THEORIE ET PRATIQUE DES MODELES D’ERREUR HUMAINE

THEORIE ET PRATIQUE DES MODELES D’ERREUR HUMAINE

 Etudes de dangers : le facteur humain en question

Dans la section précédente, nous avons présenté l’objet technique barrage et un ensemble d’enjeux liés à celui-ci (techniques, économiques, politiques, environnementaux, de sécurité, etc.). Les barrages présentent, au sens du droit français, des risques technologiques majeurs. Ils font, de ce fait, l’objet d’une classification à laquelle sont associés différents niveaux d’autorisation et de contrôle de l’Etat. Dans cette section, nous présentons le cadre institutionnel dans lequel s’est inscrite cette thèse. Au sens large, cette démarche s’inscrit au sein d’une relation contrôleur-contrôlé des enjeux de sûreté hydraulique dans laquelle on peut isoler deux acteurs principaux : un service de contrôle de l’administration (les DREAL) et l’industriel, responsable d’ouvrage (la DPIH d’EDF). Enfin, notre démarche est inscrite dans le périmètre des études de dangers, vecteur essentiel bien que récent, de la relation de contrôle. Dans un premier temps nous décrivons, à travers une approche historique, les grandes structures organisationnelles de l’Etat pour le contrôle des installations à risque ainsi que le corpus réglementaire qui cadre les EDD. Nous décrivons ensuite les EDD de manière plus détaillée. En effet si elles s’inscrivent dans un ensemble plus large de prescriptions et de dispositions industrielles pour la sûreté, l’approche pluridisciplinaire et fonctionnelle des risques qu’elles ont apportée à la profession leur confère un statut privilégié dans la relation de contrôle. Ces EDD présentent enfin une opportunité significative de progrès dans la maîtrise des risques pour les responsables d’ouvrage. Certaines spécificités de l’approche française de l’EDD et de leur application aux barrages sont mises en évidence. Ces éléments permettent de dégager les contraintes associées à leur réalisation et donc, les moyens qu’il a fallu considérer dans le déroulement des travaux opérationnels de thèse qui consiste à concevoir et déployer un outil d’étude des FOH, dédié aux EDD des ouvrages de la DPIH. Nous présentons dans un deuxième temps un certain nombre d’évènements survenus sur le parc de la DPIH. Ces évènements font l’objet, en fonction de leur intensité (gravité) d’un traitement interne à l’Entreprise (REX) ou d’une information à l’administration. A l’instar des grandes leçons de l’expérience, l’analyse de ces évènements montre des origines techniques variées et confirment l’intérêt des FOH dans la maîtrise et/ou la dégradation des fonctions de sûreté. Pourtant, il semble exister différentes sortes de freins à leur intégration aux EDD, des limites techniques aux biais induits par les organisations et les méthodes. 1.2.1. Comprendre la relation de contrôle Les bases du rôle de l’Etat pour l’autorisation et le contrôle de certains établissements sont posées, en France dans un décret du 15 octobre 1810, portant sur les manufactures malodorantes, insalubres ou incommodantes. Dans un premier temps, nous verrons comment le rôle de l’Etat, aujourd’hui incarné par l’exercice des inspecteurs des installations classées, a évolué d’un rôle de mission à un rôle de gestion. Cet historique permet aussi la caractérisation d’un groupe d’acteurs (groupe objet)  et de ses modes d’action (Lourau, 1969). En effet, au-delà des aspects techniques et réglementaires, les notions d’identité et de culture sont constitutives de l’activité des services de contrôle des installations industrielles (Granier, 2012). L’autre groupe d’acteurs (groupe sujet) qui intéresse notre démarche est constitué des différents responsables d’ouvrages hydrauliques (essentiellement des industriels)70. L’une des démarches de sûreté principales de la DPIH, en termes de mobilisation de ressources et de priorité opérationnelle, est la réalisation d’EDD. Nous présentons les principaux choix d’organisation et de méthode de la DPIH en réponse à cette injonction réglementaire de 2007 ; choix largement déterminés par des dimensions culturelles des métiers d’exploitation hydraulique et les spécificités d’une école française de l’EDD. Evolution du contrôle des industries à risques en France En France, il est possible de tracer un principe d’intervention de l’Etat à l’adoption d’un décret le 15 octobre 1810 qui dispose qu’« à compter de [s]a publication […], les manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode, ne pourront être formés sans une permission de l’autorité administrative » (Baucomont et al., 1994 ; cités par Bonnaud, 2007). A la suite de ce décret, un conseil d’hygiène publique et de salubrité, composé essentiellement de médecins, est mis en place. Ce conseil est principalement chargé d’instruire les demandes d’autorisation administratives mais il est également missionné pour définir des motifs de classification de ces établissements (dangereux71, insalubres, incommodants…). Enfin, le conseil met en place au cas par cas des visites d’établissements, préalables aux autorisations (ces visites se systématisent rapidement). S’opère dès lors une modification du rôle de l’Etat qui, initialement chargé de la prévention des litiges entre industrie et riverains, évolue vers en un rôle de prévention des risques de santé publique. Au fil du temps, cette première approche se montre inefficace pour la prévention des accidents, aussi le conseil décide-t-il, à la fin du XIXème siècle, d’effectuer un contrôle du respect des prescriptions des arrêtés d’autorisation durant leur phase d’exploitation. Il faudra attendre la loi du 19 décembre 1917 faisant suite au rapport Barrier72 sur « les défectuosités de la réglementation des établissements dangereux, insalubres ou incommodes » pour voir l’institution formaliser des contrôles à l’échelon départemental. Cette loi propose également la mise en place d’un système de déclaration des incidents. Enfin, elle met en place des sanctions en cas de non-respect des dispositions de l’arrêté d’autorisation. A la suite de la Seconde Guerre mondiale, l’activité de contrôle des sites à risques est progressivement confiée à l’Inspection du Travail. Son action se révèle être d’avantage centrée sur la législation sociale et les politiques d’emploi. Elle sera critiquée à différents niveaux et finalement discréditée.

