, caillou se font homme » 17 . Cela s’explique par le fait que, si l’autre est, à la fois, autre et soi, donc il possède une âme et des désirs. Bref, il est miroir-copie de soi. Donc tout doit être traité avec les égards qu’il se doit. Ce comportement avec l’objet est similaire à celui qu’il entretient avec ses semblables. C’est une forte attitude de fusion avec la personne qui détermine la valeur de ses interactions. Il communie avec chaque homme, sans distinction de nationalité, de race, de condition sociale ou d’appartenance politique. Son sens de l’hospitalité, de solidarité et de partage lui vienne de son essence émotive. Le Nègre est quelqu’un qui montre toujours sa joie (sourire ou dance) dès qu’il voit l’autre, on soit plus disposé de partager avec un homme de belle humeur qu’avec un homme fermé et crispé. L’émotion permet de connaitre, de partager et d’exposer ses états d’âme comme la joie. Mais cette description de l’émotion est-elle seulement senghorienne ? Cette description senghorienne de l’émotion semble rejoindre, à première vue, celle de J.P.Sartre. Au-delà des deux phénomènes physiologique et psychologique qui la composent, pour Sartre également, l’objet et le sujet ému sont indissociable, « le sujet et l’objet émouvant sont unis dans une synthèse indissociable »18. Ce qui revient à dire que cette émotion regroupe à la fois l’objet qui émeut et le sujet qui est ému. C’est un moyen d’appréhender le monde. Pour Sartre, la personne qui s’émeut est incapable de changer la réalité qui est devant lui. Et dans une tentative de transformer le monde, il s’émeut. « Ainsi la conscience le saisit ou tente de le saisir autrement. C’est-à-dire se transforme précisément 16 Senghor, L.S., Liberté 1 Négritude et Humanisme, op cit. p.24 17 Ibid., pp.24-25 18Sartre, Jean Paul, Esquisse d’une théorie des émotions, Ed. Seuil 1939, P.39. 19 Ibid., p. 43 15 pour transformer l’objet » 19 . Ce qui veut dire que le sujet, dans l’incapacité et la faiblesse, fait violence à sa personne pour appréhender le réel. C’est dans cette lancée qu’il soutient, et exactement comme dans la théorie senghorienne qui définit l’âme du Nègre, que : « la conduite de l’émotion n’est pas sur le même plan que les autres conduites, elle n’est pas effective. Elle n’a pas pour fin d’agir réellement sur l’objet en tant que tel par l’entreprise de moyens particuliers »20. Au contraire dans l’émotion « c’est le corps qui, dirigé par la conscience, change ses rapports au monde pour que le monde change ses réalités »21. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de rapport direct de transformation sur le réel. C’est plutôt le sujet qui se transforme dans l’incapacité de changer un donné réel. Toutefois il y a une différence entre la conception sartrienne et la conception senghorienne de l’émotion. Chez le premier, il y a une incapacité du sujet à changer le réel et chez le second, l’incapacité s’accompagne d’une volonté de laisser à l’objet son être, son soi qui est désormais une identité partagée avec le sujet qui s’émeut. Mais tous les deux défendent l’idée commune selon laquelle l’émotion réunit dans une synthèse indissociable le sujet et l’objet. La conception senghorienne est très radicale. Parce que, pour lui, l’émotion est très développée chez le Nègre, voire indissociable de lui car, étant intrinsèquement liée à sa biologie. C’est un caractère génétique comme la couleur de sa peau ou le type crépu de ses cheveux. Sur quoi se base Senghor pour faire une affirmation d’une telle ampleur ? Pour étayer ses propos, Senghor fait appel aux résultats des études biologiques, il remarque que c’est le groupe sanguin(O) qui est le plus dominant en Afrique, le groupe sanguin (A) en Europe et le groupe sanguin (B) en Asie. Chaque groupe sanguin exprime un tempérament différent. « C’est ainsi, affirme-t-elle (Léone Bourbel) que l’organise de sang(O) se signale par une adaptabilité extrême et inconditionnée (tempérament mélodique), celui de tempérament (A) par une adaptabilité sélective à prédominance affective (tempérament harmonique) »22. Ce mouvement d’ouverture et d’interpénétration est génétique chez le Nègre. Ce n’est pas pour rien que le groupe sanguin (o) est