Théorie des mouvements sociaux
L’étude des mouvements sociaux a donné lieu à une vaste littérature en Europe et aux ÉtatsUnis au cours du 20ème siècle, principalement dans le champ des sciences politiques et de la sociologie. Les nombreux ouvrages et manuels publiés, tant en français (Fillieule, Péchu, 1994 ; Neveu, 2005 ; Mathieu, 2004 ; Agrikoliansky et al., 2010 ; Cefaï, 2009) qu’en anglais (Della Porta, 2006), témoignent de cet intérêt renouvelé. Si cette littérature est essentielle s’agissant du cadrage théorique de nos travaux, la densité du corpus qu’elle constitue ne nous permet pas d’en faire une revue exhaustive, exercice périlleux déjà réalisé ailleurs (Neveu, 2005). Nous nous contenterons donc de souligner les principales directions et inflexions qui ont animé ce champ de recherche avec l’objectif de montrer en quoi cette littérature a contribué à la compréhension des mouvements sociaux au Sud, et particulièrement en Afrique du Sud. S’agissant du terrain qui nous intéresse dans cette thèse, les réflexions sur l’action collective constituent également un champ dynamique et foisonnant qui s’est développé rapidement ces dix dernières années, suivant de près l’évolution d’un « nouveau cycle de protestations sociales » mené par des « nouveaux mouvements sociaux ». La revue de la littérature nous permettra de comprendre le contexte d’émergence de ces « nouveaux » mouvements, de discuter leur relative nouveauté et de montrer les formes de continuité, plus que de rupture, qui existent entre les « nouveaux » et les « anciens » collectifs militants mobilisés contre l’apartheid. Par ailleurs, il s’agira d’étudier la diversité et les formes de l’action collective à travers leurs caractéristiques organisationnelles, leurs répertoires d’actions, les appareils de légitimation mis en place et les rapports conflictuels entretenus avec les autorités publiques. Théorie des mouvements sociaux.
Revue de la littérature internationale sur les mouvements sociaux
S’agissant de la littérature internationale relative aux théories de l’action collective, deux traditions de recherche s’opposent. La première, issue des États-Unis et de Grande Bretagne, considère les mouvements sociaux comme des mouvements unis autour d’une même cause et opérant dans l’espace plus large de la société civile. Ce faisant, elle s’interroge sur les échecs et les succès des mouvements sociaux (Tarrow, 1994). La seconde tradition de recherche, puisant ses racines en Europe, a donné naissance au paradigme des « nouveaux mouvements sociaux ». S’inspirant des évènements de mai 68, elle s’inscrit dans un registre de pensée post marxiste et tente de montrer l’avènement d’une société post industrielle. Trois champs principaux de recherche se sont structurés dans la tradition anglo-saxonne : la théorie du comportement collectif, la théorie de la mobilisation des ressources et la structure des opportunités politiques.. Le cadre d’analyse dit du comportement collectif cherche à comprendre les conditions permettant aux agents de se mobiliser, l’accent étant mis sur la compréhension de la dynamique des foules (Park, Burgess, 1921 ; Blumer, 1946). La foule se mobiliserait par la frustration ou la privation et serait le résultat de « réaction circulaire » ou de « contagion sociale ». Très critiquée (Pechu, Fillieule, 1994), notamment par les théories de la mobilisation et des opportunités politiques qui invalident la compréhension de la mobilisation par la frustration, cette tradition de recherche a été aujourd’hui quasiment abandonnée. La théorie de la mobilisation des ressources (McCarty, Zald, 1977), s’opposant au cadre d’analyse précédent, a été centrale dans le développement de l’étude des mouvements sociaux, d’abord aux États-Unis, puis à l’échelle internationale. Elle se concentre sur l’analyse de la capacité des groupes à mobiliser des ressources et des réseaux, formels et informels, en fonction de leurs intérêts. Ce faisant, elle constitue un point d’inflexion majeur dans le champ de l’étude des mobilisations collectives puisque, à l’inverse de la théorie du comportement collectif qui considère les agents comme passifs et soumis à une certaine contagion, ils sont ici considérés comme des « acteurs doués d’intentions » (Musselin, 1994). Cette école s’intéresse à la manière dont les mouvements sociaux sont formés, aux réseaux sur lesquels ils sont construits et aux ressources politiques et matérielles qu’ils emploient. Finalement, elle cherche à répondre à la question du « comment » des mobilisations. C’est sous l’égide de cette école théorique que la notion de répertoires d’action collective a été développée par (Tilly, 1986) qui la définit comme : « une série limitée de routines qui sont apprises, partagées et exécutées à travers un processus de choix relativement délibéré » (Tilly, 1995, p28). Dit autrement, le répertoire d’action correspond au « stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires, à chaque époque et dans chaque lieu» (Péchu, 2009, p. 454). Celui-ci peut prendre des formes diverses, plus ou moins pacifiques: sit-in, pétition, vandalisme, attaques violentes contre des institutions étatiques ou des personnes. Si cette notion a permis de montrer que le choix des modes d’action des mouvements est un choix contraint « par l’expérience passée et les ressources à disposition» (Péchu, 2009, p. 460), elle n’en a pas moins été critiquée (Offerlé, 2008 ; Fillieule, 2009), certains auteurs soulignant son incapacité à aller au-delà d’une prise en compte des « formes de contestation ouverte, collective et discontinue » (Tilly, 1995, p32), laissant de côté les formes de mobilisations individuelles. Enfin, la structure des opportunités politiques élargit une nouvelle fois le champ d’analyse en intégrant la dimension proprement politique des dynamiques contestataires. Développée pour la première fois de manière systématique dans une étude sur les mouvements noirs entre 1930 et 1970 (McAdam, 1982), et redéfinie de nombreuses fois au cours de son histoire (Tarrow, 1994 ; Kriesi et al., 1995 ; Tarrow, Tilly, 2008), elle vise à rendre compte de l’environnement politique dans lequel évoluent les mouvements sociaux, considérant que celui-ci peut avoir une influence sur les dynamiques protestataires et leur émergence. Tilly et Tarrow (2008) proposent ainsi une typologie de la « politique du conflit » établie en fonction de deux critères (société démocratique ou non et forte ou faible capacité des États) à partir desquels ils ont établi quatre types de régimes politiques auxquels correspondent quatre types de conflits. Cette vision a été très critiquée (Fillieule, Mathieu, Péchu, 2009 ; Fillieule, 2005 ; Mathieu, 2004) pour son statisme et le manque de dynamisme et d’interactions entre systèmes politiques et mouvements sociaux. Toutefois, cette théorie permet de comprendre les opportunités d’action et de souligner les formes que peuvent prendre les mouvements sociaux en fonction des contextes dans lesquels ils se développent. En complément de la question du « comment » des mobilisations proposée par la théorie de la mobilisation des ressources, elle offre des éléments de réponse à la question du « pourquoi » des mobilisations, en s’intéressant particulièrement à l’environnement extérieur des mouvements. La théorie des « nouveaux mouvements sociaux » s’est développée en France dans les années 60-70 (Touraine, 1978) en opposition à la théorie de la mobilisation des ressources critiquée pour son intérêt limité aux aspects organisationnels et matériels des mouvements PARTIE 2 – Chapitre 3 128 sociaux. Ce faisant, elle s’intéresse aux conditions et aux motivations d’émergence des mouvements sociaux à des moments particuliers de l’évolution d’une société plus qu’aux succès et aux échecs de ces derniers. Son centre d’intérêt se focalise sur les mouvements sociaux émergeant dans un contexte marqué par le déclin de la figure classique du mouvement ouvrier. Ces derniers, perçus comme « nouveaux », concernent un large spectre d’initiatives : mouvements de défense de l’environnement, mouvements féministes ou de défense des sans-papiers, etc. Cette théorie désigne ainsi « l’ensemble des formes d’action collective qui se développent en dehors de la sphère industrielle, suggérant une modification significative et généralisée des logiques de mobilisation » (Fillieule, Mathieu, Péchu, 2009, p. 371) : nouvelles formes d’organisation plus décentralisées, nouveaux répertoires d’action (sitin, occupations de locaux, grèves de la faim), nouvelles valeurs, nouvelles revendications, nouvelles identités, etc. (Neveu, 2005). Rapidement, cette notion a été utilisée pour traduire l’émergence, sur l’ensemble des continents, de nouvelles formes de mobilisation, donnant l’impression d’une unité toutefois discutable même si certaines régularités sont observables. Finalement, si le paradigme de « nouveaux mouvements sociaux » a permis de renouveler la pensée sociologique sur les mouvements sociaux en ouvrant le regard à d’autres mouvements que les mouvements ouvriers, il a toutefois été critiqué pour sa tendance à donner l’illusion du caractère novateur de ces derniers alors que certaines revendications ou formes de mobilisation existaient déjà avant l’époque à laquelle ils sont situés.
Étude des mouvements sociaux au Sud ou la redécouverte récente des mouvements sociaux en Afrique
Longtemps, l’étude des mouvements sociaux dans les pays du Sud s’est concentrée sur deux phénomènes : les mobilisations sociales en Amérique Latine qui ont été perçues comme une expression de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux à l’instar de l’Europe ou des États-Unis, d’une part, et l’analyse des luttes pour la décolonisation en Asie du sud et en Afrique, d’autre part. En Amérique Latine, la science politique s’est intéressée aux mouvements sociaux suite à l’émergence, à la fin des années 1960, de protestations dans les grands centres urbains d’une large frange d’organisations venant d’horizons différents (classes moyennes, ouvriers, paysans, habitants des quartiers défavorisés) et dont les revendications portaient principalement sur les conditions de vie, les services publics et les droits sociaux (Goirand, 2010, p449). Dans un contexte d’inégalités croissantes et de crise économique de grande ampleur, ces mobilisations sociales étaient pour la plupart des luttes dirigées contre les régimes autoritaires dans lesquelles les églises catholiques de la libération ont été des éléments catalyseurs. Ces évènements ont généré, dans les sphères universitaires, une critique assez radicale des notions de dépendance et de développement. Dans les années 1980, on assiste à un renouveau des protestations sociales en Amérique Latine dirigées cette fois contre les politiques néolibérales. Dans ce cadre, la notion de « spoliation urbaine », développée par Renato Boschi51, désigne une privation de l’accès aux droits sociaux par les populations urbaines marginalisées. Globalement, les études sur les mouvements sociaux en Amérique Latine ont été très influencées par les cadres d’analyse des nouveaux mouvements sociaux développés en Europe par l’école structuraliste. A l’inverse, les référence aux théories développées aux États Unis sont très rares (Goirand, 2010). Les mouvements sociaux latino-américains ont donc été étudiés sous le spectre de la compréhension du rapport entre changement politique et émergence des mouvements sociaux dans la tradition de recherche inspirée des « nouveaux mouvements sociaux ».