Facteur humain : des situations d’exploitation aux nœuds papillon

La présentation détaillée des EDD industrielles et les considérations spécifiques relatives à leur application aux barrages ne doit pas occulter le fait que ces études s’insèrent au cœur d’un dispositif plus large de sûreté (en témoigne, par exemple, la complémentarité EDD / RS)99. Bien qu’il ne nous appartienne pas de dresser ici l’inventaire exhaustif de ces démarches, il est utile pour soutenir les composantes socio-analytiques de nos travaux d’en présenter certaines. Dans cette partie, nous nous intéressons à certains dispositifs de retour d’expérience qui constituent l’une des données d’entrée de l’EDD. C’est le cas de trois dispositifs de classification, de remontée et de traitement des évènements (incidents ou accidents) : les EISH, les ESSH et les ESSI. Après les avoir situés et à travers la présentation de quelques évènements survenus sur des barrages du parc EDF et des analyses qui ont suivi, il est possible de confirmer une prédominance des contributions humaines ou organisationnelles dans la sûreté hydraulique. Enfin, nous abordons à la lumière de ces éléments quelques problématiques liées à l’intégration des FOH dans l’EDD de barrage. L’EDD au cœur d’un dispositif plus large de sûreté hydraulique Que ce soit sur les plans administratif, juridique ou industriel, un vaste ensemble de démarches liées à la maîtrise de la sûreté des ouvrages hydrauliques existait avant la mise en place des EDD ou a été mis en place, de manière indépendante, ultérieurement. Il ne nous appartient pas de les détailler ici100 mais il convient de mentionner leur existence dans un effort de contextualisation de ces travaux et puisque certains de ces dispositifs sont des données d’entrées essentielles à la qualité de l’EDD. C’est notamment le cas des processus de retour d’expérience qui façonnent la culture des métiers (et donc, dans une certaine mesure, les modalités de réalisation des analyses) et produisent des bases de données exploitées dans l’EDD.Depuis septembre 2006, la DARQSI101 (Direction de l’Action Régionale, de la Qualité et de la Sécurité Industrielle) a mis en place un dispositif de détection et de centralisation de l’information au sujet des évènements indésirables survenant sur des aménagements hydroélectriques. Ce dispositif introduit la notion d’Evénements Importants pour la Sûreté Hydraulique (EISH). Dans les cas de barrages en régime de concession, la déclaration d’EISH concerne l’ensemble du périmètre concédé (incluant les galeries d’amenée, conduites forcées, etc.). Les EISH sont classés selon trois niveaux relatifs à la nature (gravité) des conséquences. On parle d’EISH jaune, orange ou rouge (gradation introduite dans l’arrêté du 21 mai 2010). Sont classés en incidents (jaunes) les évènements conduisant à des dégâts de faible importance aux biens (incluant les ouvrages hydrauliques) sans mise en danger de la sécurité des personnes. En incidents graves (orange), ceux ayant mis en difficulté des personnes sans entraîner de blessures graves ou généré des dégâts importants sur des biens ou ayant modifié de façon significative le lit ou les berges des cours d’eau ou des retenues. En accidents (rouge), les événements ayant causé des blessures aux personnes ou des dégâts majeurs aux biens. Sont notamment qualifiés d’EISH les cas de non-respect d’obligations réglementaires (comme la maîtrise des débits relâchés ou des cotes de retenue). Tous les EISH sont enregistrés par les DREAL. Au niveau national, le nombre d’EISH déclarés pour les barrages concédés est relativement stable, avec en moyenne 40 EISH par an entre 2006 et 2010 (Brandon, Rival, 2011). La DPIH d’EDF n’a déclaré aucun EISH rouge depuis 2008. En 2014, EDF a déclaré 1 EISH orange et 19 EISH jaunes.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – DES BARRAGES ET DES HOMMES