appelé par les biologistes « un donneur universel », ce qui est ouvert à tous. Il est capable de s’adapter à tous les organismes qui le reçoivent. Ce pouvoir génétique d’épouser tout c’avec quoi il entre en contact, prévaut aussi dans le contact avec tout objet qui est devant lui. Ce pouvoir d’entrer en 20 Ibid., p. 44 21 Idem. 22 Senghor, L.S., Liberté 5 : le dialogue des cultures, Paris, Ed. Seuil, 1993, pp. 118-119 16 symbiose ne dépend pas seulement de la volonté qu’a le sujet mais il est poussé par les lois naturelles biologiques. La particularité de Senghor est d’avoir affirmé que le Noir est biologiquement émotif. Mais a-t-il été le premier à l’affirmer ? Après avoir séjourné longtemps en Afrique, l’ethnologue et l’anthropologue allemand Leo Frobenius avait fait le constat que les Noirs étaient essentiellement émotifs, et que cela n’était pas un handicap. Pour lui, nous avons hérité une mauvaise image de la civilisation africaine, son expérience lui a montré que les Africains étaient « civilisés jusqu’à la moelle des os »23. Et pour lui, toute cette civilisation tourne autour de l’émotion. Cette dernière est très développée chez le Nègre. En faisant une étude comparative entre la civilisation hamitique et la civilisation éthiopienne, il remarque que ces deux civilisations sont très différentes. Le Nègre a une faculté intuitive (Ergriffenheiten) très développée. Il se caractérise par le don de soi, « une volonté de compréhension, (une explication par) le symbole, une nature rêveuse, un sens du réel, un mystique »24. Et cette « réception de la réalité signifie faculté d’être ému par l’essence des phénomènes » 25. Alors que la civilisation hamitique se caractérise par l’importance accordée à l’animal, un régime matriarcal, etc. Ils se caractérisent par la faiblesse de l’émotion. Comme l’atteste le traitement dont étaient victimes les souffrants ou agonisants. Alors les Ethiopiens accordaient une mystérieuse attention même aux choses les plus insignifiantes comme une plante ou un petit animal. Comme s’ils pouvaient comprendre ou avait une âme. Pour Frobenius « ces hommes(les éthiopiens) vivait dans une communion avec les plantes, ils se sentaient identiques avec elles »26. Ainsi l’idée senghorienne que le Nègre était par essence émotif est fortifiée par l’expérience de grands penseurs et ethnologues à l’instar de Sartre ou de Frobenius. Ce qui nous fait soutenir qu’il a été influencé par ses deux penseurs. Mais le fait qu’il soit influencé par ces deux penseurs n’est pas fortuit.
La prédominance du dialogue dans la négritude senghorienne
Contrairement à l’opinion la plus répandue, il s’agit avec Senghor de comprendre, qu’un homme blaisé et meurtri peut choisir une autre forme de réplique que la méthode armée pour imposer sa reconnaissance. C’est ce à quoi Senghor s’est attelé à démontrer dans sa négritude. Même si elle peut, à certains moments, être révoltante ou révolutionnaire, nous pouvons considérer que la négritude senghorienne est dominée par le dialogue. Mais à quoi renvoie le terme dialogue et pourquoi le choix de cette arme ? Le dialogue est une faculté du langage. Il est avant tout opposé à l’action mécanique, physique. Même s’il peut avoir une fonction conative ou appellative, il est souvent opposé aux armes et à la révolte. La négritude senghorienne se veut essentiellement dialogue. Elle se base sur une interaction réfléchie et sur la tolérance. L’intention du dialogue impose l’échange, elle aussi une acceptation réciproque. Avec le dialogue, la violence de l’interlocuteur est atténuée devant la proposition d’une méthode plus douce. Dans le dialogue on propose des noms, définitions, concepts et visions dans une discussion à l’amiable. Pour faire surgir le désir de compréhension et l’acceptation de ses requêtes, dans la reconnaissance de l’autre. « Le dialogue c’est toujours reconnaitre la présence irréductible d’un vis-à-vis, en même temps que l’existence d’une intersubjectivité partagée, voire une fusion au terme de laquelle deux particularités se reconnaissent dans une troisième »38. Cela signifie que le dialogue est avant tout une reconnaissance de l’autre. C’est après la reconnaissance de soi et de l’autre que