Théorie de Teichmüller dynamique infinitésimale et
domaines errants
Différentielles quadratiques et champs de vecteurs
Dans ce chapitre, nous présentons une étude d’objets intervenant en théorie de Teichmüller : formes de Beltrami, différentielles quadratiques, champs de vecteurs quasiconformes. Ces différents objets interviennent dans la description des espaces tangents et cotangents des espaces de Teichmüller, et vont donc jouer un rôle important dans l’étude des déformations infinitésimales d’un système dynamique f. Ce chapitre sera consacré à une étude purement analytique et non dynamique. On étudiera l’action de certaines différentielles quadratiques comme formes linéaires sur un espace de champs de vecteurs continus, ainsi que l’obstruction à représenter une telle forme linéaire par une différentielle quadratique. Cette étude aura des applications techniques dans le chapitre suivant. Le résultat principal du chapitre est le théorème 1.3.
Généralités
Les notations et conventions suivantes seront utilisées dans toute la suite : — S est une 1-variété complexe, qui n’est pas nécessairement connexe. Le terme surface de Riemann imdiquera toujours que l’on suppose que S est connexe. — P1 est la sphère de Riemann. — Ω est un ouvert hyperbolique de P1 (éventuellement non connexe : dans ce cas, le fait que Ω soit hyperbolique signifie que toutes ses composantes connexes sont hyperboliques). — f : P1 → P1 est une fraction rationnelle de degré d ≥ 2. — Si S est hyperbolique, ρS est la métrique hyperbolique sur S. Si S n’est pas connexe, ρS désigne la métrique hyperbolique de chaque composante connexe de S. Plus précisément, si v ∈ TsS est un vecteur tangent attaché à un point s ∈ S, alors ρS(s; v) est la longueur de v mesurée dans la métrique hyperbolique de la composante connexe de S contenant s. Si ξ est un champ de vecteur sur S, ρS(ξ) désigne la fonction s 7→ ρS(s; ξ(s)). Dans toute cette section, la régularité des objets que l’on considère (différentielles quadratiques, champs de vecteurs, etc.) n’est sauf mention explicite du contraire que mesurable. Dans les applications, la régularité sera systématiquement précisée (holomorphe, méromorphe, C 1 , continue, localement intégrable, L∞…). Cependant, comme on définira un ∂ de certains objets (voir définition 1.1.3), les objets dont on prendra le ∂ seront supposés avoir une plus grande régularité. Cette hypothèse de régularité sera alors systématiquement explicitée. Définition 1.1.1. Une différentielle quadratique sur une surface de Riemann S est une section du fibré T ∗S ⊗T ∗S (produit tensoriel sur C). Autrement dit, c’est un champ de formes quadratiques complexes sur les plans tangents. 1 2 Différentielles quadratiques et champs de vecteurs Définition 1.1.2. Si µ est une section de Hom(TS, TS), i.e. une section du fibré des endomorphismes anti-C-linéaires des plans tangents, et z ∈ S, alors |µ|(z) désigne la norme de l’endomorphisme µ(z) de TzS. Ainsi, |µ| est une fonction bien définie sur S. Si µ est une telle section vérifiant la propriété |µ| ∈ L∞(S), on dit que µ est une différentielle de Beltrami. Si de plus kµkL∞(S) < 1, on dit que µ est une forme de Beltrami. Plus généralement, il sera utile de définir : Définition 1.1.3. Soit k ∈ Z. Notons Γ(T ∗S ⊗k ) l’espace des sections de (T ∗S) ⊗k si k ≥ 0, et l’espace des sections de (TS) ⊗|k| si k < 0 (produits tensoriels sur C). En coordonnées locales, on écrit φ = φ(z)dzk si k ≥ 0 et φ = φ(z) d dz|k| si k < 0. Parfois, par abus de notations, on notera également φ = φ(z)dzk même si k < 0. Dans de nouvelles coordonnées w = h −1 (z), le changement de coordonnées s’écrit : φ = φ ◦ h(w)h 0 (w) kdwk si k ≥ 0 et φ = φ ◦ h(w)h 0 (w) k d dwk si k < 0. En général, une connexion est nécessaire pour définir la différentielle d’une section d’un fibré. Rappelons cependant que si φ est une section d’un fibré vectoriel holomorphe E sur une surface de Riemann S avec une régularité suffisante, alors il existe une définition intrinsèque de ∂φ ne nécessitant pas de connexion. Dans ce cas, ∂φ est naturellement une section du fibré Λ 0,1 (TS)⊗E. Définition 1.1.4. Soit φ une section d’un fibré vectoriel holomorphe E sur une surface de Riemann S. On peut écrire localement φ = hψ, où h est une fonction et ψ est une section locale holomorphe de E. On définit alors, si h est L 1 loc et ∂h (au sens des distributions) est L 1 loc : ∂φ := ∂h ⊗ ψ. Ici, ∂h désigne la dérivée au sens des distributions de h. On dira que la section φ est faiblement dérivable lorsque le h de la définition ci-dessus est dans L 1 loc et que ∂h au sens des distributions est L 1 loc. On vérifie sans peine que cette définition est indépendante du choix de section locale. Remarque 1.1.5. Attention : si E = Ω1,0 (S) est le fibré des formes différentielles de type (1, 0), cette définition ne coïncide pas tout à fait avec la définition habituelle du ∂. En effet, si ω ∈ Ω 1,0 (S), ∂ω dans le sens classique est une (1, 1)-forme différentielle alternée, tandis que ∂ω dans le sens de la définition précédente est une forme sesquilinéaire. Cependant, on peut passer de l’une à l’autre par un isomorphisme canonique (en antisymétrisant). Soit φ ∈ Γ(E) une section faiblement dérivable. Voici des cas particuliers qui nous intéresseront : — Si E = TS et φ ∈ Γ(E) (i.e. φ est un champ de vecteurs), alors ∂φ est une différentielle de Beltrami. — Si E = T ∗S, alors ∂φ est une forme sesquilinéaire. Après antisymétrisation elle devient une forme volume que l’on peut naturellement intégrer sur S. En coordonnées locales, si φ = φ(z)dzk , alors ∂φ = ∂φ ∂z (z)dz ⊗ dzk . Définition 1.1.6. Soit φ ∈ Γ(T ∗S ⊗m) et ψ ∈ Γ(T ∗S ⊗n ), où m, n ∈ Z. — φ·ψ définit naturellement une section de (T ∗S) ⊗m+n , donnée par soit par une contraction soit par un produit tensoriel, selon les signes de m et n. — Supposons que ψ soit faiblement dérivable. Alors φ · ∂ψ définit naturellement une section de Λ 0,1 (TS) ⊗ (T ∗S) ⊗m+n de la façon suivante : écrivons localement ∂ψ = ψ1 ⊗ ψ2 où ψ1 ∈ Ω 0,1 (S) et ψ2 ∈ Γ((T ∗S) ⊗n ), et posons φ · ∂ψ := ψ1 ⊗ (φ · ψ2). Lorsque m + n = 1, φ · ∂ψ est une forme sesquilinéaire sur S. Quitte à antisymétriser, elle définit de manière canonique une forme volume sur S. On peut donc intégrer cet objet sur S. Notons que l’antisymétrisation définit un isomorphisme canonique entre formes sesquilinéaires et formes volumes en dimension complexe 1 ; on identifiera donc φ · ∂ψ à une forme volume.
Généralités sur les différentielles quadratiques
Définition 1.2.1. Soit q une différentielle quadratique. On note |q| la métrique hermitienne associée à la forme quadratique réelle définie par |q|s : TsS 3 v 7→ |q(s; v)|. On dit que q est intégrable si R S |q| est finie ; dans ce cas, on note kqk = Z S |q|. On notera Q(S) l’espace des différentielles quadratiques holomorphes sur S. On vérifie facilement qu’une différentielle quadratique méromorphe est intégrable au voisinage d’un pôle si et seulement si ce pôle est simple. Définition 1.2.2. Soit K ⊂ P1 un ensemble compact. On note Q(K) l’espace des différentielles quadratiques intégrables, holomorphes en dehors de K. Par exemple, lorsque K ⊂ P1 est un ensemble de mesure de Lebesgue nulle, alors Q(P1−K) et Q(K) sont canoniquement isomorphes. Si l’on note L 1 (K) l’espace des différentielles quadratiques L 1 sur K pour la mesure de Lebesgue (sans demander plus de régularité que le fait d’être mesurable), on a alors : Q(K) ‘ Q(P 1 − K) ⊕ L 1 (K). L’espace Q(K) est non-trivial si K contient au moins 4 points. C’est un espace de Banach. Définition 1.2.3. Soit S1 et S2 deux surfaces de Riemann, et f : S1 → S2 une application holomorphe non constante. Soit q une différentielle quadratique sur S2. Le tiré en arrière de q par f est : f ∗ q(z; u) = q(f(z); Df(z) · u). Si q est holomorphe sur S2, alors f ∗ q est une différentielle quadratique holomorphe sur S1 − Vf , où Vf désigne l’ensemble des valeurs critiques de f. En coordonnées, f ∗ q(z) = q ◦ f(z)f 0 (z) 2 . 6 Différentielles quadratiques et champs de vecteurs Définition 1.2.4. Soit S1 et S2 deux surfaces de Riemann, et f : S1 → S2 un revêtement ramifié holomorphe. Soit q une différentielle quadratique sur S1. Le poussé en avant de q par f est (lorsque la somme converge localement uniformément) : f∗q = X i g ∗ i q où les gi sont les branches inverses de f. Les deux propositions suivantes sont classiques, et peuvent être prouvées de façon élémentaire en travaillant en coordonnées. Proposition 1.2.5. Soit q une différentielle quadratique rationnelle sur P1 dont les pôles sont inclus dans un ensemble P, et f une fraction rationnelle. Alors f∗q est encore une différentielle quadratique rationnelle, dont les pôles sont inclus dans f(P) ∪ Vf . Proposition 1.2.6. Soit q une différentielle quadratique intégrable sur P1 , et f : P1 → P1 une fraction rationnelle non constante. Alors f∗q est une différentielle quadratique rationnelle intégrable. Proposition 1.2.7. Toute différentielle quadratique méromorphe sur P1 a au moins 4 pôles comptés avec multiplicité. Définition 1.2.8. Une différentielle quadratique sur P1 sera dite élémentaire si elle est méromorphe et si elle a exactement 4 pôles, tous simples. D’après la proposition suivante, les différentielles quadratiques ayant exactement quatre pôles simples sont donc en quelque sorte les plus « simples » possibles parmi les différentielles quadratiques méromorphes sur P1 . Nous allons voir qu’elles jouent un rôle particulier. Proposition 1.2.9. Soit A ⊂ P1 un ensemble fini. L’espace Q(A) des différentielles quadratiques intégrables, holomorphes sur P1 − A est de dimension max(card A − 3, 0). En particuliers, les différentielles quadratiques élémentaires à pôles prescrits forment une droite vectorielle complexe. Nous allons voir que cette droite a des éléments privilégiés. Bien sûr, on peut toujours normaliser en prenant une différentielle quadratique de norme L 1 unitaire ; nous allons voir qu’il existe une autre façon naturelle de choisir une différentielle quadratique élémentaire à pôles (ordonnés) prescrits.
Introduction |