1.1. Barrages : types, fonctions, répartition et enjeux
1.1.1. Enjeux techniques, enjeux sociaux et fonctionnement des barrages
1.1.2. Les barrages dans le monde et en France
1.1.3. Accidentologie de barrages, les ouvrages à l’épreuve de la nature, de la technique et des hommes
1.2. Etudes de dangers : le facteur humain en question
1.2.1. Comprendre la relation de contrôle
1.2.2. Présentation des études de dangers de barrages
1.2.3. Facteur humain : des situations d’exploitation aux nœuds papillon
1.3. Facteur humain : état de l’art, des pratiques et des dispositions industrielles
1.3.1. Revue bibliographique
1.3.2. Revue des dispositions industrielles : le cas d’EDF-DPIH
1.3.3. Le facteur humain avec un nœud papillon
CHAPITRE 2 – LES MODELES EN GESTION DE LA SECURITE
2.1. Courants et modèles des facteurs organisationnels et humains
2.1.1. Considérations historiques sur les facteurs organisationnels et humains
2.1.2. Considérations générales sur la nature et les utilisations des modèles
2.1.3. Proposition d’un cadre pour l’étude des modèles d’accidents
2.2. Les modèles d’accidents organisationnels de James Reason
2.2.1. Naissance d’une théorie de l’accident organisationnel
2.2.2. Evolution des modèles d’accidents organisationnels, genèse du Swiss cheese model
2.2.3. Vers une « théorie unifiée » de l’accident organisationnel
2.3. La popularité en question : usages, limites et critiques du Swiss cheese model
2.3.1. Revue des usages, méthodes et outils adossés au Swiss cheese model
2.3.2. Discussion des limites et des critiques du Swiss cheese model
2.3.3. De la contemporanéité des modèles de Reason
CHAPITRE 3 – NAISSANCE ET VIE D’UN MODELE FOH DEDIE AUX EDD
3.1. A la croisée des sciences humaines et de l’ingénierie : démarche de conception d’un modèle du facteur humain dédié aux EDD de barrages d’EDF
3.1.1. Cadre et modalités de conception
3.1.2. Etude comparative et adaptation : proposition d’un modèle FOH dédié aux EDD
3.1.3. Conception de la méthode et de l’outil ECHO
3.2. Première validation : une expérimentation contrôlée
3.2.1. Choix du site, mise en place du test
3.2.2. Déroulement et résultats
3.2.3. Limites, biais et perspectives
3.3. Deuxième validation : la sanction du réel
3.3.1. Communications associées au dispositif ECHO et formation des pilotes-EDD
3.3.2. Observation du déploiement d’ECHO dans les premières mises-à-jour d’EDD
3.3.3. Axes de progrès, perspectives
CHAPITRE 4 – DISCUSSION ET PERSPECTIVES
4.1. Perspectives industrielles : les échos d’ECHO
4.1.1. Aller au-delà de l’EDD
4.1.2. Construire une « stratégie » de communication
4.2. Discussion sur l’objet « modèle »
4.2.1. Classifications générales des modèles : diversité et complexité de l’exercice
4.2.2. Revue de classifications dédiées aux modèles d’accidents
4.2.3. Vers une alternative à la classification des modèles d’accidents
4.3. Débat académique sur la valeur des modèles : bilan et perspectives
4.3.1. Les (nouveaux) modèles systémiques d’accident
4.3.2. Deux écoles incompatibles pour « penser l’accident »
4.3.3. Double-collaboration : l’émergence d’une troisième voie ?

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