l’on peut prétendre à un échange de connaissance. Chacun des deux entités se reconnaissent dans cet échange. Donc le dialogue peut être un moyen pour la reconnaissance mutuelle. Mais il faut remarquer que le dialogue est une arme particulière certes, mais c’est une arme comme les autres. Ce qui nous pousse à nous poser la question de savoir pourquoi le choix de cette arme. Senghor pose d’abord le fait que le Noir est un être de pardon. Il est incapable d’haïr durablement. Cette faculté est intrinsèquement liée à son émotivité. Il est incapable de vouloir du mal à l’autre délibérément. En entrant en communion avec l’objet ou l’être qui est devant lui, leurs essences se trouvent entremêlées, il ressent simultanément la souffrance de l’autre. Il est sensible. De ce fait, faire du mal à l’autre revient à se faire du mal à lui-même. 38 Diagne, Mamoussé, Une ruse paysanne, in présence africaine, 90 écrits en hommage aux 90 ans du poèteprésident, profils UNESCO, 1997, 95e partie. 22 C’est pour cette raison que tout ce qui peut porter atteinte à la dignité du Noir est réglé autrement que par la violence. C’était tout le sens de « l’arbre à palabre » de nos ancêtres. C’était un lieu où l’on se regroupait pour discuter des affaires de la cité mais aussi pour régler les différends entre individus. Chaque partie opposée proposait ses arguments et les sages se concertaient pour donner le verdict et trancher entre les deux parties. Et cela reflète bien le sens du dialogue chez le Négro-africain. Marcien Towa ne voit pas la pertinence du dialogue avec l’Occident. Pour lui, l’état actuel de l’Afrique, sa dépendance et sa pauvreté sont dus, en grande partie, par l’exploitation abusive de la part de l’Occident. Ainsi, il ne sert à rien de vouloir dialoguer avec ce dernier puisque son seul but a toujours été la recherche de profits. C’est dire, avec lui, que l’Afrique doit entamer une forme d’interaction autre que le dialogue. C’est pour cette raison qu’il propose l’agir et la révolte devant l’impérialisme occidental. La révolution consistera à chercher de se procurer l’arme de la domination, qui est selon lui, la science et la technique. Ce mouvement sera synchronisé avec la lutte pour le renversement de l’autorité qui contraint la liberté. C’est une des raisons qui fait que Towa récuse la négritude de Senghor et notamment le dialogue, selon lui, elle contraint l’action du Noir et supprime la possibilité de révolutionner sa situation actuelle. Senghor investit la dimension révolutionnaire du mouvement de la négritude jusqu’ à faire coïncider ce dernier à la soumission, au colonialisme, en insistant trop sur les sentiments. Senghor ne le voit pas de cet angle, il est convaincu de la pertinence du dialogue. Mais la prédominance du dialogue dans la négritude senghorienne est aussi à chercher dans la subjectivité de Senghor lui-même et notamment à l’importance qu’il accorde à la notion du pardon. Il est évident que l’Afrique a subi les pires souffrances avec l’esclavage et la colonisation. Des atrocités innommables, « () des millions d’hommes arrachés de leurs Dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la dance ; à la sagesse »39 . Pourtant Senghor insiste sur le pardon. Parce que, pour lui, le pardon est un préalable pour espérer un dialogue fructueux entre l’Afrique, jadis opprimée, et l’occident oppresseur. Ce pardon va permettre non seulement de raffermir les relations Afrique-Occident, mais aussi l’Afrique avec elle-même, car elle a aussi contribué à ce massacre. Ce pardon ne concerne pas 39 Césaire, Aimé, Discours sur le colonialisme, Paris, Ed. Présence africaine, 1955, p. 24. 23 l’occident seulement mais l’Afrique aussi. L’Occident est souvent indexé dans la traite, mais il ne peut pas y avoir d’acheteurs s’il n’y a pas de vendeurs. Et ces vendeurs étaient des africains qui livraient leurs frères africains. C’est un pas que l’Afrique doit faire car « nos frères ont pris part à l’histoire de l’ignominie qu’a été celle de la traite et de l’esclavage noir » 40. Il faut noter aussi que l’église est impliqué profondément à cette traite, c’est pour cela que les évêques ont demandé pardon pour eux et pour l’occident puisque « le pastorale de l’Eglise est concerné au plus haut point »41. De la même manière que nous devons accepter avoir commis des erreurs, nous devons également l’accepter pour l’occident. Ce qui fait que l’idée du pardon devient moins lourde si l’erreur est partagée. Ce pardon devient donc un passage indépassable pour tout africain, et préoccupe aussi bien l’Eglise que Senghor. Mais cette volonté de pardon chez Senghor prend des dimensions telles que l’on peut soupçonner qu’elle trouve son importance ailleurs, que posée comme simple préalable au dialogue. L’intérêt du pardon trouve sa signification dans la vie religieuse de Senghor. Il est très attaché à sa religion et à Dieu. Il est un fervent catholique. Dans sa jeunesse, il se donne pour vocation la prêtrise. Il est très influencé par les Pères Du Saint Esprit et les Pères Spiritains qui tenaient une mission où il a commencé ses études primaires. Il était même très déçu et affecté quand le Père Lalouse l’exclut de la mission pour le pousser à passer son baccalauréat à l’école publique. Pourtant Senghor était excellent en grec et en latin, mais le Père Lalouse le juge être trop têtu pour être prêtre. Arrivé en France, il reste profondément croyant. Il était un « tala ». C’était le nom donné aux jeunes étudiants qui allaient à la tous les dimanches. Il cherche Dieu partout, même dans le socialisme (il diverge avec Marx, entre autre, sur ce point car il est contre le socialisme athée). Il le trouve finalement chez Teilhard de Chardin. Il trouve que Dieu constitue le principal lien de cohésion sociale. Il constitue, pour lui, une libération spirituelle, une force qui permet de sortir de l’aliénation. Ainsi, l’idée de Dieu est au cœur de sa pensée. Senghor vit en communion avec les piliers qui soutiennent la religion chrétienne, qui sont, entre autres, l’amour du prochain et le pardon. L’homme qui pardonne et aime est proche de Dieu. « Quiconque aime provient de Dieu »42disait la première épitre de Jean. Son 40 Mpisi, Jean, Les évêques africaines et la traite négrière, le pardon de l’Afrique à l’Afrique, Paris, Ed. Harmattan, 2008, p. 5. 41Ibid., p. 113 42 La Bible, chapitre 4, verset7-8, Version Louis Segond, 1910 24 « éducation chrétienne a fortement impacté sur le choix du dialogue comme moyen d’expression. Et il ne viendrait jamais à Césaire ni à Damas l’idée de pardon. Léopold Sédar Senghor reste profondément marqué par son éducation chrétienne, ce qui le porte plus facilement à trouver dans le dialogue un instrument de rédemption : il est le poète non seulement de l’indulgence mais- ce qui est particulièrement exemplaire et courageux- de l’offrande de soi sur l’autel de la réconciliation humaine. »43 . Il y a un double aspect que nous pouvons retenir dans ces propos. D’abord le fait que Senghor opte pour le dialogue contre toute autre arme, causé par l’impact qu’a eu la religion chrétienne dans sa conscience. L’autre aspect c’est l’image de l’Afrique, qui incarne l’ « agneau de l’offrande » pour la réconciliation. L’Afrique, dans sa douceur et sa générosité, est proposée par Senghor comme l’élément qui doit pardonner pour permettre la « réconciliation humaine ». Pour lui, la souffrance que les Noirs ont subie est porteuse de fruits pour l’humanité toute entière. Le Noir est, en quelque sorte, assimilé au Christ, qui a été crucifié pour la rédemption des péchés. Avec le pardon on s’affranchit de l’emprise du passé pour donner un moyen de réveiller en nous nos potentialités. Toutefois pardonner n’est pas oublier. Au contraire pour pardonner, il faut que le mal soit reconnu par les victimes et par le coupable. De plus il ne s’agit pas de pardonner le crime, mais le criminel. En acceptant de le faire, on se libère de la captivité dans laquelle la douleur et le ressentiment nous enferme. Il ne supprime pas le passé, il empêche à la victime et à ses descendants de voir le passé dominer le présent et emprisonner le futur. Ce qui nous permet d’œuvrer vers un avenir meilleur. Si le dialogue prédomine dans la négritude senghorienne, l’idée de pardon est au début de toute tentative de dialogue. C’est ce qu’a compris Senghor qui le met au-devant de la scène. Avant d’entamer son arme favorite qui est l’ironie.
La question de la servitude de la négritude senghorienne
La critique se définie comme un examen raisonné et objectif qui s’attache à relever les qualités et les défauts d’actes et donner lieu à un jugement positif ou négatif. Et la critique towaienne à l’endroit de la négritude senghorienne est l’une des plus virulentes critique qui lui soit adressée. C’est une critique de nature négative. La critique s’attaque principalement à ce qui constitue la spécificité de la négritude de Senghor à savoir l’émotivité et le dialogue. Towa ne s’attaque pas à la notion d’émotion au sens large, à ces acceptions, mais à la conception senghorienne de l’émotion chez le Nègre. La particularité de Senghor et des intuitionnistes notamment Bergson, est qu’ils ne s’arrêtent pas seulement au sujet ému. Pour eux, sujet et objet émouvants sont intrinsèquement unis. Le sujet se trouve dans l’incapacité de se dissocier de lui, leur communion est parfaite. Il va même jusqu’à devenir un agent passif de cette union. Cette idée a été développée dans la partie concernant la centralité de l’émotivité dans la négritude senghorienne, mais retenons que c’est cette forme d’émotion chez le Noir et de son aspect immuable que critique Towa. Comment trouve-t-il cette définition ? Selon lui, quelles sont les conséquences qui découlent de la possession d’une telle faculté? En plus de l’affirmation de l’émotivité du Noir, Towa trouve également un manque d’engagement flagrant dans la négritude de Senghor. Est engager celui qui met en place des actes et des attitudes intellectuelles de prise de conscience de son appartenance au monde, celui qui abandonne une position de spectateur pour mettre en place sa pensée et ses actions au service de sa cause. L’engagement, défini comme tel, est à l’encontre des aspirations de Senghor, selon Towa. Et selon ce dernier, cette image entache l’intégralité des thèses senghoriennes de lutte pour la cause du Nègre. Pourquoi une telle accusation ? La négritude senghorienne souffre-t-elle réellement d’un manque d’engagement ? Avant de répondre à ces questions, tentons de savoir les tenants et les aboutissants de la critique de l’émotivité de la négritude senghorienne. la critique de l’émotivité dans la négritude senghorienne La plus grande tache sur la négritude senghorienne demeure, selon Towa, l’affirmation de l’émotivité biologique du Nègre. La critique s’attaque principalement à cette thèse. Pour lui, « un exposé du senghorisme, c’est avant tout l’analyse de l’émotion-féminité qui est le noyau de l’âme Nègre. »50. Ce qui signifie que toutes les théories du « senghorisme » et toutes les thèses sur la nature du Nègre tournent autour de l’émotion. Mais ce qui semble le plus choqué Towa ce sont les conséquences qui découlent d’une telle affirmation. La simple affirmation de l’émotivité du Nègre est d’une grande ampleur pour Towa, mais cela est accentué par le fait de biologiser l’émotivité du Nègre. De ce fait, le Nègre est incapable de se débarrasser de son émotivité, de la même manière que le zèbre est incapable de se débarrasser de ses zébrures ni de se comporter autrement qu’en zèbre. Son émotivité le pousse à entrer en communion avec l’objet qui est devant lui, leur nature se trouve confondue. Ceci est analysé par Towa comme une sorte de porosité, de perméabilité et de fragilité. Il est ainsi incapable de distinguer son être de l’objet. Ce qui apparait comme une identité immédiate qui se crée subitement, une indifférenciation incontrôlable par le sujet. Le Nègre se réduit ainsi à un être élémentaire qui ne jouit que de la sensibilité. Sa nature de s’émouvoir, selon Towa, le réduit à une chose, à de la simple matière ou à l’animalité tout simplement. Car tout être humain qui ne se limite qu’à une sensibilité équivaut à l’animal, puisqu’ils ont des facultés identiques, ce qui assimile le Nègre au mécanisme animal. Il est passif, un « fluctuant » c’est-à-dire un émotif primaire qui est déterminé par ses émotions imposées de l’extérieur. Selon Senghor, c’est l’objet qui le porte sur ses ondes jusqu’à la communion et à la symbiose finale, il n’y a aucune confrontation parce que le sujet ne prend aucune initiative, n’exprime pas d’exigence propre ; c’est-à-dire un agent passif de la nature. Même l’objet a plus de liberté que le sujet ; car c’est lui qui a la possibilité de porter le sujet jusqu’à la symbiose. Selon Towa, la théorie senghorienne nous montre un sujet réceptif, passif et féminin. Pour lui, Senghor admet que notre psychologie est l’expression de notre physiologie. Autrement dit, les structures de notre corps ou notre organisation nerveuse explique la mentalité du Nègre, sa manière de percevoir les choses. Et ceci semble être immuable. Mais si tel est le cas, selon Towa, « il y a longtemps qu’ils (les Noirs) auraient disparu de ce bas 50 Towa, Marcien, Identité et transcendance, Yaoundé, Ed. CLE, 1977 p. 114 32 monde » 51. Pour Towa cette théorie senghorienne est contraire à la pensée africaine. Les Africains, de par leurs contes pleins de sens, appellent à se méfier de l’émotivité primaire excessive « qui ne leur laisse pas le temps de réfléchir, d’évaluer froidement la situation pour trouver une parade au danger ».Mais est-ce les seules conséquences qu’a trouvées Towa dans l’affirmation de l’émotivité du Nègre ?
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