« Le monologue est un discours que le personnage se tient à lui-même », écrit Patrice Pavis dans son Dictionnaire du théâtre. Si cette courte définition paraît irréfutable, elle demeure toutefois l’un des rares consensus théoriques au sujet de la forme monologuée: tout le reste est l’objet de discussions. Le pari semble alors ambitieux de se pencher sur le monologue, qualifié tantôt de « concep[t] flottan[t] », tantôt « d’objet d’ autant plus insaisissable qu’il renouvelle à l’envi ses propres critères distinctifs ». L’une des difficultés réside dans l’impossibilité de situer le monologue dans un carcan générique unique. On le retrouve, au contraire, sous diverses formes littéraires: il ponctue les présentations scéniques, s’immisce aisément dans le cadre romanesque, se différencie difficilement du journal intime ou encore de la poésie lyrique en prose.
Si cette forme éclatée appartient autant à la tradition orale qu’écrite, son point d’ancrage demeure toutefois théâtral comme l’ affirme Michel Raimond : «Avant que le monologue ne devînt intérieur, il était monologue tout court: c’ était au théâtre, un discours prononcé par un personnage, seul sur la scène ». Nous n’avons qu’à penser aux célèbres confessions solitaires qui ponctuent les pièces de Shakespeare, Racine ou, plus tard, Hugo, véritables initiateurs de l’introspection au théâtre. Nombreux sont les écrivains qui ont, à leur suite, situé cette parole solitaire dans le roman en mettant en scène un discours libéré du cadre narratif strict, afin qu’un «je» se déploie dans toute sa subjectivité. Un pas seulement semble ainsi séparer le monologue théâtral du monologue romanesque: le premier est dit, le second est lu. Mais, lorsque le monologue romanesque semble prononcé, l’on se trouve nécessairement devant une impasse générique, qui a d’ailleurs été évoquée par Dorrit Cohn. La spécialiste de la fiction narrative accumule les exemples de monologues qui revêtent un statut contradictoire, pouvant aussi bien être reversés au compte du récit que du théâtre. C’est le cas de Notes d’un souterrain de Dostoïevski, dans lequel le protagoniste alterne d’ailleurs activité scripturale et orale, adresse à lui-même et à un auditoire. La même opposition structure l’œuvre beckettienne : «Molloy, Moran, Malone, bien qu’ils fassent souvent allusion à leur papier et à leur crayon, donnent plus l’impression d’être en train de monologuer que d’écrire ». Dans ces cas exceptionnels, seule l’inscription générique sur la première page de couverture permet d’éclairer le lecteur quant à la véritable nature du texte. Les liens étroits – parfois indissociables – entre monologue théâtral et romanesque sont loin d’être exclusifs. Le discours solitaire partage entre autres ses caractéristiques essentielles avec le journal intime, toujours selon Dorrit Cohn, où l’« on est censé n’écrire que pour soi, de même que dans le monologue on ne parle qu’à soi même ». C’est une même visée littéraire qui unit écrits intimes et monologue: celle de mettre en scène un discours authentique qui ne repose pas a priori sur un souci de conviction. Le lecteur semble assister – sans en posséder le droit – à une confession purement individuelle et sans censure permettant de pénétrer les portes de l’intime. L’intériorité à laquelle ces textes donnent accès n’est pas sans rappeler celle que met en scène la poésie lyrique, lieu privilégié de l’épanchement individuel. Le discours du «poète lyrique [ .. . ] censé se parler à lui même » a d’ailleurs été étroitement rapproché du monologue par Dorrit Cohn pour leur même «valeur expressive du discours ».
Le monologue, qui « multiplie les tentatives d’échappée, [ … ] dénonçant toutes les stratégies qui visent à le circonscrire », revêt décidément un statut problématique pour les critiques. Or, il constitue une forme de prédilection pour les écrivains désirant exploiter simultanément de nombreuses possibilités formelles. C’est de cette forme éclatée que s’est servi Virginia Woolf pour créer Vagues, une œuvre singulière qu’elle se représentait comme « du théâtre d’un genre inédit [ … ] de la prose et en même temps de la poésie; un roman et aussi une pièceS ». Seul le monologue, véritable formecaméléon, semble pouvoir supporter un tel projet littéraire. La singularité du discours solitaire ne repose pas uniquement sur son incertitude générique, mais aussi sur le fait qu’il bouleverse, comme nous allons le voir, les conventions communicationnelles, et de façon tout aussi radicale.
Le personnage seul sur scène, le poète exclu et sombrant dans un élan lyrique, le narrateur meublant le silence par la parole; tels sont typiquement les énonciateurs des monologues, ces discours à sens unique. Si le dialogue est nourri d’échanges et d’interactions entre personnages, le monologue conduit nécessairement à une parole sans réponse, à une communication rompue, déficiente. Néanmoins, parler semble être l’ultime tentative pour combler un manque d’autrui: « Si l’autre n’est plus là [ … ] cela provoque comme une sorte de trou, de brèche, dans cet espace originairement commun et « un ». C’est de cette dépression dans l’espace affectif commun que le soliloque émerge et témoigne ». La parole se fait nécessaire pour le sujet solitaire, puisqu’elle arrive non seulement à rompre le silence, mais aussi à simuler l’échange. Nombreux sont ceux en effet qui revendiquent le caractère dialogique de la forme monologuée en l’interprétant comme «un combat qui s’instaure [ … ] entre soi et l’autre en soi – ce à quoi répond la notion bakhtinienne de polyphonie ». Cette conversation entre soi et l’autre en soi se retrouve notamment dans les textes de Nathalie Sarraute, Fiodor Dostoïevski ou encore Virginia Woolf. Ces écrivains de l’intime mettent en scène une voix qui dialogue avec elle-même, comme si le monologue était assisté d’un autre qui a pour but de relancer la conversation. En multipliant les voix se répondant entre elles, la parole monologique devient aussi vivante qu’une conversation tout en rendant compte de l’altérité intrinsèque et de la complexité du sujet parlant.
Reste que le monologue ne peut se confondre avec le dialogue. Il demeure par nature un discours adressé uniquement à soi-même, n’ayant dans bien des cas aucune chance d’être entendu. C’est d’ailleurs l’une des distinctions qu’a soulevées MarieHélène Boblet dans Le roman dialogué après 1950. Poétique de l’hybridité, pour opposer la voix solitaire à la voix de la communication. Comme elle l’affirme, le dialogue se construit dans un espace commun, dans un rapport constant à l’autre, «réclam[ant] un son univoque qui se prête à l’explication et à la conviction ». À l’inverse, cette contrainte n’est pas imposée au monologueur, étant donné que la parole à sens unique résonne plutôt dans un « lieu d’intimité, un hors lieu au sens où la présence des autres y est oubliée». En l’absence d’autrui, le monologueur serait davantage porté à exprimer ses pensées les plus sincères. Le monologue théâtral apparaît d’ailleurs à Victor Hugo comme une façon d’accéder à la conscience pure . Mais cette assertion mérite d’être modulée. Pour que le monologue théâtral soit cette révélation de l’intériorité du personnage, il faudrait qu’il se départisse des normes linguistiques et discursives auxquelles il se soumet pourtant. C’est d’ailleurs de cette façon que Michel Raimond différencie le monologue théâtral du monologue intérieur romanesque: «la plupart de ces monologues [ … ] obéiss[ent] encore à un processus rationnel auquel le monologue intérieur entendait échapper. Ils constituaient, en tout état de cause, un effort progressif pour exprimer le cours spontané de la pensée ». Le monologue intérieur serait le seul des monologues à véritablement s’incruster dans la conscience d’un personnage. C’est dire le bouleversement des codes langagiers comme des conventions littéraires que peut susciter cette forme complexe